La Compagnie genevoise
Un colonialisme sans Etat ?

Dans une monographie parue cet automne, l'historien Claude Lützelschwab[1] examine en détail le cas d'une entreprise de "colonisation privée" financée depuis Genève : la Compagnie genevoise des colonies de Sétif. "Sire, une Société, composée de propriétaires et de capitalistes genevois, offrant au gouvernement les meilleures garanties de moralité et de solvabilité, sollicite la concession de 20 000 hectares de terre aux environs de Sétif, pour y fonder des villages qui seraient peuplés de familles originaires de Suisse." Ainsi débute le rapport du secrétaire d'Etat à la guerre à Napoléon III au sujet du projet d'une poignée de riches Genevois. L'Empereur signe, en avril 1853, un décret accordant la concession de 20 000 hectares dans les environs de Sétif en Algérie, une région de hauts plateaux entre la Kabylie et les Aurès. C'est le début de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif. Cette entreprise coloniale devait durer plus d'un siècle, prenant fin en 1956 avec l'expropriation de la société dans le contexte de la guerre de décolonisation algérienne.

Double intérêt

Pour les historiens, la Compagnie genevoise des colonies de Sétif présente un double intérêt. D'une part les activités de cette société permettent d'examiner en détail comment s'articulent les intérêts d'une entreprise capitaliste et la politique coloniale d'un Etat. D'autre part, le dernier directeur de la société a versé aux archives d'Etat de Genève les archives plutôt complètes de la compagnie. L'historien économiste Claude Lützelschwab a donc consacré sa thèse de doctorat aux cent ans d'activités de cette société en Algérie. Il vient de publier le résultat de ses travaux. Son objectif n'était pas limité à la rédaction d'une "monographie d'entreprise", une forme qui reste très centrée sur la société objet de l'étude. Au contraire, il cherche à montrer comment l'entreprise genevoise s'insère plus ou moins bien à la fois dans la politique coloniale française en Algérie et dans la réalité sociale locale. Plus que de l'histoire d'une entreprise, c'est d'un travail sur la colonisation qu'il s'agit [2].

Projets philanthropiques

Dès la prise d'Alger par la France en 1830, des ressortissants suisses particulièrement pauvres sont recrutés par la France pour aller s'installer en Algérie. Simultanément, des capitalistes suisses élaborent entre 1830 et 1850 toute une série de projets de colonies de peuplement. Ces projets sont surtout inspirés par des idées "philanthropiques". Encadrer l'exil des fractions les plus pauvres de la population suisse était alors envisagé comme un moyen de lutter contre la pauvreté. Aucun de ces projets ne devait se réaliser. L'idée d'une colonisation prise en charge par des privés faisait pourtant son chemin dans l'administration française. Un des fonctionnaires du Bureau des affaires d'Algérie, cité par Lützelschwab, écrit ainsi en 1853: "L'Algérie est une chose encore trop inconnue pour les capitalistes, ou plutôt elle ne s'est encore signalée à leurs yeux que par des revers agricoles. Ils craignent de perdre leur argent. Et cependant, la colonisation ne datera que du jour où quelques expériences auront démontré le rendement de l'argent." Le projet genevois arrive donc à point nommé. De plus, il est porté par des hommes jouissant d'un réseau de relations considérable et de moyens financiers étendus. Les huit personnes à qui l'Empereur accorde une concession de 20 000 hectares aux environs de Sétif appartiennent en effet à la grande bourgeoisie ou à l'aristocratie genevoise, enrichie dans le grand commerce ou dans la banque internationale. A leur tête, François-Auguste Sautter de Beauregard, agent de change, dont l'arrière arrière grand-père, déjà actif dans le commerce de devises, avait obtenu la bourgeoisie genevoise en 1696.

Domination économique

Dans un premier temps, la Compagnie poursuivait l'objectif d'une domination économique complète sur la région de Sétif. Il s'agissait pour les fondateurs de développer non seulement la culture des céréales, mais également le maraîchage et l'élevage, de se livrer à des activités commerciales (établissement d'une route commerciale de Sétif vers la mer) et de développer localement le crédit. Malgré la puissance sociale et financière des associés et la bienveillance de l'Etat français, ce projet initial ne se réalisa jamais. En 1861, l'assemblée générale des actionnaires décide de restreindre les activités de la Compagnie à l'exploitation du domaine foncier. Autrement dit, la Compagnie allait se limiter dès cette date à agir en propriétaire, mettant ses terres en métayage auprès d'agriculteurs locaux et encaissant les bénéfices de la vente des céréales produites par ses métayers.
Lützelschwab montre que ce "repli sur la rente foncière" s'explique par divers facteurs au nombre desquels l'échec du peuplement des terres de la Compagnie par des "petits colons" suisses. La Compagnie tablait sur l'existence d'une fraction de la population suisse désireuse d'émigrer et disposant de moyens financiers pour payer son voyage. Or, il s'avéra d'une part que les Suisses désireux d'émigrer préféraient les Etats-Unis d'Amérique et d'autre part que les colons européens ne pouvaient pas rivaliser avec les Algériens en matière d'agriculture. Dans ces conditions, note Lützelschwab, "une fraction importante des colons quittaient l'agriculture et les villages qui les avaient accueillis".
Le changement des plans initiaux et l'échec du peuplement par des colons européens n'ont cependant pas entravé la rentabilité de la société. Au contraire, une fois l'idée des "petits colons" abandonnée et le système du métayage mis en place, les comptes de la société furent, à deux années près, toujours bénéficiaires.

