La version de Jacques Baumel (1)
… " Ce journaliste de la RTF (Bitterlin, ndlr), la radio d'Etat française, gaulliste, arabisant et courageux, avait joué à la fin de la guerre d'Algérie, alors qu'il n'avait pas trente ans, un rôle bien particulier. Ancien membre des Jeunesses gaullistes au temps du RPF, secrétaire général pour l'Algérie du MPC, le Mouvement pour la Communauté fondé a Paris par Jacques Dauer, qui soutenait la politique algérienne du général de Gaulle, il avait fait sensation en collant avec une petite équipe des affiches pour le " oui " au référendum de janvier 1961. Elles représentaient un Européen et un Musulman se tendant les bras, et deux enfants, un de chaque communauté, main dans la main, à l'ombre d'une immense croix de Lorraine bleu ciel.
Mais quand l'OAS commença à tuer, Bitterlin en eut brusquement assez des méthodes non violentes. Donnons-lui donc la parole. Dans son Histoire des barbouzes parue en 1972 (2), Bitterlin écrit :
" Les barbouzes sont nés en Algérie d'une simple initiative privée de quelques hommes qui refusaient la loi de l'OAS et qui ont voulu s'opposer par les armes au terrorisme des commandos Delta de Roger Degueldre. Ces hommes luttaient au sein d'un mouvement qu'ils avaient créé : le Mouvement pour la coopération. L'activité de ce mouvement fut toujours circonscrite au seul territoire algérien. Les membres du MPC étaient payés secrètement sur les fonds de la délégation générale du gouvernement en Algérie par l'intermédiaire d'une société commerciale fictive. "

C'est a Paris, en octobre 1961, dans le cabinet de l'avocat Pierre Lemarchand que sont mises en place les nouvelles orientations de la lutte contre l'OAS. En présence notamment de Roger Frey, ministre de l'Intérieur, et de son adjoint, Alexandre Sanguinetti (qui dirige au ministère un officieux cabinet " anti-OAS ").
Lucien Bitterlin est assisté de Fred Simon, représentant parisien du MPC. Le but officiel de l'association, permettre la réconciliation et l'association des communautés en vue de préparer le régime démocratique de l'Algérie nouvelle (à cette fin, la section algérienne du MPC porte a partir du 15 octobre le titre de " Mouvement pour la coopération ", est dépassé : il s'agit bel et bien de porter à l'OAS tous les coups possibles, sur tout le territoire de l'Algérie.

Sur place, l'aide officielle ne manque pas : l'armée charge le colonel Laurent, responsable de la Sécurité militaire en Algérie, de la coordination avec les " barbouzes ". Ce terme est emprunté aux romans policiers de Dominique Ponchardier (3), un ancien du service d'ordre RPF qui est d'ailleurs aussi l'un des parrains de cette opération. L'appellation est lancée des le 2 décembre dans France Soir par Lucien Bodard, qui vient d'accompagner une forte escouade de barbouzes sur un vol régulier Paris-Alger et a eu tout loisir, par leurs conversations, de comprendre de quoi il s'agissait.
Nous avons donc la une sorte d' " opération Résurrection " à l'envers, aussi peu discrète que l'autre et destinée à intimider. Il s'agit avant tout d'avertir la population pied-noir que son concours aux entreprises de l'OAS aura désormais un prix.

A Alger, Bitterlin prend contact avec André Goulay, un blanchisseur qui avait servi dans le bataillon français de Corée, le service d'ordre du RPF et les commandos paras d'Algérie. Un gaulliste affiché, populaire et jusque-là respecté par l'OAS. Son gaullisme ne procédait pas seulement de la discipline et de l'admiration, mais aussi d'un souci réaliste du devenir de l'Algérie, ou il entendait bien demeurer après l'indépendance. Le délégué général Jean Morin, son chef de cabinet Jacques Legrand et ses adjoints, Verger et Vieillecazes, sont prévenus et seront en contact suivi avec Bitterlin. Une trentaine de véhicules (403, 404 et camionnettes), des faux papiers, des armes et des explosifs de toutes sortes (fournis par le colonel André, de la Sécurité militaire), des ports d'armes ainsi qu'un pécule de 60 millions d'anciens francs furent mis à la disposition de cette police très spéciale.

Une campagne d'affichage a commencé le 13 novembre, assortie d'un communiqué de presse adjurant les pieds-noirs de ne plus écouter l'OAS et de se placer dans la perspective d'une Algérie indépendante où ils auraient leur place. Le préfet Morin s'engage assez à fond, par des circulaires demandant aux policiers et aux militaires de ne pas contrôler de trop près les militants du MPC, autorisés à être armés. L'OAS en a vent et publie certaines d'entre elles dans son journal Appel de la France, en traitant ces militants de " SS gaullistes "! *
Un pas dans l'escalade, qui ne doit rien aux barbouzes, est franchi par l'OAS le 18 novembre : rompant avec la politique de large union antigaulliste de Salan, Degueldre fait tuer de sa propre initiative le chef du parti socialiste en Algérie, William Lévy.
C'est dans cette ambiance qu'arrive enfin à Alger, le 5 décembre, la " mission C ", arrachée par Morin lors d'une entrevue avec de Gaulle en septembre : dirigée par le directeur de la police judiciaire, Michel Hacq, en personne, elle consiste dans l'envoi en Algérie de 200 inspecteurs métropolitains, alléchés par des primes et des promotions, pour agir en groupe sans se mêler à la population, avec l'objectif d'arrêter les chefs de l'OAS. Un certain " Hernandez ", connu aujourd'hui encore par ce seul Pseudonyme (inspecteur René Chazotte, ndlr), assure la liaison entre cette force et les barbouzes.

