Les premiers pas

On l'avait dit : l'Algérie devait être une grande mangeuse de vies humaines ; et longtemps la prédiction terrible s'accomplit, De cette terre que l'on ne connaissait pas, de ce climat aux rigueurs excessives, trop chaud ou trop froid, de ces champs immenses et dévastés, on avait mal auguré en France et les prudents ne se gênaient pas pour qualifier de folle aventure une prise de possession qui cependant allongeait du double la ligne de nos frontières. Mais quelles frontières et quelles acquisitions! Des rochers et des rivières à sec, des plaines embroussaillées et malsaines, des landes en friche et où le fer du pionnier s'ébrécherait sur les dures racines du palmier nain. L'Afrique n'était plus la terre ouverte et arrosée où sur les bords de canaux innombrables ondulaient des moissons capables de nourrir un quart de l'Europe, on en avait fait un désert et ce désert, lui-même, ne valait pas d'être pris.

Des hommes qui, par le fait des circonstances, avaient été amenés à vivre là, en avaient rapporté cette impression et ils n'étaient quo trop empressés à la communiquer, en des propos d'un pessimisme aigu qui trouvaient créance. Ne s'étant attachés à voir qu'en surface, ils gardaient le souvenir de contrées coupées et sauvages, où les embuscades perfides offraient une étonnante facilité, où des bandits s'embusquaient sous les bois sombres, derrière des haies naturelles de lentisque ou de cactus aux feuilles épineuses et aiguës. Ainsi l'armée d'occupation, en 1830, avait-elle envisagé la route de Sidi-Ferruch à Alger en passant par les coupe-gorges de la Bouzaréa.

On aimait assez, dans la population calme et paisible, à s'en fier à ces renseignements de source inexacte et le paysan français, commodément installé dans sa ferme ou sa métairie ne se sentait pas d'humeur à aller affronter des dangers quotidiens, des labeurs ingrats, l'inclémence du ciel, les aridités du sol, sans un espoir de s'habituer aux uns et de triompher des autres. Autant que tous, le Français a des aptitudes colonisatrices et, maintes fois, il en a fourni la démonstration. Même, appliqué à une entreprise quelconque, on peut affirmer qu'il y déploie une merveilleuse souplesse et trouve dans son ingéniosité native des procédés d'adaptation qui le font réussir où d'autres auraient échoué. Son tempérament n'est pas le moule uniforme et immuable dans lequel on se façonne une fois entré, sans pouvoir en faire fléchir les formes rigides : homme des circonstances fortuites, des imprévus audacieux, le Français saisit les uns et les autres pour s'en faire des auxiliaires précieux et il sent en lui-même quelque chose qui le rapproche de tous les êtres humains vivant à la surface du globe. Or, c'est là, dans son caractère, une admirable facilité au rôle de colonisateur et l'espace des lointains ignorés ne devrait pas l'effrayer, s'il ne se sentait si heureux, si à l'aise sur le coin de terre où ses destins l'on fait naître.
La France, en effet, suffit à faire vivre ses enfants. Elle ne demande pas au travailleur un effort extraordinaire pour rendre, en échange, tout ce qui est nécessaire à la vie et l'usine, comme les champs aux réserves fécondes, assurent du bien être à quiconque veut se donner la peine de vivre.

