Les déboires et les erreurs dans la gestion du peuplement
Vers la fin de l'année 1872, commencèrent à affluer en Algérie les Lorrains et les Alsaciens qui avaient opté pour la nationalité française.
L'amiral De Gueydon, gouverneur général civil, avait pris, à, la suite de l'insurrection kabyle, de nombreux arrêtés, frappant de séquestre les terres des insurgés.
Toutes les tribus autour de Dellys avaient plus ou moins fait parler la poudre et la vallée de Sebaou allait enfin voir s'implanter de nombreux villages.
Une Commission, dont je fis partie, présidée par le commandant de la subdivision, avait été instituée pour étudier, sur le terrain, les emplacements les plus avantageux pour l'installation des villages projetés. Sa mission à présenter à l'administration un projet d'ensemble relatif à la création de centres européens, étudier les points les plus favorables pour l'assiette des villages, le nombre de feux de chacun, eu égards à la quantité des eaux disponibles ou susceptibles d'aménagement, fixer le nombre d'hectares à attribuer à chaque famille, suivant la qualité du sol, les routes à établir pour relier entre eux les centres au fur et à mesure de leur peuplement, faire, en un mot, toutes les études et les recherches propres à éclairer l'administration et lui faciliter la tâche, si ardue, de mener à bien l'installation, dans un pays inconnu, de gens qui, soit de gré, soit de force, s'expatrient et vont chercher fortune un peu au hasard. J'ai assisté à la création de plusieurs villages, tels que Reybeval, Tnin, Oulad-Kaddache, Abboville ; j'ai vu successivement se construire ceux du col des Beni-Aïcha, Belle-Fontaine, Blad-Guitoun, Bordj-Menaiel, Azib-Zamoun, sur la route d'Alger à Dellys. J'ai suivi, pas à pas, les progrès de quelques-uns, et j'ai pu constater combien certains languissaient et finissaient par se dépeupler complètement ; le hameau de Tnin, par exemple, qui, de dix-huitfeux dont il se composait au début, en 1862, est tombé à trois, et cela en moins de dix années.

La recherche des causes de la réussite ou de l'insuccès d'un centre européen, offre, ce me semble, un certain intérêt ; ce qui est vrai pour un, ne l'est pas moins pour tous.
J'ai voulu découvrir ces causes, j'ai questionné les habitants et, si je ne les ai pas toutes trouvées, j'ai fait néanmoins quelques observations qui trouvent ici leur place.
Et d'abord, je crois qu'il est bon de faire remarquer, qu'en fait de réussite ou d'échec dans le métier de cultivateur en Algérie, une large part doit être laissée au hasard, ce dieu aveugle, qui protège les uns et malmène les autres, sans raison apparente.
Dans les discussions auxquelles se livraient es membres de la Commission dont je faisais partie, nommée Commission des centres, et dont le but était l'étude de toutes les questions propres à élucider cet important problème, de l'installation des colons dans les meilleures conditions possibles ; j'ai toujours remarqué peu d'accord dans les appréciations de chacun. Toutes les commissions des centres, qui fonctionnèrent dans les trois provinces, étaient composées de huit membres.

Président. - Le commandant de la subdivision ou du cercle ; à tout seigneur tout honneur.
Vice-président. - Le commissaire civil, même motif.
Secrétaire. - Un agent des domaines (?).
Membres. - Le médecin de colonisation,
Le conducteur des ponts et chaussées,
L'officier du génie,
Un colon,
Un géomètre.

Chacun, on le voit, avait son rôle, sauf les trois premiers, dont je ne me suis jamais bien expliqué l'utilité. Peut-être devraient-ils se contenter de présider, remplacer le président empêché et rédiger les rapports et les procès-verbaux des séances, toutes les questions se trouvaient traitées par les membres, seuls compétents :

Le médecin, - pour tout ce qui touche à l'hygiène, la salubrité, les eaux, etc.
Le conducteur des ponts et chaussées, - pour le tracé des routes, assiette du village, rues, etc.
L'officier du génie, - pour le côté stratégique et militaire; au point de vue de la, défense, en cas d'insurrection.
Le colon, - l'étude des terrains, les appréciations de ce qui a trait à la culture et au bétail, le nombre d'hectares nécessaire ;
le communal, son emplacement, etc.
Le géomètre, - la levée du terrain, la confection des plans, le lotissement, le piquetage, la mise en possession dés colons.

