Toute décolonisation a donné lieu à des rapatriements quelle que soit la puissance tutélaire ou le pays colonisé. Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique, France et Portugal pour ne citer que les pays les plus "colonisateurs" s'y sont pliés non sans heurts(1). En France toutefois - et pour le Portugal plus tard, les rapatriements présentent un caractère particulier tant les conditions, dans lesquelles ils se déroulent, sont singulières.
Reconnaissons que ces mouvements procèdent presque toujours de crises violentes auxquelles l'État français est confronté de 1954 à 1962. La guerre d'Indochine, la fin des protectorats sur le Maroc et la Tunisie, les " affaires " de Suez et de Bizerte, jusqu'à la guerre d'Algérie expriment la brutalité des transitions et les violences de la décolonisation.
Inquiétudes et insécurité méfiances et peurs se font plus fréquentes que par le passé dans les consciences des communautés et les Français " d'Outre-mer " redoutent les accessions aux indépendances. A y bien regarder, la quasi-totalité des départs se déroule dans un climat de peur, au mieux dans une suspicion mêlée de crainte. Comment fuir une violence prévisible mais insoupçonnée de part et d'autre ? Comment partir en laissant derrière soi le pays natal, les choses du quotidien, les objets modestes, le plus souvent, d'investissements affectifs ? Nous parlons bien évidemment ici de ceux qui sont partis à la hâte, surtout après avril 1962 quand les quais d'Alger et d'Oran sont pris d'assaut par des milliers de personnes et où s'entassent cadres mobiliers et automobiles - le gouvernement français ayant décidé une diminution des rotations hebdomadaires de navires entre la France et l'Algérie, de 16 en janvier 1962 à 3 en avril ! Le sentiment d'abandon qu'éprouvent souvent alors nombre de ces rapatriés et réfugiés renforce plus encore la sensation de trahison de la France. L'ampleur du phénomène n'a pas manqué de susciter un intérêt sans que l'on s'attache réellement à discerner les " rapatriés " d'Algérie par rapport à la population métropolitaine, ni même à déterminer et à évaluer la part qu'ils tiennent dans le processus de croissance économique, sociale et culturelle de la France. Assez curieusement, et jusqu'à une date toute récente, les historiens et les sociologues estimaient que, n'étant ni immigrés, ni étrangers, les rapatriés n'avaient posé que des problèmes à court terme, problèmes résolus. Dans "L'identité de la France", Fernand Braudel évoque à peine les rapatriements, et ils sont singulièrement absents du Creuset français de Gérard Noiriel paru en 1988 ou de " La France de l'intégration, sociologie de la nation " de Dominique Schnapper paru en 1991. Les rapatriés sont alors des objets illégitimes de recherche. Il faut attendre le catalogue de l'exposition : " Toute l'immigration Histoire de la France au XXe siècle ", dirigé par Pierre Milza, Emile Temime et Laurent Gervereau (1999) pour que les rapatriements entrent dans ce vaste mouvement de migrations qui ont, à leur manière, fait la France.
Les conditions de l'exode
On ne sait que trop combien l'expression " Algérie française " était prégnante non seulement parmi les Français d'Algérie mais aussi dans une large partie de la population métropolitaine. Au demeurant, jusqu'à l'abandon de la politique d'intégration de l'Algérie par le général de Gaulle en septembre 1959, aucune autre solution ne pouvait être envisagée par les gouvernements précédents. La tentative politique, et quelque peu machiavélique, de la partition de
l'Algérie, imaginée par Alain Peyrefitte entre le 28 juillet et le 15 octobre 1961, ne servait en fin de compte qu'à éviter un rapatriement qu'on savait prévisible. Ici, l'enjeu est double : il faut montrer au FLN que la France n'envisage pas de retrait d'Algérie, et comme l'écrit Alain Peyrefitte, il s'agit de sauver la France de la guerre civile car "décider l'évacuation de l'Algérie... c'est marcotter(2) le fascisme en France "(3).