Aussi, en y ajoutant les indécisions gouvernementales, comprendrons-nous que l'œuvre de la colonisation africaine se soit lentement ébranlée, ait peu progressé, pendant les premières années et ne se soit lancée à une allure plus vive que dernièrement, quand nombre des aléas avaient été retranchés de la perspective.
Les premiers temps furent malheureux et tout concourut à les rendre ainsi. Les immigrés français en Algérie se recrutèrent, tout d'abord, dans la classe des mercantis ; fournisseurs d'armée, vivandiers, aubergistes, prêteurs à la petite semaine qui rencontraient l'institution établie en grand par les Juifs locaux, banqueroutiers obligés de s'expatrier et allant se refaire ou refaire des créanciers complaisants en un pays neuf, vandales de toute espèce que l'ordre français dégoûtait et qui, sans notion précise, se rendaient là où ils espéraient la satisfaction de leurs instincts barbares. Les villes où flottait le drapeau de France reçurent ce flot bourbeux, l'écume de chez nous et ces représentants du pays de la conquête firent peu d'honneur à la nation de laquelle ils se réclamaient. Peu faits pour le travail réellement productif et qui décuple la richesse d'une contrée, ils furent plus nuisibles qu'utiles là ou ils s'installèrent et se bornèrent à des échanges, desquels ils vécurent et auxquels ne présida pas toujours la loyauté commerciale exigible. Contrairement à ce qui était au cœur du gouvernement et de l'armée, ils crurent l'Algérie taillable et corvéable à merci et s'abattirent sur elle comme le vautour sur sa proie, avec cette différence que la proie ne pouvait être dépecée par d'autre moyen que par la basse intrigue. A côté de ces premiers envahisseurs du pays, d'autres allèrent, suivirent les armées, tentèrent des installations dans l'intérieur de l'Afrique, se firent entrepositaires des produits indigènes ou étrangers, débitèrent des liqueurs et surtout de l'absinthe.
L'absinthe joua, dans la colonisation, un rôle malfaisant et sa consommation dépasse toutes les limites du vraisemblable,
La " fée verte " coula à flots, insinua son poison dans les veines d'hommes qui n'avaient pas besoin de cet énervement ; on lui demanda le moyen de réagir contre les ardeurs torrides du soleil et elle ne donna que l'assoupissement de la pensée, les défaillances de la volonté, l'anémie des corps, quand ce n'eût pas été trop que de toutes les saines considérations, les énergies morales et physiques, Son action déprimante fut aidée par celle du climat et tel village qui se forma par la réunion de quelques cabanes bâties en pierres brutes, disparut avec le dernier décès de ceux qui l'avaient habité.

Ce fut, quelque temps, une histoire lamentable et il fallut aux hasardeux enfants du pays de France, un stoïcisme étrange, car nous ne voulons pas encore parler du courage louable des véritables colons, Il nous est arrivé de prononcer le nom de Boufarik et d'en rappeler le souvenir funèbre, à l'époque où ce n'était encore qu'une bourgade malsaine, bâtie pauvrement sur la lèvre du marais aux miasmes méphitiques.
Boufarik se dépeupla, pour remplir son cimetière, puis il reçut de nouveaux habitants qui, eux aussi, s'ajoutèrent aux premiers dans le sol fangeux où l'on creusait les tombes et la série noire se poursuivit, avec des fiévreux qui se consumaient tout le jour à dessécher les terres inondées et qui, la nuit, grelottaient la fièvre.

Ainsi de nombreux villages naquirent et moururent. Un jour, une bande arrivait et, après avoir parcouru la campagne voisine, s'arrêtait en un endroit jugé propice ; il y avait là des hommes, des femmes et des enfants. On se mettait de suite, à la besogne et des maisons basses, sans étage s'élevaient le long de lignes qui figuraient de larges rues. Les rues étaient sans ombre et les arbres dont les branches brûlées s'y dressaient sur chaque côté ne croissaient que péniblement. Si le village était triangulaire, la place qui en occupait le milieu affectait la même forme, tandis qu'elle était rectangulaire si le village était un rectangle. Tout autour régnait une longue palissade, car il fallait se défendre contre les incursions des bêtes de proie et des brigands arabes, plus terribles encore qui s'en prenaient aux hommes. On vivait constamment sur la défensive, parce que les attaques étaient fréquentes et que le défaut de vigilance eût été mortel. Que de fois pendant la nuit des bandes armées avaient fait irruption, massacré tout, pillé les maisons, mis le feu aux bâtiments et enlevé les troupeaux.

