Dans un essai récemment paru dans " le Journal of Economie and Social History
of the Orient ", D. Ayalon tirait des conclusions négatives quant aux possibilités d'estimer avec précision la population des pays et des villes de l'Islam médiéval :
A moins de découvertes bouleversantes — toujours possibles — qui pourraient
sortir de l'exploitation de sources aujourd'hui connues seulement en partie, telles
que les documents des archives ottomanes, c'est cette dernière voie, à mon avis,
que l'on peut suivre, surtout là où l'on dispose de sources « indirectes » en abondance (même si elles sont parfois confuses) et là où la structure physique de la
ville permet encore aujourd'hui une approche quantitativement et qualitativement intéressante : ce qui est le cas dans la plus grande partie des villes musulmanes du bassin de la Méditerranée. C'est le choix de certains chercheurs qui se sont
penchés sur la question de la population des villes ottomanes, en particulier André
Raymond (1974,1985) dans ses études sur Le Caire et sur les grandes villes arabes
à l'époque ottomane 2.
Le point de départ de la recherche est, évidemment, l'examen des sources écrites
disponibles, et utilisables pour l'évaluation de la population de la ville et de son évolution à l'époque précoloniale.
Les sources musulmanes n'offrent pas à ce propos beaucoup de renseignements :
les géographes « classiques » donnent d'Alger une image plutôt générale, et nous
manquons pour cette ville des descriptions détaillées qui existent pour d'autres
cités, telles que Le Caire, Damas, Alep ou Istanbul. Al-Bakrï, Ibn Hawqal, Idrïsï
entre autres, plus tard Piri Reis, lui dédient quelques lignes dans leurs oeuvres,
la définissant très rapidement comme « très peuplée » 4; il faut attendre la première
moitié du XVIe siècle pour trouver une première estimation directe de la population de la ville, celle de 4 000 feux attribués à Alger par Hasan Ibn Muhammad
al-Wazzân al-Zayati, plus connu en Occident sous le nom de Jean-Léon l'Africain 5.
Jusqu'à ces dernières années, les chercheurs admettaient généralement que les
chiffres moyens proposés par les auteurs européens contemporains étaient acceptables : on admettait en particulier que la ville d'Alger ait pu abriter 100 000 habitants dans la période la plus « fortunée » 6, le XVIIe siècle. Le rapprochement entre l'histoire de l'espace urbain et les lignes générales de
l'évolution démographique de la ville peut fournir quelques éléments de réflexion utiles.
S'il « est logique de supposer que la population des villes s'est accrue proportionnellement à l'extension des surfaces construites » (A. Raymond, 1985, 55-56),
l'application de cette remarque au cas d'Alger se heurte à des problèmes très par
ticuliers. Il faut considérer avant tout que pendant plus de deux siècles — de la
fin du XVIe à l'occupation française — l'extension de la surface bâtie de la ville
n'a pas changé. De plus, les sources documentaires — Haedo en particulier — rapportent un rétrécissement des terrains construits pour des raisons de sécurité, lors
de la destruction d'un faubourg qui s'était formé à l'extérieur des remparts : et
cela vers la fin du XVIe siècle (1573), à une époque où la ville vivait un essor économique (et démographique ?) sans précédent 8.
Un élément de variabilité démographique très fort est introduit par une population marchandise
dont la présence à l'intérieur de la ville était sujette aux vicissitudes du marché et en même temps aux bouleversements politiques méditerranéens : les esclaves.
On possède d'autres séries de données importantes sur quelques catégories par
ticulières de la population, tels que les juifs et les janissaires.
