Accepter de traiter cette question en quarante minutes relève de la gageure; toutefois, j'essaierai, dans ses grandes lignes de rappeler ce que fut cette formidable migration qui en un siècle conduisit des populations de la rive nord de la Méditerranée (Espagne, Italie, Malte, mais aussi France du sud, Provence, Languedoc, Corse) vers les rivages du sud durant tout le XIXe siècle, puis les ramena vers le Nord, essentiellement entre 1956 et 1962 mais pas forcément du lieu d'où étaient partis leurs ancêtres.

Brièvement, rappelons qu'avec la conquête de l'Algérie en 1830, la France inaugure un siècle de colonisation. Des immigrants de toute l’Europe sont alors attirés par cette terre qui préfigure le Far West, Anglais, Grecs, Russes…mais les plus nombreux sont les Français, les Espagnols, les Italiens, les Allemands et les Suisses, les Maltais.

Les Français

1830-1840 est une décennie d’incertitudes ; Paris est divisé quant à la conduite à tenir, colonisation ou abandon. Mais à l’initiative du Maréchal Clauzel, commandant en chef de l’armée d’Afrique colonisateur, de quelques nobles légitimistes –« les gants jaunes »- et de quelques spéculateurs qui acquièrent de grandes propriétés, quelques milliers de Français viennent s’installer en Algérie ; ce sont des ruraux venant des campagnes françaises les plus pauvres et des citadins aventureux, petits artisans, cabaretiers, ouvriers. En 1840, ils sont 11 000 dont 40% de femmes. Avec Bugeaud gouverneur de l’Algérie (1840-1847), les partisans de l’occupation trouvent un défenseur de l’administration et de la colonisation du pays ; il prône le développement d’une colonisation officielle en opposition à la colonisation privée de la décennie précédente jugée improductive ; si son projet de colonisation militaire est un échec, la colonisation civile, par l’octroi de concessions permet un accroissement sensible de la population, environ 46 000 en 1846. Ces Français sont des fermiers ou des métayers désireux d’être propriétaires et des citadins attirés par l’accroissement des villes du littoral Alger, Oran, Bône. Entre 1845 et 1848, la tentative d’une colonisation maritime organisée par le gouvernement afin d’installer des pêcheurs bretons est un échec. Une autre tentative de colonisation maritime, installer des pêcheurs du Languedoc- Roussillon est également un échec.
Soucieuse d’éloigner les ouvriers des Ateliers Nationaux, ferment d’agitation révolutionnaire, l’Assemblée républicaine vote en 1848 la création de colonies agricoles ; elle pense établir 13 500 colons avant la fin de l’année. La demande dépasse l’offre et 16 convois parisiens d’environ 700 personnes partent vers Marseille, auxquels est adjoint un convoi lyonnais. Les conditions d’accueil déplorables, la mauvaise récolte de 1849, le choléra, contribuent à l’échec de cette colonisation. C’est durant cette période mouvementée que l’Assemblée législative décide de transporter en Algérie 450 insurgés des journées de juin 1848. Toutefois, la relance du projet de colonisation par les colonies agricoles de 1849 contribue à l’accroissement de la population française, 66 000, fin 1851 et 92 000 en 1856. Ces cinq années sont celles de la déportation des opposants au coup d’état de 1851. Elles correspondent aussi au gouvernement de Randon qui lance un programme de colonisation officielle avec la création de 52 centres. Les opposants au coup d’état accomplissent une oeuvre significative, participant aux défrichements et aux travaux de terrassement, mais rentrent presque tous en France après l’amnistie de 1859.
A partir de cette date, l’émigration française ralentit, pour tomber à 3 000 individus par an en dix ans voire 1 000 par an entre 1866 et 1872 ; peut-être est-ce la conséquence de la politique de Royaume Arabe de Napoléon III et de la guerre franco-prussienne. Après 1872, l’émigration française reprend avec le départ des Alsaciens Lorrains, de Corses, de gens du pourtour Méditerranéen, des départements pyrénéens et alpins, de la région parisienne.
En quatorze ans -1872-1886- le nombre de Français augmente de 90 000 personnes, et atteint 219 000 ressortissants mais depuis 1856, le nombre de naissances l’emporte sur les décès, l’accroissement naturel annuel étant évalué à 6 pour 1 000. Après 1889, conséquence de la loi de naturalisation automatique, il est difficile de distinguer les Français de Métropole des Français naturalisés ; mais la colonisation officielle ralentit et l’émigration française diminue ; malgré une relance de la colonisation officielle au début du XXe siècle et un relatif succès de la colonisation privée, le peuplement français n’augmente pas de façon significative, consacrant l’échec d’une colonisation de peuplement. En revanche, le taux de natalité relativement élevé – supérieur à celui de la Métropole- conjugué aux naturalisations massives contribue à l’accroissement de la population française qui en 1962 est d’un million d’habitants. Bien qu'il n'yait pas -je le rappelle- d'études d'envergure concernant les origines de la population française « de souche », on peut penser que provinces françaises les plus pourvoyeuses d'émigrants vers l'Algérie furent la région parisienne, la Provence, le Languedoc Roussillon, la Corse, l'Alsace et la Lorraine. A la veille de l’indépendance, la population européenne est à 80% urbaine ; cette population est concentrée sur le littoral, Alger, Oran et Bône en rassemblant plus de la moitié, à Oran les Français étant majoritaires.