Pendant les dix-sept années que dura la guerre, ce fut une éventualité toujours à prévoir et un événement souvent subi, contre lequel on n'était jamais assez préparé.
Telle fut l'histoire des deux malheureux villages de Del Ibrahim et de Kouba, dans la province et presque aux portes d'Alger. Quand les premiers arrivants se fixaient de préférence dans les villes, Oran, Alger, Bône, le gouvernement avait fait là un essai de colonisation officielle et cet essai n'était guère encourageant pour l'avenir.
Rien ne vaut les chiffres pour donner une idée exacte. En 1833, il y eut en Algérie, 5,300 colons européens, puis 15,000 en 1835. Quelques années plus tard, en 1841, ce chiffre monta à 37,000, puis, par une progression rapide à 95,000 on 1845. L'année 1851 vit la colonisation employer les bras de 131,000 étrangers et, cinq ans plus tard, 30,000 autres s'y ajoutèrent.
En 1861, de nouveaux colons s'étaient établis et étaient au nombre de 193,000. Puis, nous voyons cette population laborieuse croître de façon presque régulière et monter ; 218,000 en 1866, 280,000 en 1872, 345,000 en 1876, 412,000 en 1881 et, enfin, 407,500 en 1880.

Chaque guerre entreprise par Abd-el-Kader autorisait le gouvernement français à s'approprier des centaines de milliers d'hectares, d'où l'Arabe fuyait et nous n'étions plus seulement maîtres du Sahel, mais la vallée de la Mitidja, la vallée de la Seybouse, comme celle de Chéliff nous appartenaient ; le Tell s'était ouvert et, pour le garder, les gouverneurs y avaient créé des postes militaires qui cernaient le pays et en assuraient la tranquillité. Les hauts plateaux eux-mêmes restaient sous la surveillance lointaine mais effective des détachements qui y stationnaient en des enceintes fortifiées; si ce n'était pas la sécurité complète, on y devait trouver, cependant, des garanties plus nombreuses et la facilité d'exploiter un sol qui s'y prêtait plus ou moins.
Ce n'est pas que les Arabes vissent d'un œil indifférent un mouvement d'expansion si décidé et qu'ils ne grondassent souvent. Habiles à échapper des mailles étroites du filet, ils gardaient aux côlons une rancune vivace et si, déjà on essayait de leur main-d'œuvre, c'est de mauvaise grâce qu'ils travaillaient. La colonisation avait besoin de leurs bras et c'était les faire entrer bénévolement dans les conditions de la civilisation européenne que les employer à des travaux pour lesquels ils recevaient des salaires. Quand il fallait défricher le sol et en extirper les racines tenaces de broussailles arborescentes, quand un oued devait être enfermé en un lit plus étroit et que des eaux sans écoulement nécessitaient une canalisation, l'Arabe, dans sa fierté humiliée et dans sa paresse contrainte murmurait contre le patron qui payait : la loi du travail semblait, pour lui, ne pas exister et il eût préféré l'indigence d'une vie molle au bien être des populations vaillantes. Mais il travaillait pourtant, aussi peu que possible, jusqu'au jour où, prêtant l'oreille à des paroles de soulèvement il partait pour décrocher ses armes et venir, le lendemain, piller la propriété qu'il avait cultivée la veille.

