L'affaire des français disparus en Algérie
Publié par HISTORAMA n° 90 de Aout 1991

En 1962, l'Algérie accède à l'indépendance, traumatisée par huit années d'une guerre cruelle dont la dernière n'a pas été la moins dure.

La lutte du gouvernement français contre l'OAS a connu des phases diverses. Le pouvoir gaulliste a rencontré des difficultés. Pour écarter la menace, il a usé de méthodes contestables. L'emploi d'équipes de " barbouzes" en est un exemple. Au début de l'année 1962, celles-ci enlèveront des militants et des personnalités favorables à l'Algérie française, qu'on retrouvera assassinés. Quelques dizaines de cas seront signalés. Toutefois, les barbouzes envoyées à Alger seront mises hors jeu par les commandos du lieutenant Degueldre.

Au moment des accords d'Évian, le gouvernement veut casser le ressort principal de l'organisation clandestine : le soutien qu'elle reçoit dans les grandes villes d'Algérie de la masse de la population européenne. Démoraliser cette population va devenir l'objectif primordial des stratèges de la lutte anti-OAS.

Un événement capital lourd de conséquences va alors se produire : une nouvelle vague d'enlèvements d'Européens va se déclencher au début de mars 1962. A partir du cessez-le-feu du 19 mars, elle sera quotidienne et systématique ; elle frappe des dizaines, puis des centaines de personnes. Cette fois, elle est perpétrée par des commandos du FLN, fortement retranchés dans les quartiers musulmans d'Alger et d'Oran où l'armée française a reçu l'ordre de ne plus patrouiller. Le FLN a pris le relais des barbouzes et il sera bien plus efficace.

Dans cette besogne, la zone autonome d'Alger du FLN va se distinguer Son chef, Si Azzedine, n'hésitera d'ailleurs pas à en revendiquer la responsabilité dans un livre intitulé Et Alger ne brûla point (1).

Qui est ce personnage ?

Né en 1934 à Bougie, il s'appelle de son vrai nom : Rabah Zerari. Ex-commandant de la willaya 4 (Algérois), il a été mêlé à de nombreuses opérations célèbres. Arrêté en 1958 par les paras de Massu, il a été " retourné ", c'est-à-dire qu'il a accepté de se rallier à la " paix des braves ". Renvoyé dans sa willaya puis à Tunis, et censé y prêcher la fin des combats, il se " retournera" nouveau pour reprendre des responsabilités au sein du FLN. Il voyage au Viêt-Nam et en Chine. En 1962, le GPRA l'envoie dans la capitale algéroise pour réorganiser la Zone autonome et y mener le combat contre l'OAS. Il arrivera à Alger, en principe Le 5 juillet 1962 clandestinement, mais par la Caravelle régulière de Paris tout de même, ce qui laisse rêveur.
Or l'acceptation du cessez-le-feu par le FLN ne l'empêche pas de mener des opérations terroristes, bien au contraire. La pratique des enlèvements s'explique en effet par le souci de ne pas porter atteinte aux accords du 19 mars. En pratiquant le rapt, le FLN évite d'utiliser des armes à feu et donc les formes les plus sanglantes du terrorisme ; le cessez-le-feu est techniquement intact. En revanche, la psychose de terreur qui se répand est énorme et, à cet égard, le but recherché est atteint. En faisant disparaître des Européens, on intimide la population pied-noir, on la pousse à l'exode. Là encore, Si Azzedine a revendiqué clairement sa responsabilité: " L'exode massif des pieds-noirs est aussi la conséquence des enlèvements perpétrés par des groupes de la Zone autonome" (page 217, Et Alger ne brûla point, op. cit.). Des écrits sur ce sujet, divers témoignages historiques, laissent penser que la population européenne fut indistinctement visée. Tout Européen passant dans les zones périphériques se retrouvait systématiquement enlevé.

L'OAS subit de nombreuses arrestations, dont celles de quelques-uns de ses principaux chefs. La lutte continue néanmoins car le soutien des pieds-noirs demeure puissant. Aussi les enlèvements vont-ils redoubler. A la longue, la lutte des partisans de l'Algérie française vacillera tandis que se désorganiseront les réseaux de l'organisation clandestine.

