Toute injustice est imprescriptible

Le déplacement forcé d'un million de personnes, dont plus de cent mille juifs, ne saurait être considéré comme une péripétie. Après les vicissitudes de leur exode, les Pieds Noirs, comme on les appelle, se sont rapidement intégrés à la France des années 60, cette France qu'ils ne connaissaient que par les livres de classe et par les courts séjours des vacances estivales [1]. La réussite de cette intégration est loin d'aller de soi si l'on prend en compte la violence et la continuité des traumatismes qui les ont affligés. Ce qui reconduit à reprendre aussi sereinement qu'il soit possible le débat sur les causes de la guerre d'Algérie et sur l'issue que l'on a rappelée.

Si cette guerre est imputée au système colonialiste introduit puis institué par la France dès les années 1830 et si ce système a refusé l'égalité aux populations musulmanes, est-il honnête d'incriminer indistinctement les Français d'Algérie accusés d'avoir exploité les fatmas à des salaires de misère et d'avoir fait " suer le burnous " ?
Un tel système a pu sévir en Algérie mais les lois qui le consacraient étaient délibérées et votées pour l'essentiel dans les Assemblées parlementaires françaises, à Paris, au Palais Bourbon et au Palais du Luxembourg. Sans doute mettra-t-on en cause l'influence des groupes de pressions constitués par les grands propriétaires terriens, par les patrons de compagnies de navigations, par les maîtres du vin, et tant d'autres " colons ". Mais le système parlementaire français a t-il fonctionné autrement que sous l'influence de tels groupes ? Ne se souvient on pas des Maîtres de forge, des bouilleurs de crus ? Ces facteurs franco-français ne sauraient faire oublier non plus qu'à cette époque de l'histoire le système colonial, pour les Etats qui le mettaient en œuvre, semblait inscrit dans la nature des choses tant il allait de soi qu'il servait un projet de " civilisation " sans alternative, identifié aux valeurs de l'occident chrétien.
Ce système n'a pas été une exclusivité française. La Grande Bretagne se faisait gloire que le soleil ne se couchât pas sur l'empire britannique. Et comment les Etats Unis, qui devaient compter, non sans calculs, parmi les plus sûrs soutiens de la cause indépendantiste algérienne, s'étaient-ils eux mêmes constitués ? Quel sort avait été réservé à leur propre population indigène ?
Par ailleurs à quoi s'était dévolu le congrès de Berlin de sinon à intégrer l'Allemagne dans ce dispositif ? Un dispositif dont l'Italie n'avait pu bénéficier et dont elle voudra tirer à son tour ses profits en Ethiopie des décennies plus tard. Dans cette période de l'Histoire quel Etat, quelle nation, quel peuple, étant en mesure militairement et diplomatiquement d'assouvir ses faims de conquête et sa soif de " gloire ", n'a t-il pas pris part au lotissement de la planète, comme avec les accords franco-britannique de 1915 sur le partage du Moyen Orient ou ceux de Yalta en 1945 ?
Last but not least, l'Islam n'avait-il pas lui même tenté d'assurer son emprise sur l'ensemble du monde habité lorsqu'il se trouva en mesure de le faire ? Que fut l'Empire turc sinon à sa manière un système d'exploitation coloniale étendu jusqu'à l'Afrique du Nord [2] ?
Le rappeler n'est pas relativiser les causes juridiques et morales de la Toussaint de 1954, c'est simplement éviter de transformer une collectivité humaine en victime expiatoire des états de faits, des erreurs d'analyse, du manque de perspective, de la myopie intellectuelle et parfois de l'aveuglement tout court des gouvernements successifs de la France, des gouvernements de " sots ", pour reprendre la qualificatif de Michelet dans son " Histoire de France " s'agissant du Moyen âge, ce mot devant être prononcé en l'occurrence avec un fort accent tonique .

Le sort de l'Algérie suivait en ce sens celui de la mère-patrie, laquelle peinait à trouver ses propres assises et qui en 130 ans avait connu une succession de régimes politiques opposés et parfois ennemis, ce que l'un avait fait étant défait par le suivant.
L'issue de la guerre d' Algérie, ce départ cataclysmique et multitudinaire, ne peut être imputé unilatéralement aux Pieds Noirs qu'en prorogeant cette sottise qui s'autorise à juger en masse une collectivité humaine, cédant à cette forme d' " ethnisme " aux relents douteux dont on épargne désormais et heureusement les pygmées et les Bororos.
Sans abuser d'avantage de la psychanalyse celle-ci ouvre d'ailleurs au delà de l'histoire constitutionnelle et juridique de la France deux pistes que l'on ne saurait négliger.
S'agissant de la première, l'on s'avisera qu'appeler les Français d'Algérie " Pieds Noirs " revient à les assimiler à une de ces tribus de Peaux-Rouges précisément exterminés par la noble armée des Etats Unis.
Quant à leur exode en 1961-1962, ne réitère t-il pas inconsciemment, dans les conditions et circonstances d'il y a un demi-siècle, l'exode qui jeta en 1940 d'autres foules, également paniquées et muettes de désespoir, sur les routes de France ?
On le sait Freud qualifiait de " diabolique " la répétition, cette figure élective de la pulsion de mort, une pulsion dont les orgies ne s'arrêteront malheureusement pas avec le départ des Français.

Ces interrogations doivent d'autant moins être écartées que l'intégration des Français d'Algérie en France métropolitaine dément toutes les explications ethnicistes ou sociologisantes de leurs mobiles et de leurs conduites en terre algérienne, dans cette Algérie où ils sont nés [3].
Les réfugiés - car au delà de leur appellation officielle telle était leur véritable condition - les réfugiés d'Algérie, conditionnés comme ils l'ont été par sept années d'une guerre atroce et qui ne disait pas son nom, tellement vilipendés par les " Français de France " et leurs principaux " intellectuels" dont nombre d'entre eux tentaient d'oublier dans leur soutien à la cause algérienne leur passivité et parfois leurs ambigüités durant l'occupation nazie et la Collaboration [4]- ces réfugiés en masse eussent dû rester aux marges de la société française et y développer une criminalité de personnes déplacées. Il n'en a rien été.
Sans doute parce que, et contrairement aux apparences, si leur structure nerveuse avait été mise à rude et longue épreuve, leur structure morale y avait résisté. Car si l'on se complaît à citer de grands officiers qui au nom de la morale et de l'honneur s'opposèrent aux actions les plus dures de l' armée à laquelle ils appartenaient, et parmi eux le général de la Bollardière, il en est d'autres , non moins titrés et non moins habités du sens de l' honneur et de l'éthique, véritables résistants à l'occupation nazie, qui prirent le parti de l'Algérie française, et parmi eux le commandant Hélie de Saint Marc.
Cette nouvelle guerre de Sept ans fut terrible en raison des dilemmes auxquels elle confronta ses protagonistes français. Il eût été bon que de tels dilemmes eussent également été le lot des chefs du FLN vis à vis de ces populations qualifiées aussi d' "européennes ".

En France l'apport des Français rapatriés d'Algérie partout où ceux-ci ont trouvé refuge et ont reconstruit leur existence, cet apport est incontestable et vivifiant. Mis à part quelques irrédentistes, ils se sont redistribués dans tous les partis, courants et mouvances politiques et syndicales de la France, à droite au centre, à gauche.
Une fois surmontés les premiers " coups de siroccos " et endurés les premiers deuils consécutifs à un si violent déracinement, leurs noms se retrouvent dans tous les secteurs de la vie économique, sociale, syndicale, intellectuelle, universitaire, artistique et sportive. Ce qui atteste clairement qu'en Algérie les Pieds Noirs agissant comme ils agissaient cédaient moins à l'on ne sait quelle nature mauvaise qu'aux contraintes d'un milieu largement fabriqué par d'autres.
Dans un autre milieu, moins anxiogène, moins menaçant, dégagés des toxines du désespoir où les avaient plongés des hommes politiques à la parole oblique , ils se sont déterminés de toute autre façon.

Quant aux juifs d'Algérie, c'est toute la vie cultuelle du judaïsme métropolitaine qu'ils allaient bouleverser dans le bon sens du terme, rendant vie à des synagogues dépeuplées, invigorant des mouvements de jeunesse et d'étudiants, avant de se confronter dés 1967 aux nouveaux dilemmes engendrés par la " politique arabe de la France " vécue comme une nouveau revirement de Gaulle après celui de 1959, une politique de reniement vis à vis de l'Etat d'Israël mais qui allait en rouvrir les chemins d'accès pour beaucoup d'entre eux.

Toutes ces interrogations conduisent à celle-ci que l'on voudrait mettre en perspective : cet incontestable apport, qui peut douter qu'ils en auraient fait bénéficier une Algérie nouvelle dont ils auraient négocié en temps voulu les principes et l'organisation et dans laquelle l'on aurait réellement souhaité et véritablement garanti leur présence ? Utopique ? Chimérique ? Ni le droit, ni la politique n'auraient pu régler dans une Algérie indépendante la question la plus décisive : celle de l'exogamie entre chrétiens, juifs et musulmans ? Probablement mais cette question au bout de cinquante ans n'a t-elle pas été seulement déplacée et différée ? Ne se pose t-elle pas désormais en France aussi compte tenu du bouleversement de sa démographie confessionnelle et de sa sociologie religieuse ? Comment le savoir puisque rien n'a été tenté en ce sens - et pour cause. Il apparaît manifeste aujourd'hui que de Gaulle pour ce qui le concernait ne voulait pas que fissent corps avec la France 9 millions de musulmans ; de la même manière et symétriquement les dirigeants du FLN ne voulaient pas d'autre Algérie qu'une Algérie arabo- musulmane. De ce point de vue, les " accords d'Evian " n'auront été, hélas, que chiffon de papier écrit dans une encre aussi indélébile que l'eau de la dite ville thermale.

Cela fait un demi-siècle que cette collectivité humaine tente de faire entendre sa voix au delà des " histoires " obligées de cette période. Il serait injuste de ne pas l'entendre sous prétexte qu'elle s'éteindra bientôt, que le vent de l'Histoire a fait tourner bien des pages. Sans doute, mais qui peut décider à l'avance du côté d'où le vent soufflera à nouveau ? Et puis, toutes les injustices ne sont-elles pas par essence imprescriptibles ? Le peuple du Sinaï aurait du mal à soutenir le contraire.
Raphaël Draï
Conférence prononcée au colloque organisé par la ville de Nice sur le 50eme anniversaire du rapatriement des Français d'Algérie. (extraits)

http://www.centrefleg.com/index.php/article-et-conference/item/18-memoire-juive-dalgerie

[1] Cf. notre témoignage dans Le Pays d'avant ( Michalon, 2008), Les Pays d'après ( Michalon, 2009), Les pays d'en haut ( Michalon, 2011).
[2] Cf. Jean Matthiex, Civilisations impériales, Editions du Félin, 2000.
[3] Cf. Janine Verdès - Leroux, Les Français d'Algérie de 1830 à aujourd'hui, Fayard, 2001.
[4] Cf, Henri Alleg, La guerre d'Algérie, Temps actuel, 1981.

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Mis en ligne le 26 mars 2013

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