Introduction de Suzette Granger

« Je ne souhaite pas m'étendre longtemps sur les causes de cette émigration de valaisans vers l'Algérie dans les années 1850 à 1855. Des historiens professionnels se sont penchés sur le problème. Le dernier en date, M. Eric MAYE a soutenu en 1995 son mémoire de licence à la Faculté des Lettres de Fribourg (Suisse), et a réalisé un travail remarquable; mais l'étude de la bibliographie qui se trouve à la fin de son ouvrage, montre qu'il n'a pas été le seul à s'intéresser à ce mouvement de population.

En ce qui me concerne, quoique travaillant depuis 15 ans sur l'émigration vers l'Algérie, je ne connaissais pas d'autre émigration suisse, que celle engendrée par la Compagnie genevoise de Sétif, ou bien, j'avais rencontré de loin en loin des émigrants isolés. Je rapprocherai le cas de l'émigration valaisanne, de celle des allemands, quelques quinze ans auparavant, au tout début de la conquête, et qui elle aussi était très mal connue de la population européenne d'Algérie.

Les habitants de la région de Koléa (environs d'Alger), connaissaient l'existence des « hameaux suisses », qui sont d'ailleurs présentés sous cette appellation dans tous les guides touristiques de l'Algérie française ; mais ce sont les relevés systématiques des actes d'état Civil de Koléa, qui ont fait apparaître l'ampleur de cette émigration.

Par contre, ayant travaillé sur plusieurs créations de villages, entre autres, dans la région de Constantine, avec les émigrations alsacienne ou languedocienne, je ne pense pas qu'il y ait eu de différences dues à l'origine « ethnique » des colons... Comme les parisiens de 1848, les valaisans de 1851, se sont fait piéger par les belles promesses, par les surfaces annoncées : 10 ha pouvaient paraître énorme, et se révélaient des broussailles ou des palmiers nains ou des marécages bien difficiles à exploiter.

L'an dernier nous avons réalisé un ouvrage sur la création de Fouka situé à 10km environ des hameaux suisses, et créé pour des colons militaires en 1842. L'enquête réalisée par l'armée au bout d'un an, montre qu'ils vivent toujours à 2 ou 3 familles dans une maison car les constructions ne sont pas terminées, et là aussi les fièvres font des ravages. Dans le journal d'un colon de 1871 j'ai relevé cela : « ..pour éviter un peu si possible aux habitants de prendre la fièvre paludéenne, car surtout à cette époque, il ne fallait pas se le dissimuler: en allant habiter l'Algérie, c'était accepter d'avance de prendre la fièvre. »

Les valaisans se sont donc trouvés dans les mêmes conditions que les autres, qui n'étaient pas mieux préparés qu'eux; cependant, il me semble que la plus grosse différence vient du fait que ce ne sont pas des couples jeunes comme à Fouka, mais des familles entières, avec toutes les générations présentes qui sont parties vers l'Algérie. Quand le choléra ou le paludisme vont sévir, les grands parents, les parents, les enfants vont être décimés. C'est ce que j'ai essayé de présenter dans les pages qui suivent, où l'on verra les familles éteintes sur place, et celles qui ont fait souche. » SG

Etude Historique d'Eric Maye

Dès mai 1851, et jusqu'à la fin de l'année, les autorités coloniales dirigèrent des familles valaisannes dans la région de Koléah, gros bourg construit après le tremblement de terre de 1825 et situé à la lisière septentrionale de la Mitidja, sur les pentes du Sahel, à environ 35 km d'Alger, où elles bâtirent "3 hameaux, Saighr, Zoudj et Abess, Messaoud et, au pied de ces collines, dans la plaine, Berbessa".
Dans ces 2 premières localités furent installées des familles très pauvres, tandis que les 2 autres reçurent des familles ayant des ressources pécuniaires plus conséquentes.

Saighr et Zoudj el Abess

Le territoire de l'haouch Saighr, situé à 2,5 km à l'ouest de Koléah, comprenait 120 ha devant accueillir environ 18 familles et celui de Zoudj et Abess, à 2 km au nord-est de Koléah, 150 ha pour 26 familles. Commencée en juin, la construction de ces 2 hameaux fut entreprise par les colons (défrichement) et, bien qu'on fût dans une zone de colonisation libre -impliquant normalement l'édification des maisons à la charge unique des colons-, par le génie militaire et des entre-preneurs privés (avec qui l'administration avait passé des marchés) . Il en fut ainsi parce que les autorités coloniales y avaient placé des familles sans moyens. On attendant la fin de ces travaux, ces Valaisans trouvèrent un abri provisoire les uns sous tentes, les autres dans des baraques étant, comme le décrivait Charles-André Julien, "élevées sur terre battue, humides, ventées, envahies de parasites et surpeuplées" , ce qui en fit des foyers d'épidémie. En plus de cela, l'administration leur fournit de vieilles couvertures militaireset, pendant près d'un an, des rations de vivres.

