Effrayé des premiers désordres de la conquête, l'État voulut y mettre un terme.
Les premiers ordonnateurs de l'occupation firent acte d'une imprévoyance si grande, que les soldats purent allumer leurs pipes avec les papiers, titres et registres de l'administration turque. Aussi, quand l'administration française des domaines voulut fonctionner, ne trouva-t-elle rien sur quoi elle pût asseoir ses droits et ses prétentions. Il ne peut me convenir de m'égarer dans des citations d'exemples qui foisonnent ; mais tous concourent à démontrer que le domaine s'abattait un peu à l'aveugle sur tout ce qui, de près ou de loin, pouvait avoir quelque apparence domaniale, et que ses répétitions s'attaquaient à des propriétés qui avaient déjà passé en plusieurs mains, dont la dernière au moins avait pour elle la présomption de bonne foi, et aurait dû en être couverte. De son côté, le bureau arabe, exclusivement chargé de la protection des indigènes et de leurs terres, travaillait de son mieux à n'en rien laisser entamer, et à revendiquer ce qui lui semblait avoir été pris par invasion, ou concédé à titre gratuit ou onéreux par les gouverneurs militaires et par les administrations civiles. Pour cette besogne, le champ était plus vaste encore que celui du domaine.
La constitution de la propriété arabe participait de sa constitution sociale.
Arrivait le génie militaire, qui examinait si, par quelque point, la concession ne touchait pas à des territoires réservés pour des en-cas de fortifications, redoutes, campements, fossés d'obstacles, etc. Survenait le bureau arabe, qui, plus haut encore, criait :
Quelquefois la tribu se présentait en effet avec un titre ancien, et (comme cela est arrivé en 1849, je crois) portant en lui la preuve de sa fausseté : il était non en copie, mais en original, timbré à l'effigie de la république française.
Bon gré, mal gré, si le concessionnaire tenait pied, il fallait arriver à un accommodement, à une transaction moyennant finance. Le caïd, l'aga, le kalifa en prenaient leur part ; le reste allait à la tribu, on ne savait où, car souvent la résistance avait été faite pour le compte d'une tribu qui n'existait plus guère que de nom.
Cela avait lieu pour les grandes concessions, les concessions qui ne se rattachaient à aucun système de colonisation administrative par agglomérations de cultivateurs et constructions de villages, avec un chiffre arrêté d'habitants et d'hectares de terre.
Ces lenteurs de l'administration civile provenaient en grande partie des difficultés domaniales ou indigènes pour la formation d'un état des terres concessibles. Elles tenaient aussi au système qui avait été adopté pour la colonisation par groupes d'individus et de propriétés, et, à ce second système, conséquence du premier, d'imposer un mode général d'exploitation et de cultures, auquel résistait le plus souvent la nature même des terrains concédés. Et ce que je dis de quelques cantons, je devrais le dire de toute cette vaste étendue de pays comprise, du Hamise à l'Arrach, entre les collines du Sahel et le petit Atlas. On parcourt là des quarante et cinquante kilomètres de cette terre promise de l'Algérie sans avoir autre chose que des broussailles et des marais ; on gravit encore des dix ou douze cimes de montagnes sans rencontrer d'autre végétation arborescente que des myrtes, des oliviers sauvages et des lentisques, moins forts et moins hauts souvent que les genêts épineux de nos landes. Aussi la plus petite construction en maçonnerie, dans cette portion du sol algérien, était-elle hors de prix, même pour la borner au rez-de-chaussée ; et l'habitation au rez-de chaussée, quand les pluies arrivent, force les colons à n'avoir souvent d'autre issue que la fenêtre par où ils se sauvent avec les poules et les canards. Les colons résolus, que j'ai déjà appelés obstinés, et il en est un bon nombre dont on ne saurait trop admirer le courage, s'étaient donc mis, quand on ne les expulsait pas, à élever des constructions arabes, de vrais gourbis avec des bois bruts, de la terre-glaise, des roseaux et des branches sèches pour toitures. La fièvre s'y logeait en maîtresse, il est vrai ; mais ils tâchaient de vivre avec elle en lui abandonnant par semaine trois jours de leur santé sur sept. Pour faire fonctionner son système de colonisation par groupes d'individus et de propriétés, l'administration avait un petit personnel de géomètres en titre d'office. Ces messieurs étaient chargés d'indiquer les points divers où des villages pouvaient être fondés, et de grouper autour des lots de terrain par huit, dix, douze, rarement quinze hectares. Ce travail adopté et paraphé à Paris, l'administration attendait qu'elle eût dans ses cartons un nombre de demandes en concessions équivalant aux deux tiers environ du chiffre total des lots formant la circonscription projetée. Les impétrants étaient appelés. Ils devaient justifier de la possession de trois ou quatre mille francs. Cette justification n'était pas difficile : il existait même une petite spéculation là-dessus, et il est tel paquet de billets de banque qui, passant de mains en mains, moyennant une redevance un peu usuraire, a fait pour un jour un