Les Alsaciens et Lorrains

L’histoire de leur migration commence dès 1841 ; on compte plus de 2 000 Alsaciens en Algérie. Cette migration est consécutive à un essor démographique important associé à des crises de subsistance (1837-1839) et à l’influence des départs des « voisins » que sont les Suisses ou les Allemands. La migration s’accroît au cours de la décennie suivante, plus de 10 000 personnes parmi lesquels on compte les premiers Lorrains originaires de la Meurthe qui a connu une famine en 1847. Malgré la colonisation officielle des premières années du second Empire, le rythme de la migration au cours de la décennie 1851- 1861 est inférieur à celui de la période précédente, environ 7 000 personnes, peut-être faut-il y voir la concurrence qu’exerce l’attrait vers l’Amérique via l’action d’agents recruteurs ou d’organes de presse agissant surtout pour le compte du Texas. Alsaciens et Lorrains sont souvent regroupés dans des villages, les plus anciens étant Kouba et Dely Ibrahim proches d’Alger, dans l’Oranie ce sont La Stidia et Sainte Léonie où chaque fois ils côtoient des Allemands. Les conditions de vie sont terribles et les taux de mortalité élevés.
Enfin au cours des années 1862, 1863, on note une relance de la migration grâce aux efforts de l’administration, passage sur mer gratuit, coût très faible du voyage en chemin de fer ; mais des conditions climatiques pénibles durant les années suivantes font que peu de colons restent exploiter leur concession.
La défaite française en 1871 entraîne des départs estimés à 6 500 en 1871 et 1872. Après cette date, il est difficile de quantifier la migration car les Alsaciens et Lorrains ne sont pas toujours dissociés par les statistiques de l’administration coloniale de l’émigration allemande. Mais à nouveau, les conditions désastreuses de l’installation incitent à penser que la colonisation officielle des années 1870-1880 est un échec ; une évaluation du nombre des naturalisations d’Alsaciens comptabilisés comme Allemands avance un chiffre de 3 500 personnes entre 1874 et 1889 ; si le peuplement Alsacien et Lorrain augmente, il le doit à la vitalité démographique de la génération antérieure qui a fait souche. En 1876, il représenterait 20% de la population française de l’Algérie.

