À la mémoire de mon beau-père, Antoine Lopez (1907-1998), témoin et rescapé de la tragédie du 5 juillet.
Un des lieux communs, particulièrement présent dans une certaine littérature historique est de définir le terrorisme comme constituant « la stratégie des pauvres ». Les attentats contre les populations civiles en sont la forme la plus fréquente et, à ce jour, les événements du 11 septembre 2001 à New-York en constituent l’élément le plus tragiquement spectaculaire. Moins médiatisées, les disparitions de personnes, ont connu, au cours de ces dernières décennies, un regain de faveur de la part d’États dictatoriaux ou d’organisations subversives. Mais ces pratiques criminelles, condamnées par le droit international, n’attirent l’attention des observateurs qu’en fonction d’opportunités politiques.
Ainsi, on s’est légitimement intéressé aux enlèvements pratiqués et couverts par la dictature argentine, de 1978 à 1982 et l’on se souvient du mouvement protestataire des « Mères de la Place de Mai », d’abord qualifiées par la junte militaire de « folles de mai » (Asociación Madres de Plaza de Mayo, d’abord dénigrées par l’expression Locas de Mayo). En revanche, si l’on essaie d’engager la conversation avec un interlocuteur sur les milliers de disparus, en Algérie, de mars à décembre 1962, on aura droit à la réponse suivante : « je n’en ai jamais entendu parler ». Dans le premier cas, l’émotion et la compassion, à l’égard des victimes de Buenos Aires et de leur famille, va de soi. Dans le second, on est face à un « Silence d’État », pour reprendre l’expression utilisée récemment par l’historien Jean-Jacques Jordi. Et le « pogrom » oranais du 5 juillet 1962, dont le bilan est plus lourd que celui de la barbarie nazie à Oradour-sur-Glane, reste un « massacre oublié », comme l’écrit justement Guillaume Zeller. Plus de cinquante ans après le terme, à la fois tragique et chaotique des « évènements d’Algérie », une telle amnésie est-elle légitime ?
Nous n’aurons pas le mauvais goût de rappeler les antécédents multiséculaires de la pratique d’enlèvements et de massacres, dans ce qui n’était pas encore l’Algérie. Souvenons-nous, quand-même, de Miguel de Cervantès, enlevé et détenu comme otage à Alger, à la fin du XVIe siècle. L’écrivain français Regnard subit le même sort un siècle plus tard. Et notons que l’insécurité et la pratique « barbaresque », en Méditerranée occidentale, ne sont pas étrangères à l’intervention française, en 1830, même si la « créance Bacri » et le « coup d’éventail » du Dey d’Alger contre le consul Delval en sont les origines immédiates. Jean-Jacques Jordi rappelle, justement, que le FLN, dès 1955, se lance dans des actions d’enlèvements de civils, européens aussi bien que musulmans. Il s’agit là d’un type d’action décidé au plus haut niveau, encouragé par les médias de certains pays arabes, tels que Radio-Damas.
Contrairement à ce qu’affirment les thuriféraires de la pensée unique, non seulement, le prétendu « cessez-le feu » du 19 mars 1962 n’en est pas un, mais encore, il marque la reprise d’une vague d’enlèvements qui augmentent de façon exponentielle jusqu’en juillet et qui se perpétuent jusque dans les premiers mois de 1963. À cet égard, le livre récent de Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat Disparus civils européens de la guerre d’Algérie (1), marque un tournant dans l’historisation du drame des disparus. Certes, l’ouvrage n’est pas sans défaut et d’autres que le signataire de ces lignes ont récusé, dans L’Algérianiste et de manière ô combien légitime, le chapitre inutile dans lequel l’auteur critique l’entreprise exemplaire que fut, en 2007, l’érection du Mur des Disparus à Perpignan. Mais l’historien a pu, par dérogation, accéder à des archives, jusqu’alors inaccessibles, qu’il utilise avec la rigueur propre à la méthodologie en usage dans la recherche universitaire. Se trouvent ainsi confirmées, aussi bien les pratiques terroristes du FLN (2), qui atteignent leur apogée au moment de l’indépendance, que certaines complicités françaises avec l’organisation indépendantiste, essentiellement policières et barbouzardes, dont la sinistre « Mission C ».