Dans le même temps, le gouvernement crée le 24 août 1961 le secrétariat d'État aux rapatriés destiné en principe, et selon les premières estimations, aux quelque 100 000 personnes qui, de toute façon, seraient amenées à quitter l'Algérie au cours de l'année 1962. Quelques mois plus tard, en décembre 1961, était votée la loi "relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'outre-mer", véritable charte pour "les Français, ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d'événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat et la tutelle de la France. pourront bénéficier du concours de..." Le plus curieux réside dans " ce cadre juridique en retard d'une décolonisation "(4). Si le terme "rapatrié" peut sans doute s'appliquer aux premiers rapatriements d'Indochine, de Suez, de Guinée, a et dans une grande partie aux Français rapatriés du Maroc et de Tunisie, la loi-cadre de décembre 1961 "fixe" une catégorie de personne, les Français d'Algérie, qui non seulement rejettent ce terme mais lui préfèrent celui d'expatriés.
Enfin, on peut dire que l'évolution juridique du mot reste révélateur de la diversité des décolonisations elles- mêmes! Décolonisations comme colonisations se doivent d'être conjuguées au pluriel tant les marques idéologiques et sociologiques ainsi que les données démographiques de la désormais ex-puissance tutélaire sont différentes. De fait, la métropole va apparaître à des degrés divers aux yeux des rapatriés : espace de repli, lieu de refuge pour certains, lieu d'exil plus que patrie retrouvée pour d'autres(5).
Ces migrations originales ont surpris par leur ampleur, par leurs souffrances, par les traumatismes engendrés. Elles expriment presque toutes un arrachement au pays natal, une perte du quotidien ; Elles portent en elles ce sentiment d'exode et parfois celui d'exil qui fait que la métropole, la patrie nécessaire, indispensable au " rapatriement ", perd singulièrement de sa force. Elles permettent ensuite le développement d'une terre idéalisée en métropole et le sentiment malaisé de n'être pas tout à fait chez soi. Mais elles masquent aussi des réalités démographiques désormais mieux cernées : les " coloniaux " français, ceux que l'on " rapatrié " - et l'exemple " algérien " en est l'archétype le plus saisissant- sont la résultante d'apports très divers, d'un mélange de populations qui se sont parfois opposées les unes aux autres en ces temps coloniaux.
Les derniers mois ont vu s'installer en Algérie une atmosphère de guerre civile dans un terrorisme haineux. L'échec du putsch d'avril 1961, la spirale de violences qui s'accentue durant les négociations d'Evian, attisée par le FLN et la toute jeune OAS, creusent, chaque jour un peu plus, le fossé entre les communautés en Algérie. Le cessez-le-feu officiel du 18 mars 1962 ne rassure pas les Français d'Algérie de quelque origine qu'ils soient. Dans leur grande majorité, ils ont le sentiment d'être abandonnés par la France et personne n'a songé à leur expliquer l'inéluctable évolution vers l'indépendance et le rôle qu'ils pourraient y tenir. De la signature des accords d'Evian à la date d'indépendance de l'Algérie, les événements prennent une tournure dramatique. Les Européens se précipitent vers les grandes villes du front de mer lorsque des éléments de l'Armée de libération nationale passent la frontière tunisienne. Au bled, le désarmement des harkas laisse une population civile en butte aux tracasseries dans un premier temps, puis à une haine féroce qui s'accompagne de premiers massacres. De son côté, l'OAS impose une grève générale et entame une campagne de terreur qui vise aussi bien les Musulmans, les gendarmes mobiles, les CRS que ceux qui veulent partir. L'échec de l'insurrection portée par l'OAS au quartier mythique de Bab el-Oued et la dramatique fusillade de la rue d'Isly, à Alger, le 26 mars où plusieurs dizaines de Français sont tués par des militaires français, figent l'Algérie dans la peur. La politique de la terre brûlée lancée par l'OAS et la riposte terrible du FLN au cœur même des quartiers européens provoquent une fuite désordonnée. En masse, la population française d'Algérie se résout à quitter la terre qui l'a vue naître.