Les Espagnols

ils sont les plus nombreux, 145 000 en 1886, à la veille de la loi de naturalisation de 1889, soit 33% du peuplement européen (Français inclus), mais aussi les premiers arrivés sur le sol algérien.
En effet, en juin 1830, l’escadre française fait escale à Port Mahon aux Baléares et entraîne dans son sillage des Mahonnais qui s’installent en Algérois, occupent les jardins délaissés par les Maures, approvisionnent l’armée en céréales, en fourrages. Très vite, cette migration est organisée par le baron de Vialar qui envoie des recruteurs à Minorque. Mais la nouvelle de la conquête de l’Algérie se répand sur le littoral espagnol où les structures agraires archaïques sont cause d’une misère endémique et de crises de subsistance récurrentes ; aussi assiste-t-on à des vagues successives de départs le long d’une zone qui s’étend de Valence à Carthagène, la province de Valence étant celle qui alimente le plus le courant migratoire, lequel se dirige d’abord vers l’Algérois. Parallèlement, l'atmosphère de guerre civile récurrent dans laquelle vit l'Espagne consécutivement à des conflits de succession et des pronunciamentos militaires favorise une émigration politique peu soucieuse de s'installer dans la durée, mais aussi une émigration de misèreux fuyant la détérioration économique du pays.
En 1858, 28% de la population européenne de l’Algérois est espagnole. En même temps, un autre courant migratoire se dirige vers l’Oranie plus proche, et en 1861, les populations espagnoles des deux provinces algériennes sont équilibrées numériquement, abritant chacune environ 24 000 ressortissants.
Ce n’est qu’après 1861 que l’Oranie devient plus attractive, à tel point qu’à la veille de l’indépendance, Oran est qualifiée de « petite Espagne ». Ce peuplement présente trois caractéristiques ;
il est agricole, on lui doit la mise en valeur de la Mitidja, de la vallée du Chélif, de la plaine du Sig ;
il est urbain car se concentrent dans les grandes villes un petit artisanat et des petits commerçants ;
enfin, on note une colonisation numériquement faible de pêcheurs sur le littoral oranais, Arzew, Beni-Saf. Il est difficile d’évaluer quantitativement le peuplement espagnol après 1889, mais la migration reste vive jusqu’à la veille de la guerre de 1914 date à laquelle elle connaît un coup d’arrêt; les Espagnols se fondent alors lentement dans la population française. La guerre civile entraîne le passage de quelques milliers de Républicains en Algérie, dont un certain nombre est interné dans des camps à la lisière du Sahara entre 1941 et 1944. L’une des grandes figures symbolisant la réussite du migrant est Bastos, le fabricant de cigarettes.

Les Italiens

Numériquement ils sont le deuxième groupe euro-étranger en Algérie ; on en recense 45 000 en 1886. Comme les Espagnols, ils arrivent très tôt en Algérie, ils sont aventuriers, pêcheurs, ouvriers du bâtiment, viennent du sud de la péninsule, et s’installent prioritairement dans le Constantinois et l’Algérois. Mais, jusqu’en 1848 c’est essentiellement une migration saisonnière, surtout des pêcheurs qui viennent pendant la saison favorable et, la saison terminée, repartent, « sans rien apporter à l’Algérie » selon l’administration française. Ces pêcheurs viennent du Golfe de Naples, Torre del Greco, Torre Annunziata et des îles, Procida, Ischia.
A partir des années 1860, avec la mise en place des grands travaux en Algérie et la relance d’une colonisation officielle sous la IIIe république, la migration italienne connaît une certaine dynamique qui entraîne des départs de toute la péninsule, du sud, Calabre, Campanie mais aussi du Piémont (maçons) et de Sardaigne (mineurs du Constantinois).
Après 1889, la migration reste vive, conséquence de la crise économique qui frappe l’Italie ; entre 1890 et 1910, on peut estimer que 2 000 personnes débarquent chaque année sur le sol algérien. A cette date, Alger -8 000 Italiens- Bône -6 000- et dans une moindre mesure Philippeville abritent les communautés les plus importantes.A Bône, la personnalité marquante de la fin du XIXe siècle fut Jérôme Bertagna, maire de la localité et descendant d'une famille italienne originaire du comté de Nice alors sous domination du royaume de Piémont-Sardaigne.
Après 1920, le courant migratoire se tarit, mais on note de nombreux allers retours Italie/Algérie et Tunisie/Algérie d’antifascistes entre 1924 et 1939. En 1962, la figure la plus connue de l’immigration italienne est le riche armateur algérois Schiaffino.