Encore une fois, que signifient la présence du commandant de la subdivision, du commissaire et de l'agent des domaines ? Car, enfin, quand ont été traitées les questions d'hygiène, routes, assiette de village, rues, fontaines, qualité des terres, communaux, choix de tel point de préférence à tel autre, par raison stratégique ; quand le terrain a été levé, alloti, piqueté et borné, c'est-à-dire quand le rôle de chacun des membres de la Commission est rempli ; que reste-t-il qui nécessite la présence des trois premiers fonctionnaires ?
Rien, ce me semble.
Et cependant, j'ai toujours remarqué que ceux dont je parle, qui par eux-mêmes n'ont aucune spécialité, tranchaient à eux seuls toutes les questions ; que leurs dires étaient toujours suivis de l'assentiment général. Les membres proprement dits, semblaient n'émettre une opinion que pour la forme, par acquit de conscience, pour ainsi dire, et les projets, arrêtés d'avance dans le cerveau du chef, passaient comme lettres à la poste. Indépendance où donc es-tu ?
A Dieu ne plaise, que je conteste aux trois autorités dont il s'agit, une intelligence remarquable, jointe à une ferme volonté de faire bien ! Mais il n'est pas donné à l'homme d'être universel et les résultats obtenus seraient, je crois, beaucoup plus pratiques par suite d'une discussion plus approfondie, plus étudiée et surtout plus libre de toutes les questions, si ces Messieurs ne pesaient de la supériorité de leur position, comme chefs, sur les membres de la Commission.
Convenez avec moi qu'il n'en saurait être autrement. Le cas est délicat et je ne m'y arrêterai pas davantage ; à bon entendeur, salut.

Et voilà une des causes qui, quelquefois, par hasard, rarement, jamais si vous voulez, font que tel village est mal placé, manque d'eau, de moyens de communication, a des terres mal distribuées, bref, est établi dans de mauvaises conditions. Je ne citerai qu'un exemple à l'appui de mon dire ou plutôt j'en citerai deux :

1° Le village de Tnin, déplorablement installé en face Reybeval, de l'autre côté du Sebaou, sur un mamelon à pic de cent cinquante mètres de hauteur, inaccessible aux voitures, à huit cents mètres de la source la plus proche.
2° Ouled-Kaddache, qui, une fois les rues percées, empierrées, les bordures faites, a dû, pour cause d'insalubrité, être porté sur la hauteur qui domine la plaine marécageuse où on l'avait primitivement placé.
Dans les deux cas que je viens de citer, si l'opinion de la majorité des membres de la Commission chargée de l'installation de ces deux centres avait été suivie ; je m'exprime mal : si les membres de da Commission n'avaient craint de déplaire à leur chef hiérarchique qui était aussi leur président, nul doute que ces villages n'eussent reçu un autre emplacement.
Je parle de visu et de auditu.

Passons à d'autres causes.
Les lots donnés en concessions sont ou plutôt étaient trop exigus ; je dis étaient, car aujourd'hui, on se montre moins parcimonieux ; la moyenne, pour les villages de Reybeval, Ben-Choud, Ouled-Kaddache, a été de quatorze hectares par famille ; j'ai expliqué plus haut, dans le cours de cet ouvrage, l'immense différence entre les propriétés eu France et leurs similaires en Algérie. Avec quatorze hectares, le paysan est riche, le colon ne peut pas végéter avec la même quantité. La France tout est fait, là-bas tout est à faire. Ici, les produits trouvent des débouchés faciles, des prix sont élevés, grâce aux moyens de communications de toutes sortes ; là-bas, c'est le contraire, l'écoulement est difficile, les prix subissent une baisse proportionnée à la difficulté des transports. Ici, la propriété est constituée depuis nombre d'années et passe de main en main par héritage, donation ou vente, toute créée, toute organisée, en plein rapport ; là-bas, le colon est installé sur un sol quelquefois couvert de broussailles et de palmier nain ou épuisé par les cultures arabes, sans fumures et sans assolements réguliers et ses moyens d'action consistent, le plus souvent, dans ses deux bras et sa bonne volonté, triste capital, quand tout est à faire, depuis A jusqu'à Z et qu'il faut encore compter avec l'acclimatation qui ne s'obtient qu'à la longue.

Un fait digne de remarque, c'est celui-ci :
L'administration crée un village dont le nombre est de quarante feux ; elle installe quarante familles ; lorsque le village est prospère, vingt familles seulement l'habitent et sont devenues propriétaires des vingt autres concessions, dont les premiers occupants ont disparu, chassés par la misère, quand leurs os ne peuplent pas le cimetière voisin ; ce qui prouverait assez que la proportion des réussites par rapport ses échecs est de un à deux, et cette remarque peut-être faite, non pas sur un ou deux centres créés depuis une dizaine d'années, mais sur tous.
Quinze ou vingt mille demandes de concession, peut-être, sont enfouies dans les cartons du troisième bureau de la préfecture, appelé bureau de la colonisation ; je veux croire que, lorsqu'il s'agit du peuplement d'un village, le chef de ce bureau ne présenterai que ceux, dont les demandes examinées avec la plus scrupuleuse et la plus impartiale attention, auront été dignæ intrare ; mais où, quand et comment, ce fonctionnaire porte-t-il ses renseignements et sur quoi se fonde-t-il, pour admettre Pierre et exclure Paul ?

