Pendant des siècles, Alger aura été le refuge des pirates des "puissances barbaresques" et de leurs esclaves chrétiens. Un scandale bien oublié qui fut à l'origine de l'expédition française de 1830.

"J'ai vu, Messieurs, les ruines de Carthage, j'ai rencontré parmi ces ruines les successeurs de ces malheureux chrétiens, pour la délivrance desquels Saint Louis fit le sacrifice de sa vie. Le nombre de ces victimes augmente tous les jours. [...] il est temps que les peuples civilisés s'affranchissent des honteux tributs qu'ils paient à une poignée de barbares ".
Chateaubriand fait assaut de sa meilleure éloquence. En ce 9 avril 1816, à la tribune de la Chambre des pairs, il réclame que Louis XVIII ouvre " des négociations générales avec les puissances barbaresques pour déterminer ces puissances à respecter les pavillons des nations européennes et à mettre un terme à l'esclavage des chrétiens ".


La flotte anglo-néerlandaise dans la rade d'Alger, le 27 août 1816 Les bombardements durent six heures. Les échanges de tirs avec les Algériens font des centaines de tués. Ils finissent par libérer 12 000 esclaves.

En 1516, un forban du nom de Baba Arudj - Barberousse -, sans doute un Grec renégat, se proclame " roi de la belliqueuse nation algérienne ". Deux ans plus tard, son frère Khayr al-Dîn, menacé par la flotte de Charles Quint, place la Ville blanche sous la suzeraineté du sultan ottoman Selim 1er.
Ainsi, jusqu'en 1830, Alger demeure soumise au pouvoir nominal de la Sublime Porte. Mais en réalité, cette Régence, comme celles de Tunis et de Tripoli, recouvre son autonomie, pour se transformer en un repaire criminel, refuge de trafiquants et d'écumeurs des mers en quête de rapines, non seulement turcs, berbères ou arabes, mais également italiens, espagnols ou même français. À ces aventuriers sans scrupule, l'islam offre une foi et une loi, habillant leurs exactions du manteau de la religion.

" Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? ", se lamente Géronte quand le fourbe Scapin veut lui faire croire que son fils va être emmené " esclave en Alger ". Molière ne sera pas le seul à broder sur ce thème, qui hantera l'imaginaire européen. Du XVIe au XIXe siècle, les romans et récits de captivité se multiplient jusqu'à devenir un genre littéraire à part entière.
C'est que cette traite longtemps occultée - elle n'est pas "historiquement correcte" - a infligé un traumatisme durable aux riverains de la Méditerranée, au point que certaines régions menacées seront désertées. Selon l'universitaire américain Robert C. Davis, (auteur d'Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans, l'esclavage blanc en Méditerranée, 1500-1800), entre 1530 et 1780, le chiffre total des Européens capturés par les corsaires barbaresques, établi à partir des archives douanières, avoisinerait 1 250 000 personnes, toutes origines confondues.


Négociation pour la libérations d'otages prisonniers des Barbaresques. C'est seulement par la force qu'est obtenue du dey d'Alger l'abolition de l'esclavage. Mais la piraterie va se poursuivre jusqu'en 1830.

Des bagnes infects et surpeuplés

Si les Barbaresques ménagent leurs prisonniers de qualité dont ils espèrent tirer rançon, et s'il existe des maîtres bienveillants, les autres captifs sont astreints aux travaux les plus rudes, à ramer sur les galères, à travailler dans les carrières, les mines ou les arsenaux.
Chaque soir, ils sont enfermés dans des "bagnes" infects et surpeuplés. Un voyageur de la fin du XVIIIe siècle atteste :
" Leur nourriture journalière consiste en deux pains noirs, d'une demi-livre chacun ; ceux qui travaillent ont de plus dix olives. Mais comme les travaux cessent le vendredi qui est le jour de repos des Turcs, ces infortunés restent enfermés toute la journée et ne reçoivent autre chose du gouvernement algérien que de l'eau. " Les femmes, dont le nombre est difficile à évaluer, sont plutôt employées comme domestiques, sinon comme concubines de harem. Les enfants sont souvent placés chez des notables, où ils n'échappent pas toujours à des abus sexuels...