Allemands et Suisses

Il est difficile de dissocier les deux migrations dans les premières années de la conquête parce que celui qui semble avoir été à l’origine de ce peuplement, le maréchal Clauzel, avait des contacts à Genève et avait créé deux villages allemands à Kouba et Dely Ibrahim. D’autre part, la création de la Légion étrangère en 1831 attire de nombreux Suisses et Allemands dont les régiments sont dirigés vers l’Algérie. La poursuite de la conquête au cours des années 1830 est observée avec attention par des organismes suisses soucieux de se débarrasser de populations pauvres et encouragés par l’administration française qui voit d’un mauvais oeil l’arrivée des Italiens et des Espagnols considérés comme des va-nu-pieds, et qui préfère une « population robuste et laborieuse ».
Sous le Second Empire, le gouvernement entend organiser les migrations européennes, mais cela ne va pas sans quelque réticence de la part des cantons suisses ou des états allemands. Ces émigrants viennent surtout du duché de Bade et du Palatinat, du canton de Vaud, du Valais et du Tessin.
En 1872, on dénombrerait 10 000 Allemands et 8 000 Suisses, mais leur nombre s’accroît de façon significative entre 1880 et 1890, sans qu’on puisse donner une estimation fiable, les Allemands étant nombreux à vouloir accéder à la nationalité française, et conséquence de la germanophobie ambiante, beaucoup tentent de se faire passer pour Alsaciens.
En 1872, c’est le département d’Alger qui accueille le plus grand nombre d’Allemands suivi par le Constantinois. Pour les Suisses, la répartition s’avère plus délicate si l’on excepte le cas de la Compagnie Genevoise qui accueille 2 000 personnes –dont 712 Vaudois- en 1853 et 1854 sur une dizaine de villages autour de Sétif. Lucien Borgeaud, le richissime propriétaire du domaine de la Trappe de Staouëli est la figure emblématique de la communauté suisse.

Les Maltais

Ils sont un groupe numériquement faible ;
en 1886, trois ans avant la loi de naturalisation automatique, on en recensait 15 553 ressortissants. Cette migration présente plusieurs originalités. Tout d’abord, comme les Mahonnais, les Maltais sont les premiers étrangers à débarquer en Algérie ; en effet de nombreux observateurs signalent des gargotiers et des portefaix à Alger originaires de Malte dès 1830 ;
en 1833, un premier recensement révèle qu’en 1833 ils sont aussi nombreux que les Espagnols. L’autre originalité consiste dans leur répartition sur le sol algérien ;
ils sont quasiment concentrés sur le littoral est, plus précisément à Bône où en 1846, 40% de la population européenne est maltaise et à Philippeville où la même année ils représentent plus du quart des Européens. La proximité géographique explique grandement cette concentration, les autres communes attractives étant principalement Alger et dans une moindre mesure Bougie, Djidjelli et La Calle. Population majoritairement masculine, pauvre et industrieuse, elle se signale par sa grande résistance au climat et aux labeurs les plus durs. Population urbaine, elle arrive toutefois par son sens de l’épargne à racheter des lopins de colonisations et à réussir dans l’agriculture aux alentours des villes littorales du Constantinois.

Gérard CRESPO - Les Européens voyageurs (extraits)
Journée d'études à l'initiative de French Lines
Montpellier, 14 novembre 2008.
http://www.frenchlines.com/rapatriement/documents/gerard_crespo_les_europeens_voyageurs.pdf

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Mis en ligne le 05 nov 2010

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