Un accueil à la générosité mesurée
S'il est des départs que l'on ne peut oublier, les accueils peuvent être à même de changer ces premières impressions. Ils tiennent en grande partie à la force numérique des rapatriés. La France ne s'est pas préparée face aux rapatriements pas plus qu'elle n'a envisagé les bouleversements qui allaient les accompagner. Le discours officiel que l'on veut rassurant ne semble pas varier entre 1954 et 1962. On sous-évalue le nombre des rapatriés d'Algérie, on leur assigne des espaces de "réinstallation" qui excluent Paris et la région méditerranéenne, on néglige d'organiser un accueil dont on sait qu'il peut désamorcer des situations de confrontations et d'incompréhensions réciproques. " La première nécessité à laquelle il faut faire face est en effet celle de la réception des rapatriés sur le territoire national. Les conditions de cet accueil revêtent une importance considérable, car la première prise de contact entre l'administration métropolitaine et le rapatrié ne manque pas d'influer sur la suite de leurs relations et de déterminer le comportement du nouvel arrivant " écrit, en juin1962, le Club Jean-Moulin ! Négligence coupable, poursuit-il, qui ancre dans l'esprit du rapatrié la perception et la persistance d'un mauvais accueil".
Que dire des multiples témoignages sur l'été 62 allant presque tous dans un même sens: " On ne voulait pas de nous " reste le leitmotiv d'une grande majorité de rapatriés. Ici, le poids des idéologies est fort. On est pour ou contre la décolonisation, pour ou contre les rapatriés, et les a priori sont légion.
En toute logique, Marseille est au centre de cette politique volontariste et la ville s'étoffe d'antennes d'arrivée (port et aéroport), d'une antenne de départ (gare Saint-Charles), d'une division technique et administrative, de deux centres de transit pour Européens, de deux centres d'hébergement pour " Français musulmans " non supplétifs... Rien ne va se dérouler comme prévu. Faute d'avoir vu grand (les experts ont évalué à 100 000 personnes par an pendant quatre ans le rapatriement d'Algérie), il en arrivera prés de 800 000 en cette seule année 1962 ! La ville phocéenne est au bord de l'asphyxie. Tous les services d'accueil publics et privés sont débordés et les capacités d'hébergement à Marseille sont complètement épuisées au 2 juillet 1962. Cela se passera mieux ailleurs mais souvent au prix d'une dispersion subie sur le territoire métropolitain.
Un apport non négligeable
A l'heure du bilan des rapatriements, on constate que la métropole a reçu en une dizaine d'années un million six cent mille personnes dont près de la moitié pour la seule année 1962. Inégalement répartis - la région parisienne et les départements méditerranéens en hébergeant les trois-quarts - les " rapatriés " d'Algérie provoquent une profonde transformation démographique. Ils représentent entre 1962 et 1968 plus de la moitié de l'augmentation de la population de Provence, de Midi-Pyrénées et de Languedoc- Roussillon. Dans le seul département des Bouches-du-Rhône, les rapatriés assurent plus des 80 % de la croissance démographique, croît naturel et solde migratoire compris, soit sept années du " baby boom "! Ils seront même, par endroits, en Auvergne, dans le Poitou-Charentes, les seuls acteurs du renouvellement de la population. Sans eux, le Limousin aurait vu sa population baisser de 12 000 âmes ! Cette migration sans retour est avant tout familiale, on l'aura compris. L'étude des dossiers des rapatriés de 1962 met en évidence la " jeunesse " de cette migration originale. Les 0-19 ans représentent plus de 31 % des rapatriés contre 28 % en métropole, les 20-39 ans 27,43 % des rapatriés pour 24,7 % chez les métropolitains. En revanche, les plus de 65 ans ne représentent que 16 % des rapatriés pour 20 % chez les métropolitains. Contrairement à ce que le, mythe colonial laisse entrevoir, ce sont les moyennes et grandes villes - et non les campagnes - qui fixent la plus grande part des familles rapatriées(6). Il faut dire que c'est une population urbanisée à plus de 80 % depuis le début du XXe siècle qui a e quitté l'Afrique du Nord ! Que deux pieds-noirs sur trois élisent domicile dans une ville ou une agglomération de plus de 100 000 habitants ne peut donc surprendre. Tout cela ne va pas sans soulever des problèmes d'emploi, de logement, de scolarité... d'autant qu'à partir de 1967-1968 et jusqu'au milieu des années soixante-dix, au gré d'une mutation ou de la volonté de se rapprocher du soleil et de la Méditerrané, un courant nord-sud se dessine clairement chez les