Les juifs étaient arrivés à Alger à des époques différentes, lors des persécutions
qui les avaient chassés des pays de l'autre rive de la Méditerranée. Mis à part les
juifs qui résidaient en Afrique depuis des temps immémoriaux (que certains auteurs
font remonter à la première et à la deuxième diasporas), il semble que les premiers
juifs d'Alger furent chassés d'Espagne à la fin du XIVe siècle (H.-D. de Grammont,
1887, 233). Khayr-al-Din leur donna par la suite la permission de s'établir dans la ville et d'y ouvrir des boutiques, et ils constituèrent — avec les esclaves, les renégats chrétiens et les Maures d'Espagne — cette population d'immigrés qui
contribua fortement à l'accroissement démographique de la ville au cours des XVIe
et XVIIe siècles. Pour compléter cette rapide esquisse il nous reste à considérer la possibilité de
préciser quantitativement la population d'Alger à l'époque ottomane par le seul
recours aux éléments physiques de la ville : ses monuments et ses édifices.
Pour ce qui est des edifices sacrés — même en retenant l'hypothèse de Lézine
— il ne me semble pas possible d'en tirer profit pour le cas d'Alger ottomane :
des 13 mosquées à khutba qui s'y dressaient en 1830 19, beaucoup ont été démolies et il n'en reste ni trace ni document, à ma connaissance, qui permette de chiffrer leur surface avec une approximation acceptable. Encore plus difficile, et aléatoire,
serait la reconstitution de l'extension des espaces de prière pour n'importe quelle
période précédant l'occupation française. Ce raisonnement pourrait ne pas être
dénué de tout fondement dans un seul cas, à mon avis : à l'époque de la construction ou, de la reconstruction, de la Grande Mosquée qui existe encore aujourd'hui,
pendant la domination almoravide (Ve H./XIe J.-C). En appliquant les facteurs de
multiplication proposés par Lézine cela correspondrait à une population urbaine
comprise entre 5 000 et 9 000 habitants.
La suite de la recherche devra affronter plus directement la relation existant entre
la typologie de l'habitat et sa signification du point de vue démographique.
Malgré les destructions de l'époque coloniale, en effet, de larges lambeaux du
tissu urbain de l'époque de la domination turque sont encore debout : c'est de
l'analyse de ce tissu urbain qu'il est possible de tirer des renseignements fort intéressants, pour être en mesure d'établir sur des bases plus durables les différentes
hypothèses qui, jusqu'à aujourd'hui, ont été avancées sur la population et la structure
sociale d'Alger à la période turque.
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NOTES :
* Communication initialement présentée au IVe Congrès international d'histoire et de civilisationdu Maghreb (Tunis, 11-13 avril 1986).
1. «At the present state of our knowledge attempts at estimates of population sizes in the count
ries of medieval Islam should be postponed for quite a long time. The inclination to make low
estimates... which might tally with figures of later periods, based on sounder statistical data,
should be rejected at least as firmly as attempts at higher ones. This is because, in addition
to being without foundation like the others, they have the semblance of reliability» (D. Ayalon,
«Regarding population estimates in the countries of Medieval Islam», mJESHO, XXVIII, part 1,
february 1985, 18).
2. A. Raymond, Grandes villes arabes à l'époque ottomane, Paris, 1985, précédé par de nombreuses
études dont nous ne citerons que l'article « Signes urbains et étude de la population des grandes
villes arabes à l'époque ottomane», in Bulletin d'études orientales, 27, 1974, 183-193.
3. Cf. F. Cresti, «Note sullo sviluppo urbano di Algeri dalle origini al periodo turco», in Studi
Magrebini, XII, 1980, 103-125; Id., «Descriptions et iconographie de la ville d'Alger au XVIe
siècle», in Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 34, 1982, 1-22; Id., «Algeri nel
XVII secolo. Documenti iconografici e fonti letterarie», in Studi Magrebini, XVI, 1984.
4. Description de l'Afrique et de l'Espagne par Edrisi, texte arabe et trad, par R. Dozy et M. De
Goeje, 1866; réimpression anastatique, Leyde, 1968, 65. A propos des textes des géographes
musulmans concernant Alger, voir F. Cresti, 1980, 107-112. Le texte de Piri Reis se trouve
dans l'essai de R. Mantran, « La description des côtes de l'Algérie dans le Kitab-i Bahriye de
Piri Reis», in Revue de l'Occident musulman et delà Méditerranée, 15-16, 1973 (Mélanges Le
Tourneau, vol. II), 159-168.