Dès le 17 avril 1962, la pratique de la terreur par les enlèvements a été amplifiée de façon délibérée et elle ne fut pas limitée à la zone autonome d’Alger, placée sous la responsabilité du prétendu « commandant » Si Azzedine. La presse française de l’époque en a d’ailleurs fait état et nous avons pu citer, dans un précédent article, ce témoignage d’un Oranais rapporté par L’Est Républicain, le 25 mai 1962 : « Il faut …nous comprendre et non nous abandonner. Nous sommes ici en danger vraiment mortel : Le FLN peut à tout moment déchaîner sur la ville européenne une folie sanguinaire… [Les exactions] du FLN qui durent depuis le 1er novembre 1954 se poursuivent de plus belle depuis les accords d’Évian. Cependant, il convient de les taire… Oran connaît plus de quatre-vingt enlèvements d’Européens depuis trois semaines. On retrouve parfois des cadavres couleur de cire car vidés de leur sang. J’ai un ami, M. Tisserand qui a disparu il y a trois semaines. Le retrouvera-t-on jamais ? »
Avec au minimum 7 à 800 morts (3) et disparus en moins de neuf heures, estimation validée actuellement par la majorité des historiens, la tragédie d’Oran, le 5 juillet 1962, constitue l’épisode le plus tragique de toute la guerre d’Algérie. On parle, aujourd’hui et non sans raison de « massacre oublié », selon l’expression de Guillaume Zeller, dans le titre de sa récente synthèse qui complète admirablement l’étude de Jordi (4). Ce massacre est, effectivement, ignoré par ce qu’il est convenu d’appeler « le grand public », en dehors du milieu des Français d’Algérie. Nous fûmes, nous-mêmes, scandalisés, il y a quelque temps, de constater, au fil d’une conversation, une telle méconnaissance chez des collègues universitaires, pourtant si réactifs, d’ordinaire, dès qu’il s’agit « des droits de l’homme ». Pourtant, dès le 6 juillet 1962, la presse métropolitaine faisait état de ces tueries. Les articles de Max Clos dans Le Figaro, voire ceux de Jean Lacouture dans Le Monde, les relations de L’Aurore, le reportage de Serge Lentz, présent sur place au moment du drame, dans Paris-Match (5), ont contribué à répandre un début d’information fiable bien qu’inévitablement partielle. La presse régionale, elle-même, non sans confusions et tout en minimisant le nombre de victimes, n’est pas restée à l’écart. Ce même jour, Le Républicain Lorrain annonçait sur cinq colonnes : « Panique à Oran : une mystérieuse fusillade décime la foule célébrant l’indépendance. Une trentaine de morts dont 14 européens égorgés ». Le lendemain, il précisait : « Les Européens fuient Oran : 95 morts dont 20 européens et 163 blessés dont 60 Européens… » Dès le 8, L’Union de Reims précisait : « L’ALN fusille à Oran les musulmans pillards ou insoumis ». Le 12, Le Républicain Lorrain confirmait cette information et citait Si Bakti, nouveau chef de la zone autonome d’Oran, qui reconnaissait l’existence de bandes ayant fait régner la terreur autour du Petit Lac. Ceci étant, en ce début d’été et au cœur des « Trente glorieuses », les Français de métropole pensaient d’abord à leur prochain départ en vacance. Quant à la presse politique, elle était d’abord concentrée sur la visite à Paris du chancelier Adenauer et sur la prochaine messe de la réconciliation franco-allemande, célébrée, le dimanche 8 juillet, en la cathédrale de Reims par le futur cardinal Marty, en présence du chef de l’Etat et de son invité d’Outre-Rhin.
Indépendamment des organes de presse, furent assez rapidement diffusés et édités de nombreux témoignages. Le Journal d’un Prêtre en Algérie du révèrent Père de Laparre (6), membre de la Compagnie de Jésus, présent dans la ville à ce moment là, fut un des premiers. Au fil des premières années, les ouvrages consacrés à l’Algérie -ceux d’Yves Courrière, et de Claude Paillat, notamment- ont, à des degrés divers, évoqué le 5 juillet. En 1972, dix années après les faits, Gérard Israël titrait un de ses chapitres « Mourir à Oran » dans son ouvrage Le dernier jour de l’Algérie française (7). La première étude spécifique, L’Agonie d’Oran, de Geneviève de Ternant (8), véritable travail de pionnier, a constitué, dans les années 1980, une étape majeure dans la connaissance de cette tuerie de grande ampleur. Ce n’est pas pour rien si elle est citée par des historiens universitaires comme Guy Pervillé. Mais une telle publication ne retenait l’attention que des lecteurs motivés. A partir des années 1990, les premiers ouvrages de Benjamin Stora évacuaient le 5 juillet en quelques paragraphes. Dans L’Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Gilbert Meynier (9), par ailleurs très favorable à son objet d’études et à l’indépendance, ne faisait pas l’impasse sur les exécutions au Petit Lac ni sur les enlèvements et les disparus (10). En 1993, Joseph Katz avait essayé de justifier son inaction coupable dans L’Honneur d’un Général, Oran 1962 (11), en se