Transportation ou déportation ?

En conclusion de cette étude, il faut rappeler que la mauvaise définition des rapports entre l'exécutif et le législatif est souvent présentée comme un défaut de la Constitution de 1848 et comme une des causes de la chute de la Seconde République. Le traitement de la question des insurgés de Juin en est une parfaite illustration du manque de coordination entre les pouvoirs car tandis que le législatif délibère, l'exécutif gracie. A l'évidence, cette politique de grâces n'est pas elle-même innocente puisqu'elle permet, sous couvert de générosité, d'éloigner les plus indésirables et de déconsidérer les graciés.

Constatons également que les membres des deux Assemblées Nationales qui se succèdent, Constituante et Législative, font preuve d'un véritable "acharnement législatif", pour donner une apparence légale, pour justifier l'injustifiable dans une démocratie : la transportation sans jugement d'insurgés politiques.

Dès le 27 juin 1848, le choix du mot "transportation" aux dépens de celui de "déportation", dénotait la volonté d'établir une distinction entre des hommes qui seraient condamnés en raison de leurs idéaux politiques et auxquels s'appliquerait la peine de déportation, et les insurgés de Juin, qui, par la violence de révolte ont, aux yeux des élus, remis en cause le suffrage universel et la classe qui l'incarne.

Les raisons que nous avançons de la distinction entre "transportation" et "déportation" sont d'autant plus pertinentes qu'un projet de loi sur la déportation politique est étudié concomitamment par l'Assemblée législative. En effet, le 12 novembre 1849, le jour même où le rapport Crouseilhes relatif à la loi sur la transportation des insurgés de Juin est discuté en urgence devant l'Assemblée, le ministre de la Justice Rouher dépose un projet de loi sur la déportation politique (1). Il s'agit donc bien de l'opposition entre deux systèmes de répression, du moins au point de vue juridique, car dans la réalité vécue par les transportés et les déportés politiques, ces deux systèmes relèvent d'une même logique : celle du grand éloignement.

Le choix définitif du système de la transportation politique pour les derniers insurgés de Juin détenus à Belle-Ile appartient à un contexte de "peur sociale". En juin 1848, il y a 44 ans que la France n'est plus en république, la nouvelle Constitution n'est même pas encore rédigée ; en janvier 1850, elle est à peine appliquée, et pour ces élus de la Constituante comme de la Législative, les insurgés apparaissent comme des ennemis susceptibles de détruire l'édifice républicain encore fragile, mais aussi, selon le vocabulaire d'alors, comme des "mohicans, des barbares, des bêtes fauves".

Charles Seignobos avait déjà tout dit :
"Les hommes cultivés n'avaient même pas sur les sentiments des ouvriers les notions superficielles que la littérature donne à notre génération ; des hommes du peuple se battant pour leur compte leur semblaient ne pouvoir avoir d'autre but que de piller ou de tuer. " (2)

Si l'ensemble des développements qui précèdent contribue à une meilleure connaissance des transportés de 1848, en revanche leur devenir individuel respectif n'y est pas traité. La dernière colonne signale les 30 d'entre eux qui seront par la suite transférés en Guyane. Des travaux ont été réalisés sur le centre de Lambessa en Algérie où ils ont été regroupés. Mais les "transportés de 1848" seront rapidement rejoints en Algérie notamment à Birkadem et Douera par les "transportés de 1852" et par d'autres condamnés politiques du second Empire ainsi que des repris de justice bien plus nombreux qu'eux. À notre connaissance, les études à propos des transportés politiques en Algérie concernent l'ensemble de la transportation politique sans distinction de leurs condamnations initiales. En plus des travaux Marcel Emerit déjà cités mentionnons ceux de Fernand Rude dont "Mourir à Douéra" et de Georgette Sers ainsi que le mémoire de maîtrise, L'Algérie de 1848 à 1858 : 10 ans de transportation politique, de Véronique Ragueso (3). La bibliographie sur ce thème pourra être complétée avec profit en consultant de Jean-Claude Farcy, la Bibliographie d'histoire de la justice en France (1789-2004) sur le site de Criminocorpus. (http://www.criminocorpus.cnrs.fr/rubrique2.html)

Il est certain qu'un grand travail universitaire à propos des "Bagnes d'Afrique" pour reprendre l'expression de Charles Ribeyrolles (4), mériterait d'être mené, en particulier, à partir des Archives d'Outre-Mer (5).

Dans l'attente de ce grand travail, un article à destination du site Criminocorpus est en cours de rédaction. Il traitera de l'utilisation d'une législation d'exception pour transporter les politiques sous le second Empire en prenant pour exemple la transportation politique en Guyane. Nous tenterons également d'établir avec un tableau joint la liste de tous ces transportés politiques quelles que soient les origines de leurs condamnations ainsi que leurs devenirs.

1. Dépôt de la loi : Moniteur, novembre 1849, pp. 3643 & 3683. Exposé des motifs Moniteur, du 15 novembre 1849, p. 3683. Lire de L.J. Barbançon sur le site Criminocorpus : "La loi de déportation politique du 8 juin 1850 : des débats parlementaires aux Marquises" http://www.criminocorpus.cnrs.fr/article128.html.
2. Cité par Maurice AGULHON, dans : "1848, ou l'apprentissage de la république 1848-1852", tome 8 de : Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, 1973.
3. Fernand RUDE "Mourir à Douera", pp. 7 à 23, Le Mouvement Social, n° 161, octobre-décembre 1992, Les Éditions Ouvrières ; Pauline ROLAND, Arthur RANC, Gaspard Léonce ROUFFET et Fernand RUDE, Bagnes d'Afrique : trois transportés en Algérie après le coup d'état du 2 décembre 1851, La Découverte, 1981 ; Georgette SERS, "Recherches sur l'activité des transportés en Algérie", p. 47-75, 1848 et les Révolutions du XIXe siècle, Tome XLVII, bulletin n° 185, février 1949. Véronique RAGUESO : L'Algérie de 1848 à 1858 : 10 ans de transportation politique, (mémoire de maîtrise), Université de Provence, 1991.
4. RIBEYROLLES Charles, Les Bagnes d'Afrique. Histoire de la transportation de décembre, Jeffs, Londres 1853.
5. Signalons : la série 10 G Service pénitentiaire du Gouvernement Général de l'Algérie. 10 G 1 à 10 G 2 : transportés au pénitencier de Lambessa (1848-1868), 10 G 3, transportés de décembre 1851, 10 G 4 à 10 G 7, Transportés de 1858 à 1859. Voir "Annexes", tableau récapitulant les navires, les effectifs des convois, les dates de départ et les lieux de transportation : document n° 20.

L'ensemble constitué par la présente étude, par celle intitulée "Transporter les insurgés de Juin 1848" mis en ligne sur le site Criminocorpus (http://criminocorpus.revues.org/153), par la publication prochaine du travail à propos des transportés politiques du Second empire en Guyane, ainsi que l'article relatif à La loi de déportation politique du 8 juin 1850 : des débats parlementaires aux Marquises, déjà mis en ligne sur le site Criminocorpus (http://criminocorpus.revues.org/149), fera apparaître la transportation des insurgés de Juin pour ce qu'elle est : une répétition générale des déportations massives qui suivront le 2 décembre 1851 et un prélude à la déportation des Communards.

http://criminocorpus.revues.org/153


Mis en ligne le 08 jan 2011

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