En octobre, à l'arrivée de quelques nouvelles familles, un rapport de l'inspecteur de colonisation signalait l'avance des travaux "A Sahigr [Sahïghr] la maçonnerie en bonne pierre et chaux de 2 maisons est faite et il ne manque plus que la couverture et la menuiserie. Il y a de la chaux et des matériaux pour quelques autres. A Zonds el Abess [Zoudj el Abess] les fondations en pierre et chaux de presque toutes les maisons sont sorties de terre de 50 cm. Pour plus d'économie, on continuera avec des briques de terre crue en faisant les angles et appuis de toiture en pierre. Les colons suisses, obligés de donner tout leur temps à l'apport des matériaux et autres travaux pour leurs constructions n'ont pu se livrer à aucun travail de culture. Du reste, la dureté de la terre leur aurait rendu le défrichement bien pénible. A Sahigr, comme à Zonds el Abess, les puits qui donnaient de l'eau ont tari. Heureusement, il y a presque certitude que les pluies d'hiver déterminent au printemps prochain des courants d'eau dans les couches de sable qui ont été traversées lors du foncement de ces puits et nul doute qu'ils deviendront à peu près intarissables. En attendant, l'obligation d'aller au loin chercher l'eau nécessaire à l'extinction de la chaux et à la maçonnerie emploie malheureusement beaucoup de temps. En résumé, par ce qui s'est fait et se fera encore avant l'hiver, l'établissement des 2 hameaux suisses est assuré et la commune de Koléah compte, dans ses annexes, 43 familles de plus»

Au sujet de l'état sanitaire, il notait que celui-ci avait été jusque-là satisfaisant puisque, "«à part quelques maux d'yeux et embarras gastriques, point de mortalité, si ce n'est quelques enfants à 1a mamelle [...] et une femme hydropique»" .
Dans les 2 derniers mois de 1851, qui vit arriver en plus 2 ou 3 familles, l'administration accorda à tous les colons (ils étaient près de 150 habitants à Zoudj et Abess et 60 à Saighr) un premier lot de terrains de 2 ha par famille, sur des terres faciles à défricher, couvertes de broussailles dont les branches, regroupées en fagots, étaient achetées sur place à raison de 2,50 frs (Fr) la centaine par les chaufourniers et dont les "«racines se vendent en l'état, ou sont converties en charbons» " .

Achevé le défrichement, pour lequel du reste l'administration remit 100 frs [Fr] à chaque chef de famille, ces terrains leur servirent de "jardins" qui furent aussitôt labourés à l'aide des boeufs mis à disposition par l'administration et ensemencés, opération qui retarda quelque peu la construction des maisons. Malgré tout, à la fin de l'année, le même inspecteur pouvait dire au sujet des 2 hameaux, alors "habités" par 47 familles valaisannes "«17 maisons dont 9 à Zonds et Abess [Zoudj el Abess] et 8 à Sahigr [Saïghr] étaient à peu près terminées, 30 autres commencées, des matériaux, pierres, chaux et bois amenés sur les lieux. »"
Petit à petit les villages prenaient forme, avec notamment la transformation du "«caravansérail arabe [...] en une église, un presbytère, une école et un bureau de poste»" .

Jusqu'à cette date, l'administration avait déboursé pour ces 2 hameaux (construction des maisons - nourriture des colons - instruments aratoires -...) quelque 26.323 frs [Fr],Un mois plus tard, soit fin janvier 1852, 13 maisons étaient habitées à Saighr et 8 à Zoudj el Abess. En novembre, Saighr comptait 14 familles et Zoudj el Abess 17. Du point de vue agricole, l'année 1852 fut marquée par de nouveaux défrichements, mais une modeste extension du domaine exploitable. Si Koléah était décrit comme un gros bourg "«entouré de beaux jardins où prospèrent toutes les sortes d'arbres fruitiers connues en Europe et où ne manquent pas non plus les agrumes» ".
il n'en était pas de même pour la campagne avoisinante qui était recouverte de fourrés, de broussailles et de buissons. Ce fut pourtant dans celle-ci que s'escrimèrent les valaisans. De plus, les plantations effectuées fin 1851 ne donnèrent que de maigres résultats (7,5 à 8 quintaux de céréales à l'ha) à cause des sols sablonneux, privés d'engrais (les colons n'avaient pas de bétail, donc pas de fumier). A ces travaux pénibles et longs venaient s'ajouter des ennuis inconnus, comme les ravages du chacal, "« animal destructeur des légumes, des vignes et de la basse-cour du colon [...] [venant], pendant la nuit, ravager les champs d'artichauts, de fèves, de mais, de vignes, sans qu'il soit possible aux colons de pouvoir s'en défendre» ".

En ce qui concerne les titres de concession provisoires délivrés à des Valaisans, nous savons que 12 d'entre eux (sur 25) le furent à Saighr . Obtenus, comme à Ameur el Ain, bien des années après l'arrivée en Afrique de leur bénéficiaires (entre mars 1857 et novembre 1860), la dimension des concessions variait de 4 à 7 ha (la plupart étant d'environ 5,5 ha), mais un grand nombre de celles-ci furent agrandies chacune d'un peu plus de 2,5 ha en novembre 1860, si bien que les concessions des Valaisans de Saighr comprirent entre 5 ha et 10 ha (7,25 ha en moyenne). Comme l'administration avait fait procéder à la construction de leur maison d'habitation, les colons n'eurent plus à leur charge que la construction d'écuries ou de hangars et la mise en valeur de leurs terres. Les concessions accordées en mars 1857 furent affranchies en juillet de la même année, celles de novembre 1860 (nouvelles ou agrandies) soit en septembre 1861, soit en janvier 1862. La création des 2 "hameaux suisses" de Saighr et Zoudj el Abess fut considérée par les autorités coloniales comme "«un fait capital» pour la mise en valeur d'un secteur très marécageux et infesté de paludisme où «pendant les mois d'août et de septembre l'influence miasmatique est telle que mêmes les animaux non acclimatés qui séjournent dans le haouch sont également malades» „.

Messaoud et Berbessa

Dès octobre 1851 l'administration procéda au placement de nouvelles familles valaisannes dans 2 endroits du Sahel de Koléah, Messaoud (9 familles regroupant 46 personnes), situé à 4 km à l'ouest de Koléah, mais plus au sud par rapport à Saighr, et Berbessa(8 familles totalisant 44 personnes), situé à 4 km au sud-ouest de Koléah. Financièrement plus solides, celles-ci y commencèrent sans tarder et la construction de leur maison en maçonnerie et les défrichements. Bien qu'ici ces travaux furent entièrement à leur charge, l'administration les logea sous des "tente(s) en lambeau" et leur accorda néanmoins une aide (matériaux de construction s'élevant entre 300 et 600 frs [Fr] - rations de vivres jusqu'à la première récolte -...). A Messaoud, les concessions de 7 à 15 ha (environ 10 ha en ,moyenne) furent distribuées entre décembre 1856 et 1857 . 14 colons
valaisans en bénéficièrent, qui durent, en un an, construire une maison, défricher et cultiver les terres, et effectuer le tracé des chemins d'exploitation. Au moment de la vérification (mai 1862), la valeur de leurs habitations, auxquelles étaient parfois annexés une grange, plus rarement, un puits, fut estimée entre 700 et 2.800 frs [Fr] (environ 1.300 frs [Fr] en moyenne). Les concessionnaires en devinrent officiellement propriétaires en août 1862.
L'implantation des colons de Messaoud fut plus facile qu'ailleurs, non seulement parce qu'ils avaient plus de ressources pécuniaires, mais aussi du fait de la bonne qualité des terres et de l'époque de leur arrivée (septembre-octobre), c'est-à-dire une fois passées les chaleurs caniculaires.

Sur la trentaine de concessions qui furent attribuées à Berbessa en décembre 1856 , seules 6 concernent des Valaisans . De 6 à 14 ha (un peu moins que 10,5 ha en moyenne), ces concessions, sur lesquelles leurs propriétaires durent accomplir avant juillet 1857 les mêmes clauses résolutoires que celles demandées aux colons de Messaoud, furent vérifiées en septembre 1860. Les habitations qui y avaient été construites furent estimées entre 800 et 3.500 frs [Fr] (environ 2.000 frs [Fr] en moyenne). A côté de leur maison, les colons valaisans avaient souvent bâti une écurie ou un hangar, plus rarement un four ou un puits. outre les cultures que l'on trouvait un peu partout, la commission de vérification relevait la création d'un magnifique verger constitué parfois de plus de 200 arbres fruitiers par concessionnaire. Du point de vue du sol, les colons de Berbessa furent également parmi les plus favorisés "Les terres de Berbessa, situées en grande partie dans la plaine, sur les bords du Mazafran, étaient fertiles et plus faciles à défricher que celles du Sahel. Aussi, tandis que les colons des autres hameaux suisses furent en proie à une noire misère et obligés de solliciter des secours de l'administration, ceux de Berbessa purent dès le début se suffire à eux-mêmes."
(Pour des raisons de meilleure lisibilité,le texte a ici été allégé des notes de bas de page,mais la version intégrale est consultable dans les " textes sur Koléa ") .

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Mis en ligne le 29 janv 2011

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