Un journaliste aux grandes oreilles
Une fois de plus Lucien Bodard cale sa carcasse pachydermique dans un des sièges trop étroits de la Caravelle d'Air Algérie. Une fois de plus, il va " couvrir ", pour France Soir, l'affaire algérienne, Et " Gros Lulu ", comme l'appellent ses copains, n'est pas content. Il grogne.
" Encore le merdier d'Alger !... Alors que je devrais être en vacances près de Calvi, les pieds en éventail ! "
La veille au soir le rédacteur en chef l'a appelé : " Lucien, il y a du nouveau. Il faut que tu y retournes. Cette fois c'est la guerre totale contre l'OAS. On envoie là-bas une brigade de spécialistes... Il nous faut très vite un papier tout chaud là dessus. On compte sur toi. "
C'est pourquoi l'as des grands reporters, dont l'Indochine à assuré la célébrité est le dans ce fauteuil à 10 000 mètres d'altitude. Les mains aux doigts boudinés croisées sur sa bedaine de Bouddha. Il somnole le mégot aux lèvres et de fort méchante humeur. Il somnole, mais d'un œil seulement Comme un gros chat. De l'autre, il observe le mouvement des passagers qui vont et viennent dans le couloir entre les sièges.
Les oreilles surtout qu'il a immenses, fonctionnent. Or, dans un fauteuil du rang précédent il a reconnu Michel Hacq, le directeur de la police judiciaire. Celui-ci est en grande conversation avec Jacques Dauer l'animateur du Mouvement pour la Communauté, et Robert Abdesselam, le député tennisman. Les trois hommes, qui ne se savent pas écoutés, bavardent le plus librement du monde. Et " Gros Lulu " n'en perd pas une syllabe.

Dans Ia bouteille de scotch

Une fois de plus la chance, cette chance qui la accompagné tout au long de sa carrière mouvementée, sourit à Lucien Bodard. Ce dont parlent ses voisins, c'est de la forme que va revêtir désormais la lutte contre l'OAS... Ca tourne à 3000 tours/minute sous le crâne du " Cecil B. De Mille de l'écriture " comme l'appelle avec un brin de malice son concurrent et néanmoins ami Max Clos, du Figaro.
Quelques bribes saisies au vol lui permettent d'approcher la vérité sur la nouvelle stratégie qui sera désormais employée contre les tueurs et les plastiqueurs de l'organisation secrète. Et le voilà qui, mentalement construit la story que son journal attend. Lucien Bodard a compris que les autorités sont décidées cette fois à appliquer les principes de la guerre secrète contre l'OAS. Ce dont il s'agit, reconstitue le journaliste, c'est de décapiter l'organisation tout de suite eu capturant les dix hommes qui à eux seuls l'ont créée. Sans Salan, Gardes, Degueldre, Susini, Godard L'OAS se dégonflera comme une baudruche. Pour y parvenir on va s'efforcer, on a d'ailleurs déjà commencé, de pénétrer ce guêpier grâce à l'apport d'hommes neufs qui n'hésiteront pas à employer les méthodes de leurs adversaires.
" Gros Lulu " en sait assez. Il tient un scoop de taille (une exclusivité en jargon de journaliste}. Dès son arrivée à Alger, il s'installe devant sa machine dans sa chambre de l'Aletti.
Et tandis que les mégots s'entassent dans le cendrier, que le niveau baisse dans la bouteille de scotch, les feuillets dactylographiés s'alignent sur la courtepointe du lit Une vieille habitude qu'il a de juxtaposer ainsi les pages remplies un peu comme on compose une mosaïque et de contempler le tout avec satisfaction quand c'est fini.
" La nouvelle force de choc anti-OAS sera importante ", écrit Bodard. " Cette force sera surtout composée de " nouveaux " : tous les as de l'espionnage, du contre-espionnage, de la guerre subversive, disponibles en France vont être envoyés en Algérie. Ce sont des gens sûrs, aux origines les plus diverses. L'expérience a en effet prouvé que l'on ne pouvait pas compter sur les Pieds-Noirs ni sur les Métropolitains installés depuis longtemps en Algérie. "
" Cette force de choc sera indépendante ", poursuit le journaliste. " Les nouvelles formations anti-OAS ne feront partie d'aucune hiérarchie classique. Ce seront des organismes autonomes, sans sujétion à l'égard des autorités normales, agissant par leurs propres moyens et ne dépendant que des instances les plus hautes. Ils agissent largement en dehors de l'armée et de la police.
Avant tout cette nouvelle force sera secrète. Un secret absolu couvrira les activités et surtout l'identité des membres des formations anti-OAS. Ils travailleront un peu à la façon des réseaux. On va assister à la lutte des réseaux secrets anti-OAS, contre les réseaux OAS. " conclut le grand reporter.
Apres avoir couché sur le papier cette parfaite préfiguration du combat qui se déroulera dans les mois à venir, Lucien Bodard reprend pour qualifier les hommes qui vont se battre dans l'ombre, l'appellation pittoresque inventée par Dominique Ponchardier dans ses Gorilles. Ce seront les " barbouzes ".
L'épithète est lancée. Elle fera florès.
Le lendemain, sur toute la largeur de France-Soir, s'étale le titre accrocheur de l'article à sensation : " Carte blanche aux " barbouzes " pour liquider I'OAS. "
Un article qui vaudra aux confrères de Lucien Bodard quelques télégrammes de leur rédacteur en chef, en termes peu amènes et déplorant le " ratage " de leur envoyé spécial.

Pierre-Albert Lambert - " Historia magazine " - La guerre d'Algérie N°349 (1973)

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Mis en ligne le 05 décembre 2011

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