Ces révoltes furent si fréquentes qu'il serait impossible d'en déterminer le nombre et nous en avons relaté les principales, celles qui agitèrent davantage le pays, quand nous avons narré les longs efforts ayant abouti à la pacification. Elles éclateront subitement, sans un prétexte, sans ces signes avant-coureurs auxquels on eût pu en deviner l'approche ; localisées parfois, dans une vallée, sur l'espace de quelques kilomètres, elles n'étaient pas la guerre en bonne et due forme, mais la dévastation, le brigandage duquel souffraient surtout les colons livrés sans défense à ces hordes cruelles et que les postes voisins n'avaient pas eu le temps de secourir. Des fermes étaient incendiées, des troupeaux dispersés et emmenés, des moissons foulées et coupées jusque dans la racine; puis, lorsque sur les routes percées un peu partout paraissaient quelques cavaliers, spahis ou autres, quand les uniformes français se montraient à l'horizon, la campagne rentrée dans sa désolation était muette et vide. Rien n'était difficile comme les répressions, tant les auteurs du crime savaient se cacher et étaient couverts par le silence de tous. Une seule ressource restait, c'était de punir indistinctement tous les villages d'alentour : le châtiment n'avait rien d'injuste, car tous avaient été complices.
On réparait ainsi le dommage causé et, sous l'œil vigilant du soldat, les Arabes reconstruisaient les murs qu'ils avaient renversés : le deuxième ouvrage ne valait pas le premier, mais il était une compensation quelconque et une peine qui prévenait, pour plus tard des délits semblables.
Mais on comprend quelle dose d'abnégation il fallut aux précurseurs de l'œuvre présente pour ne se décourager jamais et aller toujours de l'avant, pénétrant comme un coin au cœur d'une population hostile et y vivant, sans cesse, sous la menace.

A ces hommes qui vainquirent, à la fois, l'Arabe et la nature, on doit l'hommage rendu aux soldats qui affrontèrent les champs de bataille et peut-être un hommage plus grand encore.
Des années devaient s'écouler avant que le sol africain rendit le prix des sacrifices qu'il avait coûtés ; il fallut conquérir un champ sur les bois, sur l'envahissement des herbes, sur le rocher émietté qui avait coulé en gravier du flanc de la montagne ; il fallut attendre que la vigne eût poussé et que l'arbre grandi fût d'âge à porter des fruits : toutes les récoltes ne demandent pas seulement les quelques mois de germination pendant lesquels le blé ou l'orge restent enfouis dans le sein de la terre et, pendant ce temps, cette terre retournée, qui ne l'avait pas été depuis douze siècles, vomissait les poisons, dont les soleils avait activé la fermentation.

Dans les centres arabes des villages nouveaux se bâtirent et furent peuplés soit par des colons seuls, soit par un mélange de colons et d'indigènes : ils furent l'origine d'un certain nombre de communes de plein exercice ou de communes mixtes.
Dans les Kabylies où déjà des villages existaient nombreux, pressés les uns sur les autres, on ne créa pas de nouvelles agglomérations, mais des colonies se glissèrent entre les possessions indigènes et les morcelèrent dans un intérêt de pacification. Ces colonies furent les plus exposées, les plus maltraitées et, si elles n'eurent pas à souffrir aussi fréquemment les déprédations, quand ces déprédations se produisirent elles furent totales, effrayantes, parce qu'elles furent la guerre sans merci.
De ces colons surtout l'âme dut être fortement trempée et l'on s'explique facilement que la colonisation véritable ne commença pas avant qu'elle eût appelé à elle la paysannerie européenne.

Des savants, des artistes, toute une jeunesse aux aspirations ardentes formèrent l'avant-garde de la grande colonne civilisatrice; mais ces savants, ces jeunes avaient les mains trop blanches, des poitrines insuffisamment à l'épreuve des intempéries, des muscles pas assez tendus; au lieu de l'ouvrage scientifique et moralisateur auquel ils espéraient s'adonner, ils trouvèrent devant eux la besogne du laboureur, devant être accomplie dans des conditions détestables. S'il ne leur eût fallu que de la vaillance et une certaine ténacité, ils en étaient pourvus : mais il leur manqua la robustesse du corps et la persévérance stoïque et, comme ils s'acharnèrent, sans y être préparés, à une entreprise dépassant leurs forces, ils mourront presque tous.
Des colons de la première heure, bien peu restèrent pour jouir de leurs travaux et les tombes de ces premiers pionniers de la civilisation garnissent les vallons où elles restent ignorées. Les hommes du Nord surtout payèrent un large tribut à la mort : ils n'avaient rien en eux qui leur permit de résister à la fougueuse intransigeance d'un climat, prompt aux variations brusques et où des jours brûlants étaient suivis de nuits froides.
Comme les premiers champs d'exploitation furent, en face d'Alger, la vallée insalubre de la Mitidja et dans l'est, la non moins insalubre vallée de la Seybouse, les sacrifices en hommes et en argent furent peu payés de retour et l'on peut dire que, pendant quinze ans, la question resta sans réponse : arriverait-on à coloniser ou n'y réussirait-on pas ?
Oran était moins meurtrier, comme aussi moins généralement fécond en ressources promptement obtenues et jusqu'en 1847 cette province fut moins abordable, ayant servi et servant toujours de théâtre aux luttes les plus opiniâtres, dans lesquelles des tribus se laissaient écraser plutôt que de fuir.