Techniques agricoles

La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif ne s'en est toutefois pas tenue à un rôle de propriétaire distant. Elle a déployé une activité considérable - qui fait l'objet de la deuxième partie de l'ouvrage - pour modifier les pratiques agricoles locales et les adapter aux besoins spécifiques d'une agriculture capitaliste. Aucun domaine de la céréaliculture n'échappa à l'attention des employés européens de la Compagnie, chargés d'encadrer le travail des métayers. Les outils, les machines, les engrais, la planification des cultures: tout pouvait être modifié pour augmenter le rendement des terres. Lützelschwab passe en revue les fortunes diverses des multiples tentatives de transformation des pratiques locales. Articulant ces changements technologiques avec les rapports sociaux, l'historien montre également comment, au cours de la période d'activité de la Compagnie les structures de l'ensemble de la société algérienne se sont profondément transformées: expropriation des terres, déplacement des tribus, politique du cantonnement, constitution d'un marché du travail, chômage parmi les populations agricoles, exode rural et malnutrition. Bref, un tableau classique de la catastrophe coloniale.

Capitalisme et colonialisme

Finalement, il apparaît que l'entreprise coloniale, fût-elle adossée à d'importants capitaux privés, ne peut se passer de l'Etat. Lützelschwab note en conclusion: "En laissant se constituer de grands domaines coloniaux, en acceptant l'orientation à l'exportation de la production et en accordant diverses facilités productives et commerciales aux colons, l'administration française avait permis à la terre de passer dans le secteur capitaliste bloquant tout développement du marché intérieur. [...] La concentration des terres et la polarisation dans l'allocation des ressources entraînèrent des disparités dans la répartition des richesses et un processus cumulatif de pauvreté." La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif constitue ainsi un cas remarquable de symbiose entre les intérêts du capital et ceux de l'Etat colonialiste.
FREDERIC DESHUSSES


[1] Claude Lützelschwab, La Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif (1853-1956): un cas de colonisation privée en Algérie, Peter Lang, Berne, 2006, 412 pages.
[2] L'histoire de la Compagnie genevoise des colonies de Sétif avait déjà été abordée, partiellement et de façon oblique, dans une biographie d'Henry Dunant. Employé à Genève des agents de change Lullin et Sautter de Beauregard, fondateurs de la Compagnie, Dunant avait été envoyé en Algérie dès 1853 pour superviser le travail agricole et l'implantation des colons suisses sur la concession. En 1858, il fonde sur place sa propre société. C'est pour entretenir Napoléon III de ses propres projets algériens qu'il le suit dans la campagne d'Italie et assiste à la bataille de Solferino avec les suites que l'on sait. Voir J. Pous, Henry Dunant l'Algérien ou le mirage colonial, Grounauer, 1979.


Napoléon III préféra, a la colonisation individuelle et privée, l'action de grandes compagnies financières. En 1853, il autorisa une association de banquiers suisses, la Compagnie genevoise, à coloniser les environs de Sétif. Présidée par le comte Sauter de Beauregard, elle se vit attribuer 20 000 hectares de terres cultivables.
En 1864, une seconde compagnie se réservait les plaines de l'Habra et de la Macta. Baptisée Société l'Habra et de la Macta, elle recevait 24 100 hectares et s'engageait à construire un barrage de 30 000 000 m3, un réseau d'irrigation et envisageait l'assèchement de la plaine de la Macta.
En 1868, enfin, la Société générale algérienne décidait de financer des travaux de colonisation et achetait 100 000 hectares de terres situées dans les trois provinces de l'Algérie, au prix de 1 franc de rente par hectare, payable pendant 50 années. Mais les résultats ne furent pas une réussite, les compagnies se bornant à louer leurs terres à des indigènes et non à y établir des colons.

Historia spécial : Algérie - Histoire nostalgie 1830 - 1987 ; N°486-Juin1987

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Mis en ligne le 21 nov 2010

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