Entre-temps, la population européenne, traumatisée et totalement abandonnée des autorités françaises, commence à s'entasser dans les ports et les aérodromes afin de se réfugier en France. Des commandos du F.L.N. poursuivent les fugitifs jusque dans ces enceintes où l'insécurité est souvent totale.

En proie lui-même à des divisions intestines, le FLN s'émiette à son tour. La forme de terrorisme pratiquée a fait monter à la surface les pires instincts et les pires individus. Des adolescents désœuvrés devenus militants ont enlevé, séquestré et torturé à tour de bras dans le cadre d'une stratégie qui se voulait politique. Désormais, c'est par pure convoitise, et pour leur propre compte, qu'ils vont pratiquer l'enlèvement. C'est parce que leur voiture, leur appartement ou leur femme ont plu que des pieds-noirs vont disparaître. Pour être juste, signalons que ces voyous, qui se baptisent fédayins, n'épargnent pas leurs coreligionnaires, et de nombreuses musulmanes seront violentées. Le chef du gouvernement provisoire de la République algérienne, Ben Khedda, le dénoncera lui-même en arrivant à Alger le 5 juillet.

1 700 pieds-noirs portés disparus

La mécanique diabolique mise en route précédemment continue, en effet, à fonctionner en dehors de toute logique politique. Une vague de criminalité et d'anarchie submerge Alger et Oran où sévit alors une masse diffuse de groupuscules pillards et violeurs.
Avec la proclamation de l'indépendance, une nouvelle étape est abordée. Alger a vu partir de très nombreux pieds-noirs. Juin et juillet 1962 ont été marqués par un spectaculaire exode des Européens d'Algérie. Par avion et par bateau, dans des conditions de désordre et d'impréparation indescriptibles, nos compatriotes iront s'entasser dans le Sud de la France, où le gouvernement de De Gaulle n'a rien prévu pour les recevoir.

Pourtant, quelque 400 000 pieds noirs sont encore sur le territoire algérien en août 1962. Ils n'y resteront pas car l'insécurité, loin de cesser, avec l'indépendance, s'est accrue. Ralenti en août, l'exode va reprendre avec force.

A Alger, le FLN a dissous la Zone autonome et confié la gestion de la ville aux troupes de la willaya 4. Celles-ci ne feront que reprendre le relais des fédayins: occupations d'appartements, perquisitions arbitraires, enlèvements d'Européens se poursuivent et se multiplient.

Le mois suivant, Ben Bella chasse le GPRA et s'installe à Alger. Plusieurs fois, il demandera que cessent les désordres et que soient libérés les disparus. Certains seront effectivement libérés, mais on restera sans nouvelles des victimes dans la majorité des cas recensés. L'affaire prend l'ampleur d'une énorme tragédie. Le secrétaire d'État aux Affaires algériennes, feu Jean de Broglie, évaluera officiellement à 3 018 le nombre des enlevés. Environ 1 300 seront libérés, mais quelques 1 700 pieds-noirs restent à ce jour portés disparus (2). La certitude ou la quasi-certitude du décès de quelque 800 d'entre eux sera officiellement affirmée, quoique toujours contestée. Il existe d'ailleurs des raisons de penser que les chiffres du secrétariat d'État sont inférieurs à la réalité.
Du reste, même en admettant ces chiffres, 1 700 disparus représentent pour une communauté d'un million de personnes un chiffre tout à fait inacceptable. Qu'on y songe : si, proportionnellement, de telles pertes frappaient les 55 millions d'habitants de la France actuelle, elles s'élèveraient à 88 000 disparus.

Septembre et octobre 1962 verront partir les ultimes représentants des Français d'Algérie, dont le nombre tombera vite au-dessous de 100 000 personnes, pour se réduire encore de moitié l'année suivante.