rapatriés " évacués " au nord de la Loire à partir de 1962. Tout cela ne va pas sans provoquer quelques tensions qui mettront quelque temps à s'effacer. Certes, les municipalités souvent aidées par l'Etat avaient commencé. à construire des HLM, mais elles les destinaient avant tout. à ceux qui attendaient un logement décent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il faut donc à la hâte lancer un programme spécial de constructions de plus de 35000 appartements dont 30 % seraient réservés aux rapatriés. Dans l'immédiat, constructions préfabriquées et surpeuplement restent pour les rapatriés des réalités de l'exil, jusqu'en 1966 dans certaines villes, Marseille en premier. La présence de plusieurs centaines de milliers de familles impose un indispensable développement des équipements presque toujours à la charge des municipalités. L'exemple le plus frappant reste celui de la scolarité, et il n'est pas une grande ville qui n'ait recours aux écoles " préfabriquées ". Montpellier, Toulouse, Nice, Toulon, Perpignan, Avignon, mais aussi Lyon, Dijon et la région parisienne doivent faire face à cet afflux soudain. A la rentrée de fin septembre 1962, le département des Bouches-du-Rhône comptait 16 000 élèves de plus dont 12 000 pour la seule ville de Marseille. Pour les accueillir, il aurait fallu créer 400 classes et autant de postes d'enseignants. Si le gouvernement nomme rapidement les enseignants en puisant largement dans le contingent des enseignants " rapatriés ", la ville est incapable financièrement et techniquement (où trouverait-on assez d'espace pour mettre ces écoles ?) de répondre à la demande. 124 classes seront toutefois mises en service avant la fin de l'année 1962 ce qui laisse supposer un sureffectif dans chaque établissement scolaire. Il faudra attendre 1966 et un effort sans précédent de la ville phocéenne pour voir la situation s'améliorer(7). De la même manière, il a fallu réviser à la hausse les perspectives du IVe plan concernant le domaine sanitaire en augmentent très significativement les lits d'hôpitaux, en créant des structures d'accueil pour personnes âgées et en autorisant la création de cliniques.
Il est plus aisé de construire des logements là où il existe des emplois que de créer des emplois là où il n'y a que des logements selon Alain Peyrefitte en 1962. Il est vrai que les différences des structures professionnelles entre les anciennes colonies, protectorats, Algérie et la France(8), que les difficultés liées à l'implantation géographique des rapatriés bouleversaient la situation de l'emploi en métropole. On craint presque partout une crise sociale due à une soudaine augmentation du chômage et une baisse des salaires... A la suite du rapatriement dû aux événements de Bizerte faisant revivre les départs de Tunisie et du Maroc des années précédentes, avant même le grand exode de 1962, " on pense à une difficile assimilation et à une difficile intégration des nouveaux venus... qui vont ajouter aux difficultés pas encore résolues pour la population française(9). . . "
Dans un premier temps, des allocations de subsistance, quelques primes et aides peu élevées permettent malgré tout " de se retourner ", puis des indemnités de reclassement ou de reconversion apportent une aide financière vite investie dans des dépenses de consommation courante car " en France il faut tout reconstruire ". Pour le gouvernement, l'emploi deviendra une priorité affirmée et une Bourse nationale de l'emploi sera créée en 1962. Opérationnelle en mars 1963, elle permettra de " reclasser " une cinquantaine de milliers de personnes. Dans le même temps, 200 000 ont dû se reclasser seules. En 1964, rares sont les rapatriés qui ne travaillent pas. Si les résultats sont spectaculaires mettant un frein aux peurs et aux réticences, on doit sans doute les nuancer car ils s'accompagnent presque toujours d'un déclassement et d'une profonde mutation professionnelle. On se rend alors compte que la " communauté pied-noire ", telle qu'on l'a nomme, est radicalement différente de la communauté des Français d'Algérie.
Le "tout-reconstruire"
Cette présence nouvelle, dérangeante parfois, a un incontestable effet stimulant.
A charge ou à décharge, les métropolitains louent le dynamisme et le non conformisme des pieds-noirs, et certains secteurs économiques leur doivent leur expansion. Ils ont bouleversé non sans heurt l'archaïsme et l'immobilisme de la " pêche méditerranéenne " introduisant de nouvelles techniques, en armant des flottilles plus puissantes. Ce fut le cas à Marseille, Sète,Toulon, Martigues, Port-Vendres.
