On a souvent essayé d'expliquer le " vote Pied-Noir " en France sans tenir compte de ce qu'il était en Algérie de sorte qu'il manque toujours des clés de compréhension. Cette étude est rétrospective. Elle fait référence à la mémoire des Pieds-Noirs. Des personnes peuvent avoir oublié quelle était réellement leur opinion politique en Algérie. Il peut y avoir aussi une réécriture des comportements politiques du passé en fonction de ce qu'ils sont aujourd'hui. Dans aucune autre enquête, on a demandé aux Français de dire comment ils votaient sous la IVe République. Cette approche est en soi expérimentale.
Une socialisation politique hétéroclite et atypique
L'État français a décidé de mettre en place, en Algérie, une colonie de peuplement. Il a encouragé les Français de métropole à s'installer dans la colonie. Toutefois, la France n'est pas, à l'époque, une terre de forte émigration, y compris vers un territoire qu'elle considère comme son prolongement. Elle doit donc faire appel à des immigrés au premier rang des quels viennent des Espagnols et des Italiens. Les raisons de l'installation de ces populations sont diverses. On retrouve des réfugiés politiques (anarchistes, socialistes, utopistes, républicains, antifascistes, communistes et antifranquistes...) et des immigrés pour raisons économiques de l'Europe du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Ces populations diverses ont pris contact avec la France pour la première fois en Algérie et ont dû se fondre dans le creuset imposé par cet État. Les raisons de l'installation des Européens en Algérie ont pu marquer la conscience politique des Pieds-Noirs. Les Français d'Algérie ont eu, en partie, une socialisation politique " importée " et extrêmement variée. Il n'est pas " anodin " du point de vue de la socialisation politique d'avoir un ancêtre communard, réfugié politique ou migrant économique. Cela peut impliquer un rapport particulier au politique (1), variable selon les individus et selon l'histoire de chacun.
La vie politique en Algérie
Tous les partis politiques français étaient représentés en Algérie. Les opinions politiques étaient, avant la guerre d'Algérie, très diverses. Il y avait une tradition politique de gauche (Planche, Jordi, 1999) et une tradition politique de droite. Cela provenait de la diversité d'origine des Pieds-Noirs. Les résultats électoraux montrent que les préférences des Pieds-Noirs se portaient plutôt sur des partis politiques modérés de droite comme de gauche. Ndlr : * Après la première guerre mondiale, Sidi Bel-Abbes est surnommée la " Mecque rouge " et Perrégaux, la " Moscou oranaise ".
Ces municipalités sont élues, comme en métropole, sous le signe de la France combattante. Le lobby agraire, appelé aussi " lobby colonial ", avait un poids politique important en Algérie. Il profitait du faible intérêt des Français d'Algérie pour la politique et de leur participation électorale relative (plus faible qu'en métropole du fait de l'éloignement de la colonie). Le lobby colonial était plutôt porté à soutenir les partis de droite ou d'extrême droite. L'extrême droite existait également. Il y a des crises antisémites graves en Algérie, des résurgences épisodiques. B. Stora indique que " la fièvre retombe progressivement, mais les juifs sont molestés, leurs synagogues saccagées "* (Stora, 2004). L'antisémitisme s'est ainsi développé à la fin du XIXe siècle. Le décret Crémieux qui accordait en 1870 la pleine citoyenneté aux juifs d'Algérie souleva une vague de protestations dans la colonie**. Mais l'antisémitisme n'est pas propre à l'Algérie. On le retrouve aussi en France avec l'affaire Dreyfus. L'extrême droite n'a eu de poids électoral qu'à certaines périodes et que dans certaines localités. En 1898, E. Drumont, leader antisémite célèbre en France est élu député d'Alger. Cela témoigne d'un antisémitisme fort à cette époque dans la colonie. Toutefois, E. Drumont est battu en 1902. Cet antisémitisme a repris vigueur entre les deux guerres (Manceron, Remaoun, 1993), conjointement à la montée des fascismes en Europe. Le
PPF (5), le mouvement de Doriot, a trouvé des appuis dans les villes d'Oran, de Mostaganem et de Sidi-Bel-Abbès (Cantier, 2000). Le régime de Vichy trouve aussi en Algérie une audience. Les juifs d'Algérie se voient alors imposer un statut qui les exclut du corps de la nation***. Toutefois, après le débarquement anglo-américain de novembre 1942 en Afrique du Nord, les Français d'Algérie vont être mobilisés pour participer aux débarquements de la Libération. Après la guerre, l'extrême droite a continué d'exister, mais elle ne s'attaquait plus directement aux juifs. Elle prend alors des allures populistes. L'électorat populaire de Bab-el-Oued à Alger était alors partagé entre le PCA et la droite populiste (Planche J.-L., 1996). Le mouvement poujadiste a pu avoir, dans les années 1950, une influence en Algérie où les petits commerçants étaient assez nombreux. Mais on ne peut pas mesurer l'implantation électorale de ce mouvement dans la colonie, car la participation des collèges électoraux de l'Algérie aux élections législatives des 2 et 9 janvier 1956 a été écartée en raison des " événements ".
