A l'issue de quatre années consécutives en Algérie, employées à servir sur ces nobles machines que sont les voilures tournantes (1), je reçus en juillet 1961, en récompense, l'affectation sur le porte-avions La Fayette, pour y exercer mes premières réelles fonctions d'officier. J'arrivais à bord avec un reliquat de 105 jours de permission, résultant de ces quatre années d'activités disons... un peu Prenantes. .

Il est certain que, pour un commandant en second, voir arriver un jeune officier avec un tel quota de repos potentiel, mérité à coup sûr et indiscutable, pose problème. Notre second le résolut en dix secondes lors de ma visite le matin de mon embarquement : " Je ne suis pas responsable des positions qu'ont prises les unités d'où vous venez, mais nous sommes un bâtiment opérationnel et, en ce qui me concerne, le problème est résolu ". D'un trait de plume, mes 105 jours furent oubliés.

Cela dit, après un court temps d'adaptation, je fus heureux de travailler à bord et d'y revenir une seconde fois, à la demande du commandant de vaisseau Duval pour y retrouver l'excellente ambiance du premier séjour. Parmi les quelques souvenirs de cette époque, déjà lointaine, je ne m'étendrai pas sur la vie et les activités classiques des porte-avions, mais sur quelques événements un peu marquants, voire inhabituels.

Il me faut commencer par celui qui me semble le plus important, le plus lourd et le plus difficile sur le plan moral, je veux parler des rotations de rapatriement des personnes qui fuyaient l'Algérie ainsi que du transport vers la métropole de l'ALAT (2) et de l'armée de l'Air. Ce dernier point sera évoqué rapidement pour laisser la place au plus important, les réfugiés d'Algérie. Cette œuvre humanitaire, effectuée par le La Fayette, est certainement déjà oubliée de tous, pour autant qu'elle ait été connue et, avant que les derniers acteurs ne quittent la scène, il m'a semblé bon d'en laisser trace.

Juin-juillet 1962. Nos entraînements à la mer sont terminés. Les premiers groupes de permissionnaires d'été commencent à partir. Nous recevons l'ordre de nous préparer à effectuer d'urgence les missions de rapatriement de réfugiés d'Oranie.
Le commandant réunit ses officiers pour un briefing (réunion préparatoire) très complet (on le comprend) concernant toutes les mesures à prendre pour accueillir à bord environ 2000 réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards sur le trajet Oran-Toulon. Nous aurons jusqu'à plus de 2500 personnes à bord. Des mesures sont à prendre, allant de l'accueil, le contrôle, la sécurité, la restauration à la fabrication de WC (pour 2500 personnes, ce n'est pas un détail mais un vrai problème). S'y ajoutent l'hygiène, la surveillance en mer, le service de santé et le chargement de tonnes de bagages. Le tout dans les délais les plus courts possibles, selon le souhait du commandant, et sans doute au-delà.

Nos avantages sont certains. Après Pearl Harbor les Etats-Unis avaient accéléré la production de porte-avions, ayant rapidement compris que la puissance sur mer serait aéronavale. Bâti sur une coque de croiseur lourd, qui devait s'appeler Fargo puis Crown Point, il fur lancé le 22 mai 1943 et baptisé Langley, du nom du savant américain Samuel Pierpont Langley (1834 1906), inventeur des premières machines de 1 000 000 ch sur quatre hélices, nous permettant 30 heures de route à 30 nœuds, et un rayon d'action de 9000 milles à 15 nœuds (3).
Le pont d'envol, nu et équipé rapidement des palettes verticales anti-vent, peut recevoir en pontée des centaines de m3 de bagages. De plus, les rideaux métalliques des hangars peuvent s'ouvrir à la demande, assurant une ventilation agréable. Enfin, nous gardons l'hélicoptère Pedro en cas de besoin.

Nous effectuons ainsi huit rotations en juin et juillet. Je parlerai ici de la première, la plus symbolique peut-être ; la plus difficile aussi car nous allons vers l'inconnu et, autant tout l'équipage déborde de bonne volonté, autant nous sommes plutôt inquiets.

Toutes les actions envisagées au " briefing " étant réalisées, espérant avoir pensé à tout, ou presque, nous appareillons de Toulon et, en virant la grande jetée, nous laissons les centaines de touristes se dorer au soleil, le long de la côte. Au cap, un temps splendide (pourvu que ça dure) à bonne vitesse, cela ressemble à une croisière, étonnant sur un porte-avions. Le "pacha" - commandant - nous a dit que tous ceux qui le peuvent se reposent, ce sera utile pour demain. Quand, en effet, nous apercevons les quais de Mers-el-Kébir, ils sont noirs de monde, de véhicules, de tas de colis supportant des personnes qui sont là, qui attendent, certaines depuis des jours. Il fait chaud, bien sûr. Coupées à terre, officiers et officiers mariniers du PEH (4) et STA (5) ont constitué des équipes d'accueil. En haut des coupées et sur le pont, les autres équipes répartissent personnes et bagages au mieux. Alors commence un flot ininterrompu, sans ruée malgré tout.

