Partir, repartir

Je suis né en 1942 à Constantine. Par l'effet des scélérates ordonnances pétainistes, le décret Crémieux avait été abrogé qui avait conféré aux Juifs d'Algérie la nationalité française. Premier voyage - forcé celui là, d'une nationalité à une privation de nationalité. Heureusement, le débarquement des forces américaines sur les plages algériennes en novembre de cette année empêcha, in extremis, que ce transfert d'état-civil ne se transforme en déportation. Constantine est une ville étrange, surréelle, bâtie sur les bords d'un abîme. L'usage des ponts y est vital. Ceux-ci sont les uns naturels, sculptés à même le roc par des cours d'eau disparus, dont la direction semblait aller à l'encontre des lois de la nature ; les autres construits par l'ingéniosité de l'homme lorsque le vide le défie.
La ville où je suis né, et où j'ai vécu mes enfances et mes adolescence, se répartissait en quartiers peu communicants qu'un ordre du général Mercier dés après la conquête de la ville par les armées française, à la suite d'un assaut hallucinant, avait rendu presque étrangers les uns aux autres : le quartier musulman, le plus adossé aux gorges du Rhummel, de l'oued ombrageux, le seul survivant de l'époque préhistorique, qui sciait la ville en deux ; le quartier juif, qui donnait également sur ces à-pics mais qui commençait de s'en éloigner vers le centre de la ville où Rome, lorsqu'elle y faisait défiler ses cohortes, avait situé son forum ; et puis le quartier européen, situé sur le plateau du Koudiat et qui s'étendait dans les faubourgs Saint Jean et de Bellevue, des quartiers excentrés auxquels on accédait au terme d'une belle promenade, du moins avant que ne commence la guerre d'Algérie.

Après ma naissance, mes parents logèrent dans un petit appartement de fonction, situé au cinéma Nunez, prés du centre de la ville. Ses fenêtres donnaient directement sur le quartier arabe et même sur sa rue la plus chaude. Je le quittai à l'âge de quatre ans pour habiter dans le quartier européen, au 2 rue Henri Martin, du nom d'un des plus attachants historiens de la révolution française. Dés cet âge là, presque tous les jours j'allai rendre visite au reste de la famille, dans le quartier juif. Y aller, en revenir m'étaient de véritables dépaysements et repaysements. Comme il n'était pas question d'abandonner qui que ce soit et qui que ce fût, ces voyages doublement intérieurs me furent comme une manière d'être. Tous les vendredis, à l'approche du Chabbat, ma mère cuisait des pains pour les pauvres du quartier juif. Sur mon vélo " roues 600 " j'allais en grande vitesse les déposer au mausolée de rabbi Chlomo Amar sur lequel veillait la sœur de ma grand mère maternelle. En y pénétrant j'entrais dans un autre monde, celui de la Thora et du Zohar. Constantine, à la fois juive, arabe et européenne devenait à ce moment un corridor de la Jérusalem céleste. C'est depuis mon plus jeune âge que Constantine ne fut pas un simple nom de ville, compact, géographique, mais un réseau de rues, de ruelles, de venelles et de ponts qui signalisaient son histoire tourmentée. Aller d'un quartier à l'autre c'était aussi voyager dans les différents visages de la Cité, découvrir ses couleurs qui changent tant avec les saisons, si fort contrastées là bas ; respirer ses parfums enlacés où prédomine la senteur des acacias.

En septembre 1961, la guerre était devenue si impitoyable, si aveuglée qu'il fallut s'arracher à cette cité natale. En deux heures d'avion je me retrouvai à l'aéroport de Marignane, m'efforçant de ne penser à rien, me sachent incapable de ressentir dans son acuité réelle ce qu'alors j'eusse dû ouvertement éprouver : un total déchirement, à ne plus vous laisser une goutte de sang dans les veines. Imagine t-on ce que cela signifie être arraché du lieu où la vie vous fut donnée, où votre sensibilité s'est formée, où l'on a appris à lire et entendu se former les premières questions posées à l'Homme ? Qui peut voyager en portant sa tête sous son bras ? L'anniversaire de mes vingt ans à Paris fut comme une naissance secondaire, coupée de la première à laquelle elle n'avait plus accès que les nuits, en franchissant le territoire des rêves qu'en ce temps là je ne savais pas encore déchiffrer.
Et pourtant, combien de fois ne suis-je pas revenu en rêve à Constantine, pour déambuler dans ces mêmes rues, ruelles et venelles, comme si mon enfance première protestait de sa survie et exigeait qu'on ne l'oubliât point. A chacun de ces étranges voyages Constantine m'apparaît transfigurée, taillée dans l'émeraude et le saphir, décelant d'autres quartiers et d'autres confins situés dans je ne saurais dire quel espace, que je ne lui connaissais pas. Après de telles nuits les réveils se font à tâtons, comme si l'on voulait recompter les morceaux épars de son corps. Corps personnel et corps familial.