Enfin se présenta la race robuste et entreprenante qui devait se fixer sur le sol africain, y produire le labeur le plus fructueux et transformer notre conquête. Cette race appartint à plus d'un pays et vint de contrées très diverses. Attirée par un champ nouveau offert à son activité, non moins que par les avances du gouvernement français, elle passa le grand lac méditerranéen, et vint de l'Espagne, des départements les plus méridionaux de la France, de l'Italie, de la Sicile, de Malte.
Là ou des Allemands avaient vainement peiné, les nouveaux venus se trouvèrent chez eux et Mahonnais comme Maltais abordèrent par tous les ports.
Des Alsaciens, des Lorrains, des hommes venus du centre ou du nord de la France prospérèrent dons des entreprises devenant moins difficiles à mesure que le temps coulait : ils ne furent pas le grand nombre et l'avenir appartint décidément aux émigrants des bords de la Garonne ou du Rhône ainsi qu'à ceux dont les premières années s'étaient passées dans l'Andalousie joyeuse, ou dans l'ancienne Trinacrie ou encore sur les plages de Malte, entourée par la Méditerranée.
Ils apportaient avec eux leur exubérance ou leur passion d'activité : remuants ou acharnés, loquaces ou majestueusement drapés dans leur dignité, ils ne rêvaient que de marche en avant, d'établissement solide, d'argent à gagner, de propriétés à garder et rien ne les rebuta. Le soleil qui bronzait leurs fronts ressemblait, en ardeur, à celui qu'ils avaient supporté dès le jeune âge. L'Atlas n'avait guère plus de rigueurs que les sierras et la terre encore aride qu'ils avaient à fouiller ne dépassait pas en aridité celle qu'avaient foulée leurs premiers pas.
Ce fut une invasion ou silencieuse ou bruyante, suivant qu'elle était menée par les fils de Marseille-la-Babillarde ou par les descendants des caballeros ; ce fut une invasion à la suite indéfinie qui s'enfonça dans l'intérieur des départements et ne s'y signala que par des prises de possession. Les terres ne manquaient pas et, sans même déposséder les Arabes qui n'en avaient pas tiré profit, il y avait de la place pour tous.

Alors une vie nouvelle commença, vie d'une intensité inouïe, qui ne connut pas le repos parce quelle sembla ignorer la fatigue et triompha du sol vaincu. Des lambeaux de terre, comme des propriétés immenses furent creusés et retournés, la terre fuma, les bœufs l'écrasèrent et l'ouvrirent, le maquis se rétrécit, fut resserré jusqu'entre les fentes du rocher et les forêts montèrent insensiblement pour ne plus occuper que les aspérités montagneuses, où se balancèrent les pins et les cèdres. Ce fut un gain pour la quantité de surface arable et ce fut une perte pour la qualité de cette même surface. Les forêts arrêtaient les eaux au passage, de la môme façon que les pointes des montagnes arrêtaient les nuages et en déversaient le contenu ; ces eaux, momentanément immobilisées, s'égouttaient ensuite, sans hâte, entretenant le débit des oueds qui arrosaient les campagnes et il n'y avait pas jusqu'aux aïoun ou fontaines des retraites élevées en altitude qui n'y trouvassent profit. Les bois disparaissant en partie, les oueds furent plus souvent à sec et la disette d'eau, ce grand fléau de l'Algérie, fut plus universellement sentie.
Mais c'était là un des inconvénients que compensent de plus grands avantages et contre lesquels l'homme, après avoir lutté, remporte souvent la victoire au moyen de procédés divers.
L'Afrique fut donc utilisée en partie et quelque chose de la civilisation européenne descendit jusqu'à elle pour en faire, non plus le grenier de Rome, mais son propre grenier et un jour, sans doute, le grenier et le vignoble de l'Europe.