A cette question, je ne saurais répondre ; mais ce que je puis dire, parce que je l'ai vu, c'est que, sur trente colons dont les noms sortent triomphants sur la liste des élus, vingt au moins se rapportent à des gens qui ne sont rien moins que cultivateurs. Ce sont des boulangers, des serruriers, des voituriers, des maçons, des menuisiers, pépinière féconde d'où sortent les non-réussissants.
Si, à ceux-ci, vous ajoutez ceux qui arrivent sur leur concession sans aucune espèce de ressources, ceux qui, dès la première année, sont obligés d'emprunter et c'est la grande majorité, ceux qui, sur huit mois d'été, en passent régulièrement quatre à l'hôpital et quatre à traîner une vie languissante, ceux qui ne demandent une concession, qu'avec l'idée de la revendre le lendemain, ceux qui sont plus souvent à jouer aux boules et à boire l'absinthe, qu'à labourer leur champ, vous conviendrez que bon nombre de causes arrêtent, retardent et font rétrograder l'œuvre de la colonisation en Algérie.

Mais, va dire le lecteur, si tant d'obstacles viennent se mettre en travers des plus louables efforts, que faut-il donc faire pour arriver à les aplanir.
Vous m'en demandez trop. Assez de gens sans moi ont cru trouver le nœud de la difficulté ; chacun a son système et naturellement le préconise ; tout le monde a, plus ou moins, traité la question algérienne, surtout ceux qui n'en connaissent pas le premier mot.
De nombreux essais ont été tentés, pas un n'a réussi complètement et de longtemps encore, il en sera ainsi ; il y a un dicton plein de sens qu'on ne médite pas assez : Rome ne s'est pas bâtie dans un jour ; ou si vous aimez mieux :
Tout vient à point à qui sait attendre ; on mieux encore : Qui va piano va sano.
Mais à l'époque de la vapeur, de l'électricité, allez donc prêcher la patience ; non, il faut aller vite, quitte à se casser le cou.

Il y a quarante-quatre ans que le drapeau tricolore flotte sur la Casbah.
Qu'est-ce que quarante-quatre ans dans la vie, d'un peuple ? Une goutte d'eau, un grain de sable, moins encore, et l'on voudrait que l'Algérie fût couverte de voies ferrées, peuplée, florissante en un mot ; mais je ne sache pas que le plus grand génie comme le plus crétin de l'univers, n'ait pas passé par les phases obligées de l'enfance, de l'adolescence, de la puberté, pour atteindre le sommet de l'édifice humain, être homme et redescendre ensuite, suivant les lois immuables de la nature, qui veut que tout monte, atteigne son apogée et redescende ensuite, pour aboutir au terme fatal, la mort ou la dissolution du tout.
Est-ce en un jour que la ville fondée par les fils de la louve est devenue l'empire romain ?
Combien a-t-il fallu de temps, pour faire de la Lutèce de Pharamond, le Paris d'aujourd'hui ?
Encore une fois, patience, et pour ma part, je trouve fort encourageants, les résultats acquis, dans ce court espace de quarante-quatre ans, dont je parlais tout à l'heure.

Les Alsaciens et Lorrains, que l'administration installe depuis bientôt deux ans, se trouvent dans de bien meilleures conditions de réussite, que leurs devanciers des autres départements de la France.
Nos compatriotes, chassés par l'étranger, de leur pays devenu allemand, ont, il est vrai, des droits à une sollicitude plus grande, eu égard à la cause qui les amène en Algérie.
Cependant, les moyens employés semblent devoir produire dans certains centres de récente création, un effet tout opposé à celui que l'on est en droit d'attendre.