Un opuscule daté de 1643, intitulé les Larmes et Soupirs de deux mille François esclaves dans l'enfer d'Alger en Barbarie à la reine régente, mère de Louis XIV, publie le témoignage suivant :

" Les empalements sont ordinaires, et le crucifiement se pratique encore parmi ces maudits barbares. [.. .] D'autres sont écorchés tout vifs, et quantité brûlés à petit feu, spécialement ceux qui blasphèment ou méprisent leur faux prophète Mahomet. "

Cet état de fait révoltant sera toléré par les puissances chrétiennes jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Des traités sont signés avec les Régences, mais jamais respectés. On procède parfois à des échanges de prisonniers. Plusieurs ordres religieux, tels les Trinitaires et les Mercédaires, s'évertuent à récolter des dons pour racheter les captifs. Les guerres de la Révolution et de l'Empire entraînent une recrudescence de cette piraterie en Méditerranée où les "caravanes" des chevaliers de Malte ont cessé d'exercer leur vigilance. Le nombre d'esclaves blancs à Alger, qui était de 630 en 1795, s'élève à 1645 deux décennies plus tard. Afin d'assurer une tranquillité relative, les nations européennes doivent verser des indemnités annuelles au dey d'Alger et aux autres princes musulmans. Entre 1801 et 1815, les jeunes États-Unis, eux aussi touchés par ce fléau, conduisent deux guerres victorieuses contre les Barbaresques, notamment à Tripoli (expédition qui a donné son hymne au corps des marines). Au printemps 1816, le vicomte Exmouth, commandant la Royal Navy, fait bombarder Alger et obtient la libération de tous les esclaves chrétiens.

Malgré cela, la sécurité ne règne toujours pas, et le dey d'Alger se moque des puissances européennes. Il fallut l'arrivée aux affaires du prince de Polignac appelé par Charles X pour que la France se décide à réagir et exauce le vœu de Chateaubriand. Le projet initial consiste à faire punir le dey par le vice-roi d'Égypte. Idée vite abandonnée et remplacée par une expédition purement française. Le 12 mars 1830, rapporte Jean-Paul Clément (dans son Charles X, Perrin), Polignac s'explique :

" Notre but est un but d'humanité, nous poursuivons, outre la vengeance de nos propres injures, l'abolition de l'esclavage des chrétiens, la destruction de la piraterie, la suppression des humiliants tributs que les États européens paient à la Régence. "

On rassemble 33 000 hommes qui embarquent sur une centaine de bâtiments de la marine royale et plusieurs centaines d'autres. Le débarquement a lieu à Sidi-Ferruch, et, après quelques jours de combats, Alger est conquise, le dey Hussein chassé. L'un des premiers soins des Français est d'ouvrir le bagne de la marine pour en délivrer les derniers esclaves chrétiens. Ils y trouvent 122 prisonniers, dont 80 marins français naufragés, quelques soldats, grecs, génois, certains aveugles ou déments. L'un d'entre eux, un certain Béraud, originaire de Toulon, y croupissait depuis 1802. Quant aux serviteurs noirs, qui représentent près de 5 % de la population, il leur faudra patienter pour obtenir leur liberté jusqu'au décret du gouvernement provisoire de la IIe République, le 27 avril 1848, abolissant l'esclavage dans les possessions françaises.

Le chiffre
1 250 000
C'est le nombre total des Européens capturés en deux siècles et demi (XVIe - XVIIIe siècles) par les pirates barbaresques. Mais ce n'est qu'après les guerres napoléoniennes que les Européens réagissent.

Philippe Delorme
Valeurs Actuelles - 27 octobre 2016

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Mis en ligne le 30 novembre 2016

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