Certaines régions leur doivent un renouveau dans l'agriculture à laquelle ils ont apporté les méthodes d'exploitation intensive, un recours aux engrais liquides, une utilisation de machines performantes... De fait, par endroits, dans le Sud-ouest, le midi provençal et en Corse, ils ont provoqué de véritables révolutions en accélérant le processus de remembrement et en créant des Sociétés d'intérêt collectif agricole (SICA)(10). D'autres secteurs les intéressent comme le bâtiment, les transports, l'imprimerie, l'industrie alimentaire, la profession du meuble ou les techniques médicales les plus avancées... Quelques noms reviennent comme Ferrero (couscous), Spigol (épices), Cristal-Limiñana alcools et spiritueux), Orangina soulignant un " rapatriement " sur la métropole d'activités fortes en Algérie, d'autres émergent comme " Meublena ", l'ingénierie médicale, l'optique (avec notamment Alain Afflelou) ou la publicité... Certains, " Marocains " dans un premier temps puis " Algériens ", ont créé de toute pièce une ville de rapatriés, Carnoux-en- Provence, comme substitut à la terre africaine, comme terre permise à défaut de promise... Les rapports des élèves de l'ENA soulignent tous dans les immédiates années d'après 1962 que les rapatriés ont été une chance pour les régions qui les ont accueillis. "La présence des rapatriés a été une source d'enrichissement pour les Bouches-du-Rhône et leur action demeure un facteur de l'expansion économique du département " conclut un rapport de 1964 !
De mêmes appréciations se retrouvent dans les rapports concernant le Gers, la Dordogne, la Haute- Garonne, l'Hérault, le Lot-et-Garonne, le Vaucluse... Mais la France elle-même est touchée par de profonds bouleversements, dès le milieu des années 1950, qui l'arrachent définitivement à sa ruralité et la plonge massivement dans une modernité extraordinaire. Ces réelles " quinze glorieuses " (1955-1970) permettront d'absorber le choc des décolonisations que représentent les rapatriements et de fournir un cadre de vie à ces déracinés.
On n'en finit plus alors d'en recenser les écrivains, les comédiens, les hommes d'affaires, les médecins, les scientifiques, les sportifs, les journalistes, les hommes politiques. Dans le même temps, par antinomie, une sorte de " culture " fortement folklorisée envahit petit et grand écrans, se donne en représentation et secrète même quelques plagiaires qui emploient "po, po, po, dis" ou " purée de nous autres "... Toutefois, la réussite, parfois éclatante, de quelques-uns ne peut pas masquer ou faire oublier quelques difficultés, le cas des harkis ou des personnes âgées n'étant pas des moindres.
Limites et difficultés d'une intégration
Si l'on s'accorde généralement à reconnaître que l'insertion des rapatriés dans le tissu métropolitain a été rapide et singulièrement bénéfique, du moins par endroits, cela ne s'est pas fait sans problèmes. Tous, ou peu s'en faut, sont touchés par les incertitudes de l'exil. Le déracinement occasionne des traumatismes qui s'aggravent parfois d'une incompréhension des métropolitains. Le sentiment d'une malveillance quasi systématique à leur égard de la part des métropolitains contribue à faire exister une " communauté pied- noire " et à cristalliser en elle la mentalité d'une minorité opprimée. A la vérité, ce n'est pas 1830 qui crée le pied-noir mais 1962. " Marocains " et "Tunisiens " s'y rallieront et se diront aussi pieds-noirs, c'est-à-dire ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur âme. De fait, la " communauté " pied-noire est bien différente de la communauté des Français d'Outre-mer. L'exode et l'exil ont permis de se découvrir une identité impossible en terre africaine. Dans un premier temps, ces autres Français, c'est-à-dire ces " Français de là-bas ", ressentent vite le besoin de se rassembler et de faire revivre une mémoire magnifiée. Ces manifestations de masse exaltant le souvenir étonnent et inquiètent les métropolitains qui les trouvent parfois déplacées. Puis, cela s'affaiblit : la dispersion du réseau de sociabilité (prés de 400 associations le rapatriés ou de pieds-noirs en France), l'absence de porte-parole, la difficulté d'une transmission identitaire en dehors du cadre de la famille laissent planer quelques doutes quant à l'avenir du pied-noir lui-même. Sans unité ethnique, sans unité religieuse, sans davantage d'unité politique - après la mort de De Gaulle, chaque pied-noir a retrouvé sa famille politique " d'origine " contredisant l'existence d'un vote pied-noir, on a pu croire que les porteurs du souvenir, d'où qu'ils soient, et quels qu'aient été leurs choix, restaient voués à la solitude dans une mémoire qui ne saurait être confondue, moins encore partagée. Cela n'est pas et il est question désormais d'une réflexion sur les parcours individuels. Beaucoup d'entre eux se posent la question de savoir qui ils étaient avant d'être "Français d'Algérie", dans une sorte de quête identitaire salutaire sans doute. Certains se découvrent ou se redécouvrent " Espagnols ", " Italiens ", "Maltais", " Allemands ", " Suisses ", Provençaux, Bretons ou Parisiens de 1848, voire juifs (sic !) sans que cela ne signifie oubli de la terre natale, " " cette terre entière, son ventre mouillé d'une semence au parfum d'amande amère, (qui) repose pour s'être donnée tout l'été au soleil. Et voici qu'à nouveau cette odeur consacre les noces de l'homme et de la terre et fait lever en nous le seul amour viril en ce monde.. Périssable et généreux " (Albert Camus, L'été à Alger).