C'est ainsi que, pour ne citer qu'un village, celui des Oulad-Kaddache, à douze kilomètres de Dellys, peuplé de familles alsaciennes depuis deux ans, il est à remarquer que les nouveaux colons n'ont pas fait un pas en avant, au point de vue du progrès, depuis le jour de leur installation et cependant, les encouragements de toutes sortes ne leur ont pas manqué; tout au contraire, on les a choyés outre mesure et tellement comblés de dons, grâce aux envois incessants du comité, chargé du secours à, distribuer aux Alsaciens-Lorrains, qu'ils ont pris l'habitude de ne faire absolument que boire outre mesure, s'en reposant sur la générosité publique, dont le comité d'Haussonville est le distributeur, du soin de les nourrir, les vêtir et subvenir non seulement à leurs besoins, mais encore au superflu.
Par les soins du Comité, les maisons ont été construites, les vivres, en pain, viande, riz, sucre, café et vin, sont gratuitement distribués ; des couvertures de laine, capotes, pantalons, chemises, flanelles, etc., donnés, ainsi que les instruments aratoires tels que : charrue, herse, brouette, bêche, pioche, râteau, voire même les bœufs de labour, une paire par famille, la semence en blé, orge, fèves et pommes de terre. Des arbres fruitiers, poiriers, pommiers, abricotiers, orangers, citronniers, ont été mis à leur disposition.
Tout, absolument tout, leur a été donné par surcroît.

Or, il est arrivé ceci, que, comblés et n'ayant à s'occuper ni du couvert, ni des vivres, ni des vêtements, pour eux et leurs familles, ils se sont déchargés, sur les indigènes leurs voisins, du soin de labourer leur terre et passent leur temps à chasser, jouer, dormir et surtout boire.
Le garde champêtre n'est occupé qu'à mettre le holà, car, après boire, les querelles, les coups se mettent de la partie ; les femmes et les enfants sont naturellement les premiers à éprouver les effets touchants de l'ivresse par l'absinthe et l'alcool de messieurs leurs époux.
Il est bon de faire remarquer, je parle de ceux que j'ai vus, que ce qui est arrivé en Algérie, en fait d'Alsaciens surtout, n'est pas la crème de la population, il s'en faut même de beaucoup et aussi que, sur la quantité, très peu sont cultivateurs ; tous ceux que j'ai rencontrés étaient ouvriers de fabrique.

De ce qui précède, il faut en tirer cette conclusion, que tant que, grâce au Comité alsacien-lorrain, les nouveaux colons seront hébergés et défrayés, tout ira bien, mais, comme cette distribution aura une fin, ils seront gros Jean comme devant, abandonneront leurs concessions dont ils n'auront ni su, ni voulu profiter et l'on comptera un déboire de plus dans les essais de colonisation.

On me traitera de pessimiste si on veut, mais je n'ai plus d'illusion ; j'ai vu les choses de trop près pour en conserver.
On a tellement abusé des grands mots de confraternité, de secours aux frères chassés par l'étranger, de générosité, d'humanité, etc. que je ne me laisse plus toucher. Je vois les choses telles qu'elles sont.
L'idée de peupler l'Algérie avec les habitants de nos deux provinces annexées, qui ont voulu rester Français, est excellente. Les dons de toutes sortes, offerts par tous et distribués par des personnes dévouées et animées des meilleures intentions, sont mesure excellente ; mais dans les meilleures choses, il faut ne pas dépasser une certaine limite, l'abus même du bien est mauvais.

Il fallait aider les nouveaux arrivants, mais il fallait surtout exiger d'eux une bonne conduite d'abord, du travail ensuite ; refuser tout secours et cela sans pitié, à celui qui s'en montrait indigne. La qualité est toujours préférable à la quantité. Dix villages composés de travailleurs sobres et honnêtes, sont cent fois préférables à vingt autres, peuplés avec un ramassis d'ivrognes et de fainéants.

J'ai grand peur qu'il n'en soit, pour l'Algérie, de l'immigration et du peuplement par les Alsaciens-Lorrains comme des colonies de 1848.
On se rappelle quel fiasco complet et ce qu'il advint de cette multitude de bijoutiers, horlogers, tapissiers, enfants des faubourgs de Paris. Tant que durèrent les distributions de vivres, tout alla bien, partout l'on entendait le gai refrain :

Ma Lisa, Mangeons tout
Puis embarquons pour l'Afrique,
Et dis qu'la République
N'a pas des égards pour nous.
Mais après... patatras ! Les uns moururent de misères d'autres fournirent un contingent respectable à ce que j'ai appelé la bande roulante ; la plus grande partie fut rapatriée par les soins du gouvernement.
A. VILLACROSE
" VINGT ANS EN ALGÉRIE ou TRIBULATIONS D'UN COLON RACONTÉES PAR LUI-MÊME " CH XXII (extraits).
La Colonisation en 1874. Le régime militaire et l'administration civile. Mœurs, Coutumes, Institutions des Indigènes, Ce qui est fait. Ce qui est à faire
Livre numérisé en mode texte par : Alain Spenatto. http://www.algerie-ancienne.com

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Mis en ligne le 31 juillet 2013