L'Algérois est loin d'être seul touché. Le 5 juillet, dans la grande cité portuaire de l'Est de l'Algérie, à Oran, où les combats entre l'OAS, la gendarmerie et le FLN ont été très violents jusqu'en juin, l'aube de l'indépendance s'ouvre sur un massacre.
L'autorité française a passé le relais à une administration algérienne qui va se révéler fantomatique bien que sept katibas aient fièrement défilé dans la ville deux ou trois jours auparavant. Les troupes françaises, commandées par le général Katz, comptent environ 14000 hommes (selon d'autres sources, 18000 hommes. Ndlr). Elles sont peu visibles, repliées dans leurs casernes.

Le 5 juillet au matin, d'immenses cortèges se forment dans la partie musulmane de la ville et gagnent le centre. Ils célèbrent l'indépendance. Selon de multiples témoignages, l'atmosphère est joyeuse mais de nombreux manifestants sont armés.
Vers 11 heures, les grandes avenues sont noires de monde. Dans des conditions demeurées obscures, une fusillade éclate. A Alger, mais seulement à Alger, le FLN prétendra ensuite que des provocateurs de l'OAS avaient tiré sur la foule musulmane. Jamais la moindre preuve n'est venue confirmer cette déclaration. A Oran, l'organisation du FLN, quant à elle, ne la reprendra pas à son compte, bien au contraire, elle mettra en cause des groupes de tueurs musulmans, opérant dans les faubourgs de Petit Lac, Victor Hugo et Lamur. Elle en fera d'ailleurs fusiller un certain nombre, a-t-on dit.

Après la fusillade dont on ignore par conséquent comment elle a débuté, des groupes d'hommes armés, les uns en uniforme, les autres en civil, se mettent à tirer sur tous les Européens qu'ils rencontrent. Les immeubles, fenêtres et portes cochères sont longuement mitraillés. Des bâtiments sont envahis, ainsi que des bureaux et des commerces, les pieds-noirs qui s'y trouvent sont abattus ou arrêtés. Des gens interpellés sont conduits au commissariat central. Les témoignages varient sur le sort qui leur est réservé : certains disent avoir été battus, d'autres bien traités. En revanche, d'autres Européens seront conduits au stade municipal ou au parc des expositions, voire directement dans les quartiers arabes. On considère aujourd'hui que la plupart ont été exécutés.

Certaines relations soulignent également que des musulmans sont intervenus dans différentes circonstances pour protéger les Européens. Presque tous les témoignages dont on dispose font état d'un nombre élevé de victimes européennes. Ils font apparaître, en outre, la carence de l'armée française qui n'est intervenue que tardivement, à partir de 16 heures (voire 17h. Ndlr), alors que le massacre avait débuté à 11 heures. Plusieurs témoignages placent cependant cette intervention à 14 heures ou 14 h 30. Indiquons aussi que diverses personnes font état de l'intervention de soldats français avant cette heure-là, mais il semble qu'il se soit agi d'interventions ponctuelles pour sauver des civils, et uniquement à proximité des cantonnements militaires. Deux témoignages portés à notre connaissance rapportent l'intervention de l'infanterie de marine contre les soldats du FLN, à la gare d'Oran, en milieu d'après-midi. Il demeure que la majorité des survivants dénoncent le retard des secours militaires et le fait que le massacre s'est déroulé sans obstacles, pratiquement jusqu'à la fin de l'après-midi. Le général Katz aurait déclaré à un journaliste qu'il avait donné l'ordre d'intervenir à 11 heures. Son secrétaire, M. Godechot, affirma en 1972, dans les colonnes du Monde, que l'armée était intervenue dès le début.

On ne peut que constater l'écart entre ces déclarations et les témoignages des Oranais interrogés. On en jugera par ces lignes :

" Quel était ton nom toi qui pendais au croc de la boucherie proche du cinéma Rex ?
"Qui étais-tu toi qui dépassais d'une poubelle et dont la gorge était ouverte d'une oreille à l'autre ?
"Malheureuse, toute dévêtue et éventrée, qui gisais devant la Galiléenne, c'était bien fini pour toi [ ... ] Il [Katz] n'est pas intervenu pour enrayer le massacre"
(témoignage de M. Vale, numéro de septembre 1971 de l'Écho de l'Oranie, publié à Nice).