En 1962 mon père était resté en Algérie, croyant dans le sérieux des Accords d'Evian et du plan de Constantine. L'une de mes sœurs était demeurée avec lui. Mon autre sœur vivait avec notre mère et avec mon frère cadet à Montpellier. L'appartement qu'ils occupaient était encore sous les échafaudages à cause de la faillite frauduleuse du promoteur. L'hiver de 1963 fut glaciaire et nous n'avions pas de chauffage. Pour nous réchauffer nous faisions des flambées d'alcool à brûler qui risquaient de nous carboniser. Mon plus jeune frère se trouvait en préventorium à Besançon. A Paris, la famille de mon oncle Raymond chez qui nous avions été " rapatriés " - drôle de patrie que cette patrie fendue par son milieu - était un véritable refuge. Et pourtant dès ces années là il fallut sans cesse prendre le train pour rejoindre les parties éparses de cette famille dispersée. Paris - Montpellier - Paris, presque toutes les semaines, les avis d'appel avec Constantine, le voyage à Besançon, et le pays perdu qui ne laissait pas nos nuits en paix. Puis le retour de mon père en 1964, spolié, rendu étranger à cette ville que la communauté juive avait peuplée depuis l'époque du roi Salomon, longtemps avant la conquête des armées arabes.

… Au bout de deux années je rejoignis une autre Université située entre Paris et Lille. Je m'y attachai profondément puisque presque tout y était à bâtir. Plus de quinze années durant, une ou deux fois par semaine j'accomplis le trajet Paris - Amiens - Paris. Pour des raisons qui m'échappent je ne pouvais obtenir de poste à Paris malgré mes travaux, en dépit de mes responsabilités universitaires, et cela sans que aucun avancement ne me fût jamais refusé. A ce sujet j'ai formé quelques hypothèses mais le temps n'est pas encore venu de relater ma vie proprement intellectuelle et mon engagement dans l'étude de l'univers biblique et des réalités israéliennes. Un de mes collègues à qui je m'en étais ouvert, et qui n'y était pas pour rien, me fit cette réponse qui me décida à éviter les trous noirs et à poursuivre ma route : " Vous n'avez pas assez souffert ".

Depuis 1998, je suis en poste à la prestigieuse Faculté de droit et de science politique d'Aix en Provence. Et depuis 1998 combien de fois n'ai-je pas entendu : " Mais ces allers et retours, cela doit être épuisant ". Répondre non c'est dire l'étonnante vérité. Partir de Paris pour Aix en Provence me pèse moins que de prendre un billet pour le nord ou l'est de la France, avec une exception pour l'ouest mais j'en connais la raison : lorsque j'étais écolier au cours élémentaire à l'Ecole Victor Hugo de Constantine, ma mère - que son souvenir soit bénédiction - m'aidait à dessiner les … châteaux de la Loire. Chaque semaine de l'année universitaire je confirme ce que Jean Grenier observe dans ses Inspirations méditerranéennes : une fois passé Valence, quelque chose en nous se dénoue. Aix est proche de Marseille où j'ai souvent débarqué du Ville d' Alger ou du Sidi Okba au temps des colonies de vacances et des camps scouts. Lorsque je m'y rends en avion, je revois l'endroit exact où je suis arrivé en septembre 1961.
Ah si les êtres de chair pouvaient prendre par le bras ceux qui sont modelés dans le souvenir ! Quelle sorte d'ombre indélébile ai-je bien pu laisser en ces lieux qui n'ont presque pas changé.

…Dans le hall de l'aéroport, le cœur me poingt lorsque, en consultant le tableau des horaires, je lis : Paris - Orly.. Constantine - Ain El Bey … Tel Aviv - Lod … Aller à Constantine m'est toujours interdit, au moins dans les conditions où un tel voyage ne se réduirait pas à un déplacement mortuaire. De grands espoirs étaient nés en 2000 après la première élection de Abdelaziz Bouteflika. Je les ai exprimés dans une Lettre publique[1] dont le retentissement se traduisait en d'autres lettres, venues des deux côtés de la Méditerranée, sans que jamais une once de ressentiment y fût perceptible. Si ces espoirs ont été ruinés, je ne saurais affirmer s'ils l'on été sans retour.
Le soir de mars 2000 où j'ai appris que le voyage de la réconciliation n'aurait pas lieu, j'étais à Aix. La nuit qui suivit, je rêvai que je me retrouvais sur le périphérique parisien, ayant perdu mes papiers d'identité et mon manteau et puis ma veste

[1] Lettre au Président Bouteflika sur le retour des Pieds noirs en Algérie, Michalon, 2000
Raphaêl Draï (revue " Conférence " , 2005) extraits
https://raphaeldrai.wordpress.com/parcours/

Raphaël Draï
Raphaël Draï professeur à la faculté de droit et de science politique d'Aix-Marseille. Chercheur interdisciplinaire en droit, science politique, psychanalyse et théologie, il est l'un des meilleurs connaisseurs actuels de l'univers biblique. Auteur d'une œuvre comportant à présent plus de vingt-cinq ouvrages, il est profondément engagé dans le dialogue des religions et des cultures. Raphaël Draï a notamment publié Abraham (Fayard, 2007), La Communication prophétique (Fayard, 1998) et Identité juive, identité humaine (Armand Colin, 1995).

Né en 1942 à Constantine et décédé le vendredi 17 juillet 2015 à 12 h à Paris.

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Mis en ligne le 22 juillet 2015

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