Ndlr :
Les évolutions électorales, à de rares exceptions, étaient donc les mêmes en Algérie et en métropole. Ainsi, il y a eu dans l'entre-deux-guerres une préférence assez marquée pour les partis centristes plutôt de centre-gauche. L'Algérie a également connu la crise vichyssoise.
Avant la guerre d'Algérie, les opinions politiques dépendaient de la catégorie socioprofessionnelle à laquelle on appartenait. Le recensement de 1954 montre que les Pieds-Noirs étaient très divers au plan sociologique (6). D'après les empiries, les personnes à leur compte, les professions libérales et les militaires votaient plutôt à droite. L'électorat de gauche était constitué d'ouvriers, d'instituteurs et d'employés. Le secteur d'activité faisait aussi clivage : les fonctionnaires votaient davantage à gauche que les salariés du privé ou les personnes à leur compte. Les variables sociologiques explicatives du vote des Français s'appliquent alors aux Pieds-Noirs.
La rupture pendant les " événements "
La guerre d'Algérie constitue véritablement une rupture dans le paysage politique. Les clivages traditionnels entre la droite et la gauche cessent alors d'exister en Algérie. Aux élections législatives de 1958 puis aux municipales de 1959, ce sont les listes " Algérie française " qui remportent les élections. On ne retrouve plus, sauf exception, les listes de droite et de gauche classiques. Le clivage, alors déterminant, devient : " Pour ou contre l'Algérie française ". L'adhésion massive des Pieds-Noirs à l'Algérie française ne signifie pas pour autant une adhésion à l'extrême droite. Il s'agit de la volonté de beaucoup de continuer à vivre dans un territoire français. À partir du déclenchement de la guerre d'Algérie, les clivages sociologiques et les alignements politiques traditionnels se trouvent donc perturbés. C'est un cas typique de réalignement électoral. Par ailleurs, de Gaulle a été, en 1958, porteur des espoirs d'une Algérie qui resterait française. Ses déclarations, " Je vous ai compris " ou " Tous Français de Dunkerque à Tamanrasset
", ont conforté cette illusion. De Gaulle est apparu comme " l'homme providentiel " capable de ramener la paix en Algérie. Toutefois, les Pieds-Noirs ressentent avec brutalité son changement de cap lorsqu'il évoque en 1959 le droit des Algériens à l'autodétermination. Ils lui sont alors et lui demeureront très fortement hostiles.
Les Pieds-Noirs reprochent aussi à l'ensemble de la classe politique d'avoir tergiversé sur le sort de l'Algérie. Aux espoirs ont succédé les désillusions. Depuis cette époque, la politique inspire à beaucoup la plus grande méfiance. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pole_1262-1676_2006_num_24_1_1265 1. Surinvestissement politique ou dépolitisation selon les cas. |
Mis en ligne le 26 juillet 2012