Premier ennui. Le commandant en second a ordonné " aucun animal à bord, vous interdirez l'accès à quoi que ce soit ". Nous constatons très vite que cet ordre, compréhensible, est inexécutable.
Comment enlever à une petite fille la cage de son oiseau, à une personne déjà en larmes, son petit chien ? Les officiers se réunissent rapidement et, tous étant d'accord, le chef PEH va rendre compte au second que nous refusons cet ordre et que nous sommes prêts à effectuer d'autres tâches, mais pas celle-là. Pas content, il l'admet néanmoins.
L'embarquement reprend. Heureusement que la taille des animaux reste raisonnable.

Pendant ce temps, la grue du bord charge les voitures (50 à 60 à chaque rotation) et les montagnes de valises, couffins, sacs, plus ou moins bien fermés, plus ou moins fragiles. Des gens très âgés, dirigés vers l'infirmerie, des musulmans, des enfants, certains sans leurs parents, des bébés. La chaleur augmente, il est en gros 13 heures.

Peu à peu les hangars se remplissent. Des chemins de circulation ont été réservés par sécurité et les tracés sont à peu près respectés. Nous avons prévu, en permanence, et surtout pour la nuit, une équipe de sécurité-manœuvre PEH, avec son officier, initiative qui s'est révélée heureuse, on verra plus loin.
Nous sommes à bloc de passagers. Il reste beaucoup de charges à embarquer et à répartir. Je me retrouve conducteur d'élévateur sur le pont. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, car nous sommes en effectif réduit.
Tout est amarré en pontée. Les personnes se calment dans les hangars.
Nous nous préparons à appareiller.

Encore un spectacle déchirant. Par les rideaux levés et la plage arrière, beaucoup se pressent pour un dernier regard vers la côte, Oran, au loin le Murdjadjo, la " Mosquée des Veuves ". Des gens pleurent, puis la côte disparaît.

Fatigué, après une courte collation, tout le monde s'assoupit plus ou moins, les hangars sont bondés. La nuit est tombée, les rideaux du hangar sont baissés, nous fonçons vers Toulon. Il fait beau, Dieu merci. Nous sommes en éclairage rouge de nuit.

Soudain, vers une heure du matin, un problème montre combien l'équipe hangar est indispensable : un turbo-alternateur décroche. Immédiatement, un diesel de secours démarre en automatique. Près de la paroi du hangar, ce démarrage est bruyant. Immédiatement, les gens se réveillent apeurés, se mettent debout, quelqu'un crie " nous coulons ! ".
L'équipe de hangar allume aussitôt l'éclairage blanc et, dans la diffusion disposée à cet effet, un haut-parleur à pleine puissance appelle au calme er rassure.
Le calme revient, ouf, nous avons eu très chaud. Le jour est levé, la matinée se déroule calmement. Toulon approche. Une jeune femme devait avoir un bébé, mais il ne naîtra pas à bord et, à quelques heures près, nous n'aurons pas de petit La Fayette.

Poste de manœuvre. Coupées à terre. MarineToulon a bien prévu la logistique nécessaire. Tout le monde s'active au déchargement des bagages et voitures. Il faut que le bâtiment soit libéré très vite car il faut ravitailler rapidement en eau, mazout, vivres, etc., et nettoyer partout.
Je vais faire grâce des détails, mais le seul moyen sera la mise en action des lances à incendie dans les hangars, sans parler du reste. Personne ne se plaint, bien sur.
Nous qui étions dehors à terre et sur les ponts, nous sommes marqués par ce que nous avons vu et entendu.

Sitôt le bâtiment disponible, nous ré appareillons. Le commandant revient de la préfecture maritime. C'est confirmé, nous ferons huit rotations de ce genre. Certaines plus difficiles, à cause de la mer, dans ces conditions particulières. Fin juillet, nous aurons rapatrié l0 000 personnes, âgées très précisément de trois jours à 99 ans, des montagnes de bagages, de très nombreux véhicules.

Nous avons essayé de faire ce travail pénible avec le plus de gentillesse et de patience possibles. Les remerciements émouvants que nous avons reçus de ces personnes, furent notre meilleure récompense. Ce fut une grande mission, dure pour le moral, l'équipage du La Fayette y mit beaucoup du sien. Qui s'en souvient ? Qui s'y est intéressé ? Et le temps a passé. Mais nous étions restés fidèles à la devise du général La Fayette, " Cur non " (Pourquoi pas !).

Nota : Pour la précision historique, il faut ajouter qu'avec notre vaillant La Fayette, nous avons transporté d'Algérie en France 176 hélicoptères de l'armée de l'Air et de l'ALAT (H-34 et Banane-21), d'abord en juillet, puis octobre, l'un des voyages retour ayant été particulièrement mouvementé. Puis ce sera le tour du célèbre 3e RPC (Régiment de Parachutistes Coloniaux, dissous et devenu RPIMa), de Bône vers la France. Une page se tournait.
Pierre Mériot
L'ECHO DE L'ORANIE 347 JUILLET-AOÛT 2013

(1) voilures tournantes : hélicoptères par opposition à avions, voilures fixes.
(2) ALAT : Aviation Légère de l'Armée de Terre.
(3) mille marin : 1,852 km - nœud : I mille /h.
(4) PEH : service chargé du Pont d'Envol et des Hangars.
(5) STA : Service Technique Aéronautique.

Voir aussi : " La contribution de la marine nationale a l'évacuation des harkis et de la population européenne d'Algérie "

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Mis en ligne le 08 juillet 2013