En attendant, comme si leur origine eût fixé la destination qu'ils devaient préférer, Italiens, Siciliens et Maltais se fixèrent de préférence dans le département de Constantine et descendirent jusqu'aux oasis du désert. Les Français répandus un peu partout abondèrent davantage dans la province d'Alger et les Espagnols, Mahonnais et autres s'étendirent dans les profondeurs de la province d'Oran. Ce partage ne fut pas exclusif et nombre de colons, ne consultant que leur intérêt n'obéirent pas à la loi du rapprochement. Des plages voisines d'Oran, par un temps clair on apercevait à l'horizon les sommets des sierras, de même qu'une courte traversée de Philippeville amenait sur les côtes de Sicile. Mais l'image de la mère patrie, sans s'effacer complètement, se nuançait d'ombre dans l'esprit de gens qui se faisaient une patrie nouvelle, l'Algérie.
Celle-ci compensait abondamment la perte de l'autre et il vint un jour où beaucoup de ces colons d'origine étrangère, sollicitèrent la naturalisation française.
Le gouvernement n'y apporta généralement pas d'opposition et, s'il s'était prêté sans peine à la naturalisation des Juifs qui avaient habité l'Algérie depuis l'occupation, il eût eu bien moins de raisons de refuser la demande de colons laborieux et utiles. Il y eut donc de nouvelles familles françaises sans compter même celles qui, issues de mariages mixtes étaient de droit acquises à notre nationalité. Le mouvement se propagea et ne fut pas simplement déterminé par l'amour de la France ; mais les places, les fonctions administratives étant réservées à nos compatriotes, les facilités du commerce étant plus grandes pour les Français, beaucoup désirèrent le devenir.

Il grandit, en ce temps, dans l'Afrique du nord, toute une génération née sous le ciel de l'Algérie et qui, française par l'origine, l'est, en même temps, par la langue, par les mœurs et par le cœur.
Certaines villes ont emprunté leur appellation à la personne des héros de France, qui furent Lamoricière, Chanzy, Renault, Cassaigue, Perrégaux ; d'autres au contraire rappellent des marabouts fameux, des saints du Coran, dont l'histoire légendaire se perd, sans doute, dans la nuit des temps, mais auxquelles on garde, par atavisme, un culte de vénération.
Si, de la province d'Alger, on entre dans celle d'Oran, les villages sont moins français plus espagnols et les hommes rencontrés, d'allure plus grave, n'ont pas l'extérieur mobile et avenant que l'on reconnaît généralement à nos compatriotes.

Mais ce sont de rudes travailleurs. Qui donc a dit que l'espagnol est paresseux ? Il faut, alors, que le ciel de l'Afrique l'ait bien transformé car, ici, c'est l'ouvrier le plus infatigable dans les mines qui sont nombreuses et d'où l'on extrait le minerai de fer, dans les chantiers où l'alfa se change en pâte molle et en papiers. Même l'espagnol est le créateur de ces jardins gracieux qui forment à certaines villes comme Némora et Tlemcen une ceinture fleurie et les primeurs abondent dans les jardins, pour passer de là aux marchés des grandes villes.
Cela, c'est le présent et l'avenir regorge de promesses.
UN SOLDAT D'AFRIQUE, LIMOGES LIBRAIRIE DU XXe SIÈCLE 1907

ALGÉRIE http://gallica.bnf.fr/Search?lang=FR&ArianeWireIndex=index&f_typedoc=livre&q=algerie&n=15&p=3&pageNumber=1363

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Mis en ligne le 02 mar 2011

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