défaussant sur l’autorité supérieure, en minimisant les faits et le nombre de victimes et en reprenant cette thèse mensongère et absurde de « tirs de l’OAS », le matin même, vers 11 heures, alors que les derniers membres de l’organisation secrète avaient quitté la ville dans les derniers jours de juin (12). Désormais, il n’est plus possible de dire : « Je ne savais pas ». Evacuons d’abord le cas du journaliste de Libération, Pierre Daum qui s’était déjà illustré, en mai 2008, dans Le Monde diplomatique en titrant, à propos de l’année 1962 : « De quoi les Pieds-Noirs ont-ils eu peur ? ». Récidivant par voie de presse -toujours dans Le Monde diplomatique mais également dans Golias, l’organe des chrétiens d’extrême-gauche- et sur les ondes de France Culture (émissions spéciales du 17 mars 2012), ce prétendu historien vient de publier Ni valise, ni cercueil - Les Pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance (19). Non seulement 200 000 Pieds-Noirs resteraient encore en Algérie au moment de l’indépendance (pour combien de temps ?) mais les évènements du 5 juillet auraient été instrumentalisés depuis cinquante ans à des fins partisanes. Une argumentation aussi misérable nous laisse sans voix. Monsieur Pierre Daum dégouline de haine à l’égard des Pieds-Noirs. Il récuse les auteurs Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi, Guillaume Zeller, sous prétexte que ceux-ci ont un rapport avec l’Algérie. À ce compte là, il faudrait interdire à l’historien Raul Hilberg (20) ou à l’avocat Serge Klarsfeld de s’exprimer sur la Shoah, sous prétexte de leur judéité ! N’ayons pas peur des mots : avec Daum, nous avons affaire à un nouveau négationnisme à la Faurisson et à la Williamson, bien qu’à moins grande échelle.
Avec Monneret, Jordi et Zeller, nous retrouvons, Dieu merci, la véritable histoire. Jean Monneret (21) a interviewé le général Katz avant sa disparition en 2001, les propos de ce dernier n’apportent rien de neuf par rapport à ce qu’il a écrit. Monneret ne croit pas à un quelconque complot pour expliquer ce déchainement de violences. Seul serait à prendre en compte l’hystérie de foules algériennes encore mal encadrées par les nouvelles autorités. Et la seule et unique responsabilité serait à imputer, conjointement, à Katz qui, appliquant les instructions reçues, n’a pas réagi, dans un premier temps, et a attendu, au-delà de 17 heures pour ordonner à une petite partie des 18000 hommes qu’il avait sous son commandement d’intervenir ; et à ses supérieurs, essentiellement, politiques.
Dans Un silence d’Etat. Les disparus civils de la guerre d’Algérie, Jean-Jacques Jordi consacre trente-cinq pages, dans un chapitre VI particulièrement bien documenté, intitulé : Oran : 26 juin – 8 juillet 1962. Oran 5 juillet 1962 Un massacre oublié de Guillaume Zeller semble bénéficier d’une meilleure exposition médiatique. L’auteur, petit-fils du Général Zeller, est journaliste et anime la rédaction de la chaine TV Direct 8. Il a pu présenter son livre, sorti en mars 2012 et assorti d’une préface de Philippe Labro, sur plusieurs plateaux de radio et de télévision. Ainsi, sur la chaine « Histoire », il fut interviewé, fort objectivement, par Michel Field, peu suspect de sympathie pour le souvenir de l’Algérie française. Le 29 mars, sur Europe 1, Frank Ferrand réalisait une heure d’émission directement inspirée de l’ouvrage. Au terme de ce survol, quelle que soit la thèse explicative adoptée, et par delà la responsabilité réelle de Katz, se pose le problème de l’attitude des autorités françaises au plus haut niveau, d’autant plus que siégeait à l’Élysée, au moment même des massacres et sous la présidence du général De Gaulle, un Comité des Affaires algériennes. Celui-ci avait déclaré en substance, quelque temps auparavant à Alain Peyrefitte : « Si après l’indépendance, les gens s’entretuent, ce ne sera plus de notre ressort ; mais de celui des nouvelles autorités » (26). Deux semaines plus tard, lors d’une autre réunion du même comité, la question des disparitions en Algérie sera rapidement évacuée. Katz a-t-il réellement eu le chef de l’État en ligne dans l’après-midi du 5 juillet comme certains le prétendent ? Celui-ci lui a-t-il répondu : « Surtout ne bougez-pas » ? Questionnement fondamental… mais l’historien ne raisonne qu’à partir de sources irrécusables. Il est vrai que, plus d’un an auparavant, De Gaulle aurait dit à une délégation de députés, élus musulmans de départements d’Algérie : « Et bien, vous souffrirez… ».
En dernier ressort, ce massacre collectif fut rendu possible par la passivité coupable des détenteurs du pouvoir exécutif, au sommet de l’État. Cela constitue un événement sans précédent dans toute l’histoire de la France au XXè siècle, les drames de l’Occupation relevant d’une autre problématique. Jean-Pierre Pister |
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