5. La Description de l'Afrique de Jean-Léon l'Africain, dont la rédaction fut terminée en 1526,
parut pour la première fois à Venise en 1550 dans le recueil des «Navigationi e viaggi» de Ramusio.
Sur Alger, chap. XXVI et XXIX.
6. L'expression est de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque
de Philippe II, VIe éd., Paris, 1985, tome 2, 203-205.
7. Le premier recensement officiel (1832) donne toutefois une population de 16 000 habitants
seulement. Sur la population de la ville au début de la colonisation cf. R. Lespés, Alger. Étude
de géographie et d'histoire urbaines, Paris, 1930, 493-498. Les études de X. Yacono, «Peut-on
évaluer la population de l'Algérie en 1830 ?», in Revue africaine, XCVIII, 1954, 277-307, et
de P. Boyer, «L'évolution démographique des populations musulmanes du département d'Alger
(1830/66-1948)», ibidem, 308-353, ne traitent pas cette question, ou d'une façon très marginale.
Dans l'article cité, P. Boyer admet la possibilité d'une population de 100 000 habitants à Alger
au xviie siècle sur la base des documents européens (p. 323).
8. Diego de Haedo, Topografia e Historia general de Argel, Valladolid, 1612, tr. française in Revue
africaine, 1870-1871 (XIV, 1870, pp. 432-433). Sur l'essor économique d'Alger à la fin du XVIe
siècle, cf. aussi F. Braudel, 1985, 203-204.
9. A. Sacerdoti (éd.), Africa ovvero Barbaria : relazione al Doge di Venezia suite reggenze di Algeri
e di Tunisi del Dragomanno Gio. Batta Salvago (1625), Padova, 1937.
10. A. Raymond, 1985, 63 : Tunis, 346 h./ha Alep, 327 h./ha; Baghdad, 265 h./ha.
11. J.B. Gramaye, par exemple, qui avance le chiffre de 35 000 esclaves environ, justifie son hypothèse en calculant qu'au moins 30 000 esclaves sont employés aux travaux agricoles dans
les 14 698 (!) jardins qui entourent la ville (Africae illustratae libri decent, Tornaci Nerviorum,
1622, L. VII, chap. IV, p. 12).
12. H.-D. De Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), Paris, 1887,
p. 188.
13. Laugier de Tassy (Histoire du Royaume d'Alger, Amsterdam, 1725) et T. Shaw (Travels or
Observations relating to several parts of Barbary and the Levant, Oxford, 1738).
14. P. Boyer, La vie quotidienne à Alger à la veille de l'intervention française, Paris, 1963, 24.
15. J. Deny, «Les registres de solde des Janissaires conservés à la Bibliothèque Nationale d'Alger»,
in Revue africaine, LXI, 1920, p. 36.
16. A. Lézine, «Sur la population des villes africaines», in Antiquités africaines, t. 3, 1969,
pp. 69-82.
17. D'après les estimations de Lézine, chaque fidèle occupe à l'intérieur de la mosquée lors de
la prière un espace de 0,60 x 1,35 mètre carré. Pour évaluer la population globale, Lézine (1969,
80) propose ensuite de multiplier par quatre la valeur obtenue.
18. R. Mantran, Istanbul dans la seconde moitié du XVII* siècle, Paris, 1962, 40, n. 3 (cit. in A.
Raymond, 1985, 187).
19. A. Devoulx, «Les édifices religieux de l'ancien Alger», in Revue africaine, 1862-1870.
20. On obtient le deuxième chiffre en ajoutant le sahn et les riwaq's à la salle de prière. Sur
la Grande Mosquée almoravide d'Alger, cf. L. Golvin, Essai sur l'architecture religieuse musul
mane, t. 4 (L'art hispano-musulman), Paris, 1979, 174-178; F. Cresti, «La Grande Moschea di
Algeri e Parchitettura almoravide del Maghreb», in Islam. Storia e Civiltà, V, 1986, 35-46.
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Mis en ligne le 17 mai 2013