petit capitaliste d'un pauvre hère qui n'avait pas un sou vaillant. Enfin, le nombre des colons étant arrêté et paraphé à son tour, il était, en grande solennité administrative, procédé sur place à la distribution des lots : non au sort, ce qui aurait paru juste, mais au choix, ou caprice de M. le géomètre, ce qui parfois donnait lieu à des plaintes, mais tout bas, car M. le géomètre était un homme puissant , à la fois arpenteur, architecte, conducteur des travaux et maire provisoire. Il ne faisait donc pas bon toujours de s'y heurter. - Allons, voilà des plans de maisons ; il y en a pour tous les goûts et pour tous les prix. Vite, à l'œuvre : dans six mois, un an, deux ans au plus, il faut que le village soit debout, blanchi, habité et florissant.Loin, toujours fort loin. Très-bien! Mais alors voilà un pauvre malheureux qui avait lu dans les journaux officiels et aussi dans les journaux non officiels, leurs complices involontaires, que sous la direction intelligente de l'administration, avec le concours éclairé de l'État, l'Algérie se peuplait de colons sérieux, se couvrait de beaux villages ; il avait tout vendu en France pour se former un petit capital ; il l'avait écorné pour vivre jusqu'au jour où il avait pu se mettre à l'œuvre, et il était obligé de l'écorner encore pour acheter tout le matériel d'un charretier. On voit ici le nombre de voyages pour la pierre, pour la chaux, pour les fers, pour les denrées alimentaires, et tout cela à vingt, trente, quarante kilomètres souvent. Pour amener tous ces charrois sur l'emplacement du tracé du village et de la maison, y avait-il au moins des chemins praticables ? Non. Par une étrange pétition de principes, l'administration ne devait construire le chemin qui mène au village que lorsque le village serait bâti. Il advenait de tout cela que, dans la plupart des villages de création récente, bien des demeures élevées à peine au-dessus des fenêtres du rez-de-chaussée étaient demeurées sans toiture et inachevées. Le pauvre colon avait épuisé son pécule en achats et en transports de matériaux avant d'avoir pu les relier et les élever en édifice. Souvent son cheval s'était tué, sa charrette s'était brisée, lui ou quelqu'un des siens s'était noyé en passant par un torrent grossi tout à coup, en marchant à travers des terres incultes, coupées de marais, obstruées de broussailles, ravinées de fondrières, hérissées de quartiers de roches.
Ce qui s'était dit pour les chemins se disait pour les fontaines publiques : " Après la construction du village. " Et avant de bâtir sa maison le colon avait à creuser le puits où il trouverait l'eau nécessaire pour dissoudre sa chaux, gâcher son mortier, et cuire les aliments de sa famille et de ses maçons.
Du moment où il avait lié le colon à telle partie du sol plutôt qu'à telle autre, où il avait ainsi forcé le colon à subir la loi du milieu territorial où il l'avait placé, et où par conséquent le colon n'avait ni le choix du siège de son exploitation, ni le libre arbitre des voies et moyens, l'État avait le devoir de lui rendre toute chose aisément praticable. Sans cela il ne faisait pas de la colonisation par patronage, il faisait de la colonisation par tyrannie. Seulement, au lieu de bâtir des pyramides comme en Egypte, il élevait des villages.
On avait fait de l'Algérie le Botany-Bay des pénitenciers militaires ; les condamnés aux diverses peines du Code de la guerre y étaient par milliers ; au lieu de les mettre en adjudication et de les livrer à des entrepreneurs de chaussures, de chapeaux de paille et de toutes sortes de confections qui font concurrence aux ouvriers, des industries libres, ne pouvait-on les envoyer aux dessèchements des marais, aux défrichements des terres, aux exploitations des carrières et des bois ?
Le colon avait deux années, je crois, pour triompher de ces obstacles. Si, à l'expiration de ce terme, il n'avait pas bâti sa maison, cultivé moitié au moins de son lot de jardin et de son lot rural, un inspecteur colonial passait par là qui, s'il n'eût été humain, avait le droit de le déclarer déchu et de le faire exproprier. Il est vrai que souvent l'expropriation ne se serait adressée qu'à ce quelque chose qui n'a plus de nom, et qui, depuis six mois, avait été couché là, sous le sol, par la misère, par le désespoir et par les souvenirs tuants du pays. Oh ! je le sais, l'administration avait des entrailles ! Elle promettait le quatrième bœuf au colon qui en achetait trois ; mais quand ce quatrième arrivait, il était resté si longtemps en route que le troisième avait eu le temps de mourir. Elle fournissait les grains des premières semailles ; mais ils arrivaient si tard que le temps de la moisson était venu, et que, pressé par le besoin, le colon portait le blé au moulin et l'orge à l'étable ou au marché. Quand les pauvres mères ne pouvaient plus allaiter leurs petits enfants, elle ordonnait l'envoi d'une vache laitière ; mais quoi encore ! Cette vache s'était si longtemps amusée aux grandes herbes des fossés du chemin, ou bien elle avait été si surmenée pour hâter sa marche, que le jour où elle arrivait son lait avait disparu ; ou, douleur plus grande ! L'enfant était mort.