Si l'on admet que le rapatrié est celui qui a vécu un exode douloureux, le pied-noir reste celui qui a vécu l'exil. Aux revendications matérielles du premier (l'indemnisation) répond la volonté du second d'une identité culturelle propre. A l'intégration économique succède la recherche des racines ; à l'Algérie, à son soleil, à sa terre, à ses senteurs, à ses cimetières, s'opposent un là-bas abstrait, lointain, un passé à jamais révolu... Cependant, ces clivages n'expriment qu'une seule chose : La revendication d'une place légitime dans l'histoire de la France et de la Méditerranée.
Jean Jacques Jordi Historien et chercheur associé de la maison méditerranéenne des sciences de l'homme
Tiré de : " Guerre d'Algérie magazine"-Spécial été 62-juillet-août 2002
(1) Ce chantier est à peine ouvert malgré la remarquable synthèse sur les " Rapatriements " rédigée par Jean-Louis Miège pour Encyclopedia Universalis, il convient cependant de noter :
- L Europe retrouvée, les migrations de la décolonisation, sous la direction de Jean-Louis Miège et Colette Dubois, l'Harmattan, Paris, 1994 ;
- Jean-Jacques Jordi, De l'exode à l'exil, rapatriés et Pieds-Noirs en France, L'Harmattan, Paris, 1993 ;
- Marseille et le choc des décolonisations, sous la direction de Jean-Jacques Jordi et Émile Temime, Edisud, Aix- en-Provence, 1996 ;
- Hemy Grima!, La décolonisation de 1919 à nos jours, Bruxelles, Complexe poche, 2000 ;
On sera vigilant à la parution de Europes Invisible Migrants, Consequenœ of the "colonists return", Actes du colloque de la New York University, avril 1999.
(2) Le marcottage est le procédé de multiplication végétative des plantes à partir d'une plante mère (bouture, greffe).
(3) A. Peyrefitte, Faut-il partager l'Algérie 7, Plon, Paris 1962, p.350.
(4) Selon l'expression d'Alain Peyrefitte, ouv. cité, p. 59.
(5) Jean-Jacques Jordi, 1962, l'arrivée des Pieds-Noirs, Autrement, Paris, 1995.
(6) Les seules exceptions à cette règle seraient le Gers, la Dordogne, la Lozère, voire la Corse qui ont accueilli des agriculteurs.
(7) Sans que cela signifie la disparition totale des "préfabriqués" du paysage scolaire marseillais et de bien d'autres villes du sud français.
(8) Globalement, le secteur primaire représentait 4 % seulement des actifs européens en Algérie en 1960 contre 22 % en France, le secteur secondaire 26,5 % contre 37 %, le secteur tertiaire 69,5 % contre 40,8% ! Et, contrairement aux idées reçues, la majeure partie des rapatriés avaient un niveau de vie modeste, aux salaires inférieurs de 10 à 15 % à ceux des métropolitains dans le secteur privé.
(9) L'Antenne, 29 octobre 1961.
(10) C'est ainsi que la superficie moyenne des exploitations augmente de manière significative dans le Sud-Ouest passant de 17,3 hectares à 33,2 ha., que les rendements s'accroissent, de 25 quintaux de blé par hectare en 1962 à plus de 35 en 1966.