Les mois de décembre et de janvier voient un duel serré entre ces derniers et les commandos Delta. A l'actif des gaullistes, le plasticage des principaux bars algérois connus depuis 1956 comme des sanctuaires inviolables des activistes : éloquent symbole de la fermeté gouvernementale, pour les habitants, que leurs vitrines effondrées derrière lesquelles on a souvent enlevé de nombreux cadavres. Ou encore la mise a mort de Massenet, l'un des principaux chefs des " Delta ", qui avait eu l'imprudence de venir seul aux nouvelles, le 1er janvier 1962, devant une villa des hommes de Bitterlin attaquée la veille. La riposte de l'OAS consiste a localiser une a une, grâce aux dénonciations des voisins, les planques de la police parallèle, et à les arroser de tirs nourris. Le summum est atteint lorsqu'une villa d'El-Biar, abritant l'essentiel des commandos, est pulvérisée le 29 janvier. Grâce à des complicités dans les postes et les douanes, Degueldre avait pu faire bourrer d'explosifs une énorme caisse contenant, en principe, une machine à imprimer expédiée depuis la métropole. Preuve que la propagande restait une préoccupation essentielle du MPC. Dix-neuf morts sont retirés des décombres.

Une des spécialités de l'OAS est aussi, en profitant de ses complicités dans les hôpitaux, d'y achever les blessés. Ainsi Bitterlin et Goulay, blessés le premier légèrement et le second gravement dans l'attaque de leur voiture à la sortie de leur villa le 12 décembre, avaient-ils dû leur salut à l'escorte qui détourna l'ambulance de l'hôpital civil Mustapha vers l'hôpital militaire Maillot. Pour finir, le 16 février, quatre barbouzes venus rendre visite a un camarade opéré sont attaqués dans leur voiture à la sortie de l'hôpital, blessés dans l'engagement et achevés par la foule. Les débris de l'organisation sont alors accueillis par Morin a Rocher Noir. Elle commence a faire jaser en métropole, et son rôle est terminé. Roger Frey ordonne le 7 mars le rapatriement des survivants, soit environ la moitie de l'effectif. Le bilan est estimé a une centaine de morts coté gaulliste, et à 400 morts et disparus dans les rangs de l'OAS. Ni les uns ni les autres ne recevront de médailles posthumes ni ne vaudront a leurs proches des pensions.

Le plus souvent, on parle des barbouzes en dehors de tout contexte, comme d'une dérive inquiétante du pouvoir gaulliste. En l'occurrence, le contexte est celui de la négociation d'Evian : comment signer quoi que ce soit de crédible avec le GPRA si la partie française laissait sans réagir l'Algérie, et surtout sa capitale, aux mains d'anti-gaullistes armés, prêts a tout, impitoyables envers le FLN et tout pied-noir recherchant une entente avec lui ?

De Gaulle était-il au courant ? En gros ou en détail ? En tout cas, il couvre les exécutants, notamment lorsque dans son allocution du 5 février il s'en prend à l'OAS en la désignant d'une périphrase transparente : " Des agitateurs qu'il faut réduire et châtier. " Il dit notamment : "
Cette transformation implique d'inévitables remous. En secouant le navire, ceux-ci peuvent donner le mal de mer à des cœurs mal accrochés. "

(1) Jacques Baumel. " Un tragique malentendu - De Gaulle et l'Algérie " ed François Delpla.
(2) Paris, Editions du Palais-Royal. Sur la substitution de " coopération " a " communauté " dans le sigle du MPC, voir dans la suite (3) Dans la " série noire", sous le pseudonyme d'Antoine Dominique.

Ndlr : Jacques Baumel : (1918-2006) Compagnon de la Libération. Membre du Rassemblement du peuple français (R.P.F.), secrétaire général de l'Union pour la nouvelle République l'UNR en 1958, puis membre du Rassemblement pour la République (R.P.R.). Il fut Sénateur et Député. Gaulliste inconditionnel, il fut de ceux que l'on appela les " Barons du gaullisme " comme Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré, Jacques Foccart, Roger Frey et Olivier Guichard entre autres.

* Nota : Le GAR Groupe d'Action et de Résistance, groupuscule d'extrême gauche, allié aux barbouzes avait donné le ton en diffusant les affiches ci-dessous.

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Mis en ligne le 21 février 2013 - Modifié le 05 mars 2013

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