Certains évalueront à 1 500 ou 2 000 le chiffre des pieds-noirs disparus ce jour-là, mais on manque d'éléments d'appréciation. Le Dr Alquié, ex adjoint au maire d'Oran, présent dans la ville, déclara en 1972 qu'il avait reçu le lendemain 500 demandes de recherche.
Les journaux de l'époque avaient fait état d'une centaine de victimes de la fusillade, dont 20 Européens. Ce chiffre fut repris par M. Godechot en 1972. Or, selon certains médecins, ce chiffre correspond uniquement à celui des gens décédés à l'hôpital. Les cadavres relevés dans la rue n'entrent pas dans cette statistique.

Sur les 3 018 enlevés figurant dans la comptabilité de Jean de Broglie; 1 300 furent retrouvés et libérés. Les 1 700 autres (toujours selon la comptabilité officielle) sont généralement présumés morts, mais 800 seulement avec certitude (cadavres retrouvés ou témoignages concordants). Pour les autres, on reste dans l'incertitude.

Les Européens enlevés à Alger dans la première période, celle où sévissaient les commandos de la Zone, ont probablement été exécutés dans les prisons clandestines établies par certains groupes, dans des villas de Beau Fraisier ou de Frais Vallon, ou encore dans les lupanars de la basse casbah que le FLN avait transformés en centres de détention. La Zone autonome n'avait pas la possibilité de conserver longtemps des prisonniers, qu'il aurait fallu surveiller et nourrir et dont l'état physique et moral était nécessairement mauvais. La découverte de plusieurs charniers dès cette époque l'indique clairement. Si Azzedine fait allusion à de tels charniers, de même qu'un officier ayant témoigné au procès du capitaine Murat ainsi que le correspondant du journal Le Monde, dans le numéro du 2 août 1962. Un émissaire envoyé en Algérie dans les mois suivants par l'Association de défense des droits des Français d'Algérie, animée par le général Bouvet, déclara de son côté avoir pu repérer plusieurs charniers.

Les Européens enlevés dans la période postérieure à l'indépendance par des troupes appartenant à diverses willayas ont probablement, pour une partie d'entre eux au moins, été détenus dans des camps militaires. Une intendance plus ou moins effective aurait pu théoriquement les prendre en charge. Il reste que leur sort est un mystère total.

Certains écrits consacrés au sujet indiquent parfois que tous les Européens enlevés en 1962 n'ont pas péri à ce moment-là. Quelques témoignages, à vrai dire fort peu nombreux, et généralement très vagues, semblent faire apparaître que des Européens étaient encore détenus en 1963 et 1964. Il faut admettre aujourd'hui que leur mort paraît l'issue la plus probable

Le gouvernement français d'alors n'a guère réagi aux enlèvements jusqu'à l'indépendance. Ensuite nos compatriotes ayant continué à disparaître, il tenta, notamment M. Triboulet, ministre des Anciens combattants, d'instaurer une Commission de sauvegarde des personnes et des biens, comme prévu par les accords d'Évian. Celle-ci n'eut qu'une existence théorique et fut parfaitement inefficace.

Après l'arrivée à Alger de Ben Bella, il semblerait que le gouvernement français ait exercé quelques pressions pour que soient relâchées les personnes détenues ; il obtint à cet égard quelques résultats appréciables. Toutefois, alors qu'il disposait d'énormes moyens de pression (le nouvel État n'avait pas de budget et ses fonctionnaires furent longtemps payés sur le budget français), il ne fit pas, c'est le moins qu'on puisse dire, tout ce qui était possible. La discrétion était alors la règle d'or, selon les déclarations mêmes de Jean de Broglie, et l'activité des agents consulaires resta en conformité. Certains se dévouèrent beaucoup néanmoins, mais depuis vingt-huit ans, un silence presque total couvre cette affaire du côté officiel.

Jean Montrey - HISTORAMA n° 90 de Aout 1991 (extraits)

1. Paru aux éditions Stock (1980).
2. Dont 60 enfants selon Disparus en Algérie du capitaine Leclair, éd. Grancher, 1986.

Retour en haut de la page

Retour au menu "Période - Raisons"


Mis en ligne le 19 mai 2011

Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -