Ce qui s'est passé ce jour là, n'intéresse personne. Lorsque parfois, le sujet est timidement abordé, il s'agit de la " fusillade de la rue d'Isly ". Le terme de fusillade est matière à toutes les interprétations. Il ne peut éveiller la curiosité du quidam ni de ces professionnels des droits de l'homme habituellement prompts à s'indigner et à se mobiliser pour dénoncer les horreurs de la guerre d'Algérie. Pour les désinformés ce n'est qu'une fusillade parmi tant d'autres, pour certains historiens, ce n'est qu'un détail de l'histoire. Pourtant ce lundi là, il s'agit bien d'un massacre perpétré par une armée française contre des civils français désarmés.
Au-delà de ce drame, il s'agit d'une affaire d'état ! Le gouvernement français, le 23 mars, par la voix de son Président : " Tout doit être fait, sur-le-champ, pour briser et châtier l'action criminelle des bandes terroristes d'Alger et d'Oran ", a utilisé cet épisode, pour briser définitivement toute résistance à l'indépendance et pour faire comprendre au Pieds-Noirs que la France ne reculerait devant aucun procédé pour briser toute opposition à sa politique. Le terme " impitoyablement " fut même utilisé.
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L'affaire a été bien montée. Du dispositif militaire mis en place, à la souricière diabolique, jusqu'au(x) tireur(s) embusqué(s), parfait alibi pour justifier l'ouverture du feu. Une foule sans armes arrosée au ras du sol par des armes lourdes alors que le provocateur tirait lui, au quatrième étage d'un immeuble. Douze minutes… Douze longues minutes. 1982 cartouches ! Un déluge de feu... (1135 cartouches de pistolet mitrailleur, 427 de fusil et 420 de fusil mitrailleur)
Des manifestants à terre achevés ; des corps non rendus aux familles (un grand nombre ayant été enterrées en catimini au cimetière Saint Eugene), aucune autopsie, des documents de journalistes saisis, une censure de l'information, une enquête bâclée en quelques jours (information judiciaire contre X) qui ne donnera rien et l'affaire fut vite oubliée aussi bien dans les sphères gouvernementale et politique, que dans les médias que l'on connut plus virulents en d'autres occasions.
46 morts et 150 blessés c'est le bulletin officiel. Mais de nombreux blessés décèdent des suites de leurs blessures à l'hôpital Mustapha ou lors de leur transport. En réalité c'est près de 80 morts et plus de 200 blessés dont certains très graves, qu'il faut dénombrer (près de 300 victimes dans un rayon de 120 m). Il ne fut jamais établi de liste officielle.
Les séquences filmées le 26 mars sont censurées et ne seront diffusées que le 6 septembre 1963, dans l'émission Cinq colonnes à la une dédiée à la Rétrospective Algérie
Il faut attendre le 12 septembre 2008, pour que la télévision française (France 3), consacre une émission à cet événement méconnu, Le massacre de la rue d'Isly, documentaire de 52 minutes, réalisé par Christophe Weber conseillé par l'historien Jean-Jacques Jordi.
Cette décision délibérée est confirmée dans le livre de Jean Mauriac : L'Après De Gaulle ; Notes Confidentielles, 1969-1989 , dans lequel il cite (page 41) les propos de Christian Fouchet, haut-commissaire de l'Algérie française, le 28 octobre 1969 :
" J'en ai voulu au général de m'avoir limogé au lendemain de mai 1968. C'était une faute politique. Il m'a reproché de ne pas avoir maintenu l'ordre : "Vous n'avez pas osé faire tirer. J'aurais osé s'il l'avait fallu", lui ai-je répondu. "Souvenez-vous de l'Algérie, de la rue d'Isly. Là, j'ai osé et je ne le regrette pas, parce qu'il fallait montrer que l'armée n'était pas complice de la population algéroise. " |
Allocution de Charles de Gaulle (26 mars)
Le 26 mars 1962 à 20 heures, le président Charles de Gaulle dans une allocution télévisée , sollicite les français à voter " oui " au prochain référendum concernant l'autodétermination de l'Algérie. Il déclare : " En faisant sien ce vaste et généreux dessein, le peuple français va contribuer, une fois de plus dans son Histoire, à éclairer l'univers ". Aucune allusion au massacre qui a eu lieu dans l'après-midi. A 19 h 15, Michel Colomes un correspondant de l'ORTF à Alger avait pourtant filmé la tragédie. Ce reportage ne sera diffusé que le 28 mars soit 2 jours plus tard, au journal télévisé de 13 h
Inter Actualités rapporte les évènements de la rue d'Isly par un reportage radiodiffusé de Claude Joubert, envoyé spécial à Alger. Les autorités avaient donc connaissance de ce qui s'était passé à Alger. (On notera l'objectivité du commentateur en préambule rendant l'OAS responsable et la justification du carnage).
Aujourd'hui l'évocation de cette terrifiante journée provoque, au mieux, l'idée d'une bavure regrettable.
En général, s'il n'est pas purement et simplement éludé, ce "Bloody Monday" se trouve relativisé, excusé voire justifié.
Cela va des chinoiseries sur le nombre des victimes, à la culpabilisation des fusillés, quand elle n'est pas accompagnée du raisonnement primaire : " Je m'en moque, je n'étais pas né ".
Un crime sans assassin écrivaient Francine DESSAIGNE et Marie-Jeanne REY à la suite d'une enquête minutieuse qui donna lieu à un livre de 600 pages.
Un crime parfait pourrait aussi désigner ce drame. Un crime où les responsables, décorés plus tard, ne furent jamais inquiétés, et où les victimes, désignées coupables, sont, de nos jours encore, empêchées par des objecteurs mémoriels, de faire reconnaître leur statut et d'honorer leurs morts. Un crime parfait pour un massacre sans nom. La raison d'état n'est jamais à court d'arguments, même si c'est pour de mauvaises raisons.
Sources documentaires : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fusillade_de_la_rue_d%27Isly
Reportages de la presse étrangère
Daily Express
35 morts : les journalistes assistent à la boucherie dans la rue - 15 minutes de massacre ! Des soldats fauchent la foule française.
"Des soldats de l'armée française aujourd'hui ouvrirent le feu à l'arme automatique sur 5000 européens et européennes qui marchaient dans Alger en brandissant des drapeaux tricolores et en chantant la Marseillaise.
Beaucoup de ces gens s'écroulèrent les jambes brisées par les balles. Les femmes en criant se précipitaient sous les voiture en stationnement ou passaient au travers des vitrines de magasins pour fuir le tir fauchant. Une jeune fille tombe, le bras presque arraché et ses sandales glissent dans le caniveau.
Dans l'entrée d'un magasin sont recroquevillés deux hommes tenant un drapeau français. Cela ne les sauva point. Un soldat les tua à bout portant.
Durant 15 minutes les troupes maintinrent le feu. Elles tuèrent 35 personnes et beaucoup des 130 blessés mourront avant demain. Nous étions protégés des balles par le mur humain de la foule qui nous entourait.
Quelques instants avant que le carnage ne débute, les Européens riaient et serraient les mains des soldats casqués qui allaient les faucher. Ces soldats étaient des musulmans algériens appelés à servir dans l'armée française dans des unités mixtes, à côté de militaires français du contingent...
... L'O.A.S. avait distribué des tracts... La foule animée, drapeaux au vent, et chantant se dirigea vers la droite, jusqu'à la ligne de militaires. Un autre défilé venait par derrière, d'une autre rue perpendiculaire.
Durant quelques temps les soldats hésitèrent, alors un officier cria : "Fermez les rangs". Soudain il y eut un second ordre, un témoin visuel dit qu'il fut donné par un officier français. Il y eut un coup de feu bref suivi de deux autres coups. Alors ce fut le crépitement des mitrailleuses, les soldats affolés, croyant qu'ils étaient débordés tiraient devant eux. Tapage infernal.
Dans une rue qui n'offrait aucun abri, hommes et femmes fuyaient en criant. Les balles les frappaient dans le dos. Certains essayèrent de tourner au coin de la rue mais d'autres mitraillettes les attendaient alors.
Depuis deux autres rues transversales, les troupes ouvrirent aussi le feu alors que la foule se précipitait à travers les devantures des magasins et les entrées de maisons : aucun endroit où fuir. Mais quelques fois, ils couraient droit sur les fusils des soldats.
Les officiers hurlaient le cessez-le-feu mais leurs hommes ne les écoutaient pas et le tir continuait.
Quand il stoppa finalement, une jeune fille tenant un drapeau tricolore teinté de sang en recouvrit deux hommes tués dans l'entrée d'un magasin. Elle pleurait et dit : " Maintenant nous en avons réellement fini avec la France ". Comme pour souligner ces mots, un prêtre portant un brassard de la croix rouge, allait seul et hagard, se baissant tous les cinq pas pour réconforter les mourants.
Des civils se penchèrent aux fenêtres en agitant des mouchoirs blancs vers les soldats nerveux..."
New-York Times
Au moins cinquante civils français ont été tués et environ 150 blessés dans le centre d'Alger, alors que les militaires français se heurtaient aux manifestants européens. Les docteurs du principal hôpital de la ville déclarent qu'environ quarante parmi les blessés succomberont probablement. Ils disent que les victimes comportent de nombreuses femmes et plusieurs enfants. C'est une des journées les plus sanglantes qu'Alger ait vues en sept ans de guerre et sept jours de cessez le feu...
"Les premiers coups de feu claquèrent peu de temps après que les meneurs de la manifestation portant des drapeaux français et chantant la Marseillaise aient forcé une simple ligne d'appelés du contingent, à l'entrée de la rue d'Isly, une artère principale.
" On pouvait voir les soldats tirer dans la foule à bout portant, au fusil automatique et à la mitraillette. Des mitrailleuses qui avaient été placées sur les trottoirs ouvrirent également le feu. Plus tard, des médecins déclarèrent que beaucoup des victimes avaient été frappées dans le dos.
Plusieurs soldats ont vidé entièrement le chargeur de leur fusil. Sur toute la largeur de la rue, les manifestants que l'on avait vu debout ou marchant côte à côte, tombaient à terre en griffant l'air ou en se raccrochant les uns aux autres. Quand la fusillade cessa, la rue était jonchée de corps, de femmes ainsi que d'hommes, blessés ou mourants. La chaussée noire paraissait gris pâle, comme décolorée par le feu. Des drapeaux français froissés nageaient dans des mares de sang. Des débris de verre et des douilles vides étaient répandus partout.
Dailly Telegraph
Personne ne semble savoir qui a tiré le premier coup de feu. Le seul fait certain est qu'il n'est pas venu des manifestants.
Avant que les troupes ouvrent le feu, quelques trois mille manifestants avaient passé devant elles sans résistance le long de la rue d'Isly en direction de Bab-El-Oued. Puis un officier donna un ordre aux troupes et s'adressa au premier rang de la foule qui avançait. Les manifestants qui l'entendirent crièrent des protestations mais s'arrêtèrent. Alors quelques-uns reprirent leur marche. Les soldats, une vingtaine appartenant à un régiment d'infanterie mixte franco musulman, se rapprochèrent, épaule contre épaule, en travers de la rue. Comme la foule avançait encore, ils ouvrirent le feu.
http://clamartcity.blogs.com/clamartcityweblog/2010/08/une-politique-antifran%C3%A7aise-criminelle-26-mars-1962-de-gaulle-chef-detat-et-chef-des-arm%C3%A9es-est-resp.html
Le professeur Pierre Goinard de la faculté de médecine d’Alger écrit : "Une femme de 40 ans, blessée, couchée par terre, se relève, un soldat musulman la tue d’une rafale de P.M. Mat 49, à moins d’un mètre, malgré l’intervention d’un officier. Un vieillard rue d’Isly, le soldat musulman lui crie "Couche-toi et tu ne te relèveras pas !" Et il l’abat... Deux femmes blessées à terre qui demandent grâce, ont été achevées à coups de fusil mitrailleur. Une femme, place de la Poste, blessée, gisait sur le dos. Un soldat musulman l’achève d’une rafale. L’officier présent, abat le soldat. Un étudiant en médecine met un garrot à un blessé. Au moment où il se relève avec le blessé, il essuie une rafale de mitraillette. Un médecin a vu de son appartement, achever pendant plusieurs minutes les blessés qui essayaient de se relever." Tiré du Livre blanc, Alger le 26 mars 1962, L'esprit nouveau, p 107. Cet ouvrage a été saisi sur ordre du gouvernement.
Le 28 mars 1962, un lieutenant de vaisseau de réserve, M. F. Edelbloute adresse au commandant de la marine en Algérie ce rapport inédit sur la fusillade et fort intéressant par la personnalité de son auteur : il commence par dire qu’il accompagnait deux de ses amies, Mmes Gregori-Mohring et Eymé, 52 et 57 ans : "… bien que je sois d’opinions libérales, et que ce fait est notoirement connu à Alger (...) je ne pensais pas qu’une manifestation en hommage à tous les morts de Bab-el-Oued, quels qu’ils soient, put être interprétée comme un acte séditieux, et se terminer de façon si tragique. Nous arrivâmes vers 14 h 45 - 14 h 50 à proximité de la rue d’Isly et nous dépassâmes la Maison de la Presse au moment où s’établisssait un barrage de tirailleurs musulmans d’environ une trentaine d’hommes, partie armés de pistolets, partie armés de fusils mitrailleurs, partie armés de fusils (...)
"Le temps était beau, clair, sans vent. Aucun bruit. Une foule presque muette en cet endroit en ce moment. Les barrages avaient arrêté toute circulation mécanique ... Un calme qui rassurait même. Je me souviens qu’à ce moment j’ai fait sourire mes amies en leur rappelant notre enfance et les batailles de fleurs de la rue d’Isly …
"Sans aucune sommation, ou coup de semonce, ou de provocation qui eût au moins attiré l’attention d’où qu’il fût venu, les rafales d’engins automatiques jetèrent la foule au sol, sur la chaussée et en profondeur vers la place de la Poste ... A cet endroit, je fus, je le pense, le seul rescapé sans blessures (...). Au-dessus de nous, à partir des immeubles et des trottoirs, la foule hurlait "Arrêtez ! arrêtez !" ... Les tirailleurs continuaient cependant à nous arroser de rafales de balles ..."
M. Edelbloute s’occupe d’une des amies blessée, l’autre ayant été tuée sur le coup et il précise : " Redescendant 3/4 d’heure environ après, je rencontrai à la porte de l’immeuble le lieutenant qui commandait les tirailleurs ; il était accompagné d’un sous-officier portant un appareil radio ; tous deux étaient Européens. Je lui fis part de ma vive indignation, m’étonnant qu’il n’ait pas été en mesure de maîtriser les réflexes de ses hommes, dès la première rafale. Le sous-officier prétendit que l’on avait tiré des fenêtres sur les troupes, ce qui paraît difficile à admettre, celles-ci étant au milieu de la foule … avant la première rafale je n’entendis un seul coup de feu. Je me plais à reconnaître que l’officier, très pâle et visiblement atterré, interrompit son subordonné en, lui disant : "Non ! nous nous sommes affolés et nous avons tiré les premiers." Il répéta, plusieurs fois, et en plein désarroi "nous nous sommes affolés". J’affirme qu’à ce moment, il n’y avait aucun blessé parmi les militaires qui tenaient le barrage, dont il est uniquement question dans ce rapport (...)"
M. Edelbloute n’a jamais reçu de
réponse tant de la part du responsable de la marine à Alger que du
ministère des Années ! http://ivaneaumilieudesruines.blogspot.fr/2012/03/rue-disly.html
" (...) que reste-t-il d'une nation qui tire sur ses propres drapeaux et qui fait appel à l'ennemi d'hier pour tuer les siens ? Je l'ai su, mais je n'ai pas voulu d'abord y croire : la nation française est morte en Algérie au printemps 1962."
André Rossfelder, Le onzième commandement, Editions Gallimard, 2000, p. 571
Voir aussi :http://isly.pagesperso-orange.fr/main.htm
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