Aussi, malgré les meilleures intentions du pouvoir et de l'administration, malgré les sommes énormes jetées en indemnités et en secours, combien, dans ces villages tout blancs au dehors, il y avait de maisons habitées par l'oisiveté et par la misère, veuves d'ustensiles, de lits, de pain sur la planche, de bestiaux à l'étable ! Il n'y avait là souvent que le père, la mère, des enfants sans linge, sans fraîcheur, maladifs, et tous découragés, regrettant presque de ne pas être morts, comme leur voisin, avant d'avoir construit la maison qui les avait ruinés.
Pour écrire et répandre un manuel du laboureur et du planteur, cependant, les éléments n'auraient pas plus manqué que pour le manuel d'hygiène. Je ne parle point, pour ce travail, d'une commission de savants : science et expérience sont deux ! Mais d'agriculteurs ayant expérimenté par eux-mêmes, à leurs dépens. J'en ai connu beaucoup ; les Pantin, les Reverchon, les Léothau, les Trottier, les Gauran, colons résolus, hardis, vrais pionniers de notre colonisation, auraient certes été fort capables de mettre la main à une étude agronomique sur les diverses natures du sol algérien, sur les cultures qui conviendraient à chacune d'elles.
C'étaient pour la plupart des artisans que le chômage avait chassés de France et suivis en Afrique ; des employés subalternes du nombreux personnel des bagages et des petites industries qui se traînent derrière les bataillons en marche, et qui avaient été licenciés et ruinés par les cantonnements des troupes après la pacification des Arabes.
De la terre, de vrais laboureurs, de vrais jardiniers, de vrais horticulteurs. En 1846, le zèle échauffé des préfets des départements du midi de la France procéda à une sorte de raccolement assez semblable à celui que messieurs les sergents de l'ancien régime pratiquaient si dextrement sur le quai de la Ferraille.
Hélas! L'appel de l'État avait été trop vite entendu ; les préfets de la France avaient trop bien servi les vœux du gouvernement d'Alger. Ce fut comme une irruption, un encombrement de richesses. Rien n'était prêt pour recevoir cette masse d'immigrants : ni les villages, ni les fermes, ni les terres. On ne savait où les loger. Le lazaret, l'église Babazoun elle-même regorgeaient.
Oh ! Certes, celle-là fut bien une entreprise du gouvernement. Qui ne se souvient de ces bateaux qui l'emportaient, tout pavoises de drapeaux et de banderoles ? Des chants et des adieux dont ils retentissaient au départ ?
Que reste-t-il de tant de pauvres ménages partis avec des enfants souriants dans les bras ? Et de ces jeunes hommes à l'air si insouciant, et qui portaient en eux toutes les volontés et tous les courages ? Et de ces jeunes filles accortes, qui, chaussées de brodequins de soie, les mains dans des gants de fil, coiffées d'un petit chapeau tout enrubanné, tout coquet, et un fin mérinos ou un léger tartan sur l'épaule, semblaient croire que là-bas on allait trouver tout un monde plaisant de bonnes fortunes, et une sorte de continuation des bals de Sceaux ou de Saint-Cloud, les palmiers seulement remplaçant les hauts marronniers ?
Hélas ! Vers ces terres d'Aïn-Béniam, d'Ain-Sultan, de Bourkika, du lac Halloula, du Kobrir-Roumia, mes compagnons d'exil m'ont dit avoir rencontré quelques anciens jeunes hommes de cette émigration, qui avaient été frappés, les uns de cécité, les autres de paralysie, tous de fièvre et de misère, hâves, jaunes et nus ; et aussi quelques femmes, une vieille grand'mère qui avait ramassé deux petites filles à côté de sa fille et de son gendre morts. Ces malheureuses créatures faisaient tous les jours cinq, six kilomètres pour aller chercher aux ateliers de la transportation la soupe et le pain qu'une infortune partageait avec une autre infortune. Cappot, Jean-Gabriel (1800-1863). " Algérie française " (extraits). 1856.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France |
Mis en ligne le 24 juin 2013