Je suis un Pieds-Noirs

Après le refoulement des Arabes d'Espagne en Afrique du Nord, celle-ci était retombée en friche et devenue un campement dans les ruines, ou l'on eut recherché en vain un foyer rayonnant de culture, ou une pensée politique inspirée d'un principe d'ordre et d'unité.
C'est pourquoi l'Europe, aux prises avec ses difficultés et restée sans doute sur la mauvaise impression laissée par l'expédition malheureuse de Charles Quint au XVe siècle, se garda d'intervenir, notamment en Algérie, en dehors de quelques coups de canon tires sur les ports barbaresques à titre de semonce ou de représailles. C'était déjà la politique du containment, avec un rideau de fer trempant dans les eaux méditerranéennes. ]usqu'au jour ou l'Europe allait prendre conscience du dangereux anachronisme que constituait, à si courte portée et a l'occident du Vieux Monde, la présence d'une société barbare, livrée au désordre et répartie sur des territoires qui n'étaient plus, à la vérité, que des expressions géographiques vides de tout sens national.
Les Français s'en étant avisés les premiers, n'hésitèrent pas, en 1830, à faire les frais d'une expédition sur Alger. Il avait suffi d'un coup d'éventail administré par le dey d'Alger à notre consul pour décider le roi Charles X à saisir cette occasion de se redonner du panache en lançant sur Alger tout un corps expéditionnaire. Alger fut prise, mais le roi Charles fut renversé, le fait d'armes n'ayant pu atténuer l'effet des Ordonnances.
Son successeur, le roi Louis-Philippe, eut l'heureuse idée de s'attacher à la conquête de la Restauration et même de l'élargir et de la développer, dans le juste sentiment qu'il y avait en Afrique une noble mission civilisatrice que la France se devait de remplir. Ce ne fut pourtant qu'après bien des hésitations et des vicissitudes, dont on retrouve trace dans les débats du Parlement de la Monarchie de juillet, que le parti fut pris de demeurer à Alger.
Bugeaud, comme gouverneur général, à son deuxième séjour, fut l'homme de la pacification algérienne, dont il précisa les méthodes administratives et militaires : bureaux arabes, colonnes mobiles, colonisation militaire. .. Sous son proconsulat, l'Algérie vraiment utile s'inscrivit dans ses frontières naturelles, entre celle du Maroc, à l'ouest, et celle de la Tunisie, à l'est. Il ne restait plus qu'à achever la pacification de la grande Kabylie du Djurdjura qui, toujours, s'était montrée hostile à toute pénétration y compris celle d'Abd el Kader dont l'appel, au temps où il se prétendait le champion d'une politique nationale et islamique, n'avait trouvé aucun écho.
Ce fut le maréchal Randon qui, en 1854, la soumit. Il restait aussi à pénétrer dans l'Atlas saharien et au-delà, ce qui fut réalisé bien après.

Mais alors, de quoi sont faits les " pieds-noirs " et d'où leur vient ce nom ? On raconte qu'il désignait aux autochtones les soldats français qui débarquaient avec des brodequins noirs assujettis par des guêtres. Ils constituent le peuplement de souche française - ou prétendu tel - qui s'est peu à peu développé en Algérie et qui est arrive à atteindre un million d'habitants.
J'en suis - de ce peuplement - et par toutes mes fibres.
Il n'est pas formé que de profiteurs, puisqu'il est avéré que la moyenne de son revenu est inferieure de 20 % à celui des Français de la Métropole. Au surplus, sept sur huit de ces Français d'Algérie ne sont pas des hommes vivant sur la terre, mais des commerçants, des industriels, des techniciens, des cadres, des ouvriers, des agents de l'Etat, de toutes nuances, ou des hommes exerçant des professions libérales. Ils proviennent d'un peu partout et se sont déposés en Algérie par couches successives, au cours de plus d'un siècle d'histoire. On y retrouve la descendance des militaires de la première heure qui, avant mis de coté le harnois, se fixèrent a la terre, une terre souvent ingrate et insalubre, celle des déportés politiques de 1848 et des Alsaciens-Lorrains ayant fui, en 1871, la domination allemande, mêlées à l'apport continu d'une immigration surtout méditerranéenne, comprenant, outre des Français, un fort contingent d'Espagnols, d'Italiens et quelques Maltais vite assimilés.
La proportion d'Espagnols est naturellement plus forte dans l'Oranie, ou ils sont d'excellents cultivateurs, en provenance pour la plupart de Murcie, de Valence, d'Alicante. A Alger, les Baléares sont nombreux. Ce sont leurs maraichers hors pair qui ont peuplé tout le Sahel. Les Italiens abondent dans le Constantinois et principalement sur la côte, ou ils sont surtout pécheurs. Ils sont également ouvriers agricoles à l'intérieur et fort appréciés.

Tels sont les " pieds-noirs " : un étrange amalgame de races, d'un sang bouillonnant. De leur origine, ils ont souvenance qu'en des temps troubles, et plus ou moins lointains, leurs ascendants ont dû, poussés par la nécessité, abandonner leur patrie pour se fixer en Algérie, sur des terres souvent inhospitalières et hostiles. C'est pourquoi, soucieux de se rapprocher les uns des autres pour travailler en commun et se mieux entraider, ils font montre d'un instinct tribal, tout comme les Algériens autochtones parmi lesquels ils se sont implantés. Ils parlent d'abondance, sachant utiliser tous les moyens d'expression et idiomes entendus autour d'eux, pouvant même, à la rigueur, ne parler que par gestes, uniquement avec leurs mains. Nés avec toutes les révolutions, ils seront, quoi qu'il arrive, d'éternels jacobins, prompts à politiser leurs passions.
Ils ont le goût du forum et de l'émeute, prêts à invoquer à tout propos le salut public, résolus à se faire tuer sur des barricades ou sur n'importe quel champ de bataille, pour telles causes qui leur paraissent justes.
Ils en ont toujours fait la preuve aux cotés de leurs frères musulmans. C'est ainsi qu'ils n'arrivent pas à se faire à l'idée d'être chassés, en même temps que leurs morts, de cette terre sur laquelle ils travaillent depuis plusieurs générations. Car ce n'est pas sans déchirement qu'une mère se laisse arracher un enfant nourri de son meilleur lait qui a pris, en grandissant, les traits d'une communauté franco-musulmane.

Le drame a commencé pour eux quand ils eurent constaté l'indifférence totale des Français de la Métropole à leur égard et se virent trainer successivement, par l'homme qu'ils avaient poussé au pouvoir le 13 Mai, de la formule de l'intégration a base de fraternisation qu'ils préconisaient, à celle de l'autodétermination, pour finir par la prédétermination et la reconnaissance d'une République algérienne jouissant de droits souverains.
D'ou leur révolte, par des moyens de violence qui prêtent à discussion et les peuvent conduire a des mesures désespérées, voire suicidaires. Ceci est d'autant plus navrant que l'armée, hier encore seule garante de l'ordre, est aujourd'hui profondément désunie, et désarmée moralement par de coupables moyens.
Qui donc arbitrera les confrontations sanglantes que l'on voit poindre avec terreur à l'horizon, en l'absence de toute autorité et même de toute administration ? Il n'y a que les fous pour vouloir régler toutes les affaires d'Algérie par la violence, ou par des accords négociés dont on voudrait être assuré qu'ils ne sont pas seulement des chiffons de papier. On ne bâtit rien, sur ces vieilles terres, si l'on n'écarte les malédictions répandues sur elles, et si le terrain n'a pas été préalablement ensemencé de confiance et d'amour.
Alphonse Juin de l'Académie française. Article de " Le spectacle du Monde " paru en avril 1962
Le spectacle du Monde - avril 2011

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Mis en ligne le 22 juin 2011

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