De la migration saisonnière à la migration tolérée
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De fait, on retrouve ici les processus classiques de toute migration du travail sur une grande échelle et sur la longue durée; et d'abord l'évidente accoutumance, la connaissance ancienne des rivages où l'on va aborder, des populations que l'on va fréquenter.
Si quelques colons, surtout mahonnais, se fixent en Algérie dès le début de l'occupation française, l'essentiel de la présence espagnole se traduit par un flux continu d'entrées et de sorties, sans qu'il soit possible de fixer la durée de séjour de ces migrants. Journaliers, pêcheurs, défricheurs venus en équipes, ils vont chercher un travail saisonnier qui leur permette de subsister ; leur pauvreté fait qu'ils sont plus durement frappés que les autres quand survient une crise ou une épidémie. Isolés jusque dans les villes, ils constituent, comme on l'a vu, une sous-catégorie sociale, parfois en concurrence avec la main d'œuvre indigène qu'ils côtoient constamment sans toutefois se confondre avec elle.
Deux traits doivent être soulignés : la migration maltaise ne commence à devenir importante qu'à partir de 1830. Comme pour les Espagnols, la venue des Maltais en Algérie est liée aux besoins de l'armée française, qui les attire et qui les tolère sans leur donner cependant les moyens d'une installation durable. Maltais et Italiens, qu'ils soient pêcheurs, bateliers ou petits commerçants, viennent aussi chercher un profit temporaire, sans que nous puissions exactement établir la durée de leur séjour, ni les routes qu'ils utilisent. Nous savons cependant que le passage par la Tunisie est relativement fréquent. Selon le consul de Naples, "4 à 500 Siciliens arrivaient et repartaient chaque année, allant et venant entre les îles et la Régence (de Tunis), quand ils ne se décidaient pas à gagner les ports de l'Algérie... Les Maltais faisaient de même"... (1).
Très vite cependant des habitudes sont prises ; les petits métiers permettent de gagner un peu d'argent ; l'installation devient durable. A partir de 1833, la colonie maltaise en Algérie ne cesse d'augmenter en nombre. Il se produit alors un phénomène, que l'on constate sous des formes et à des dates différentes pour les diverses communautés étrangères d'origine méditerranéenne : ces hommes, dont la venue a été tolérée plus que souhaitée, finissent par prendre par endroits la place des premiers colons, mal adaptés aux conditions de travail ou de climat. Dans la région de Philippeville, certains colons français revendent très vite à des Maltais les concessions qu'ils ont obtenues gratuitement. Nous savons qu'au début de l'occupation française, quelques Espagnols ont également reçu des concessions. Mais, pour la plupart, les exigences financières formulées par les autorités coloniales établissent une barrière quasi infranchissable pour des immigrés dans une condition voisine de l'indigence. Toutefois, le temps aidant, nombre d'entre eux peuvent mettre de l'argent de côté à force de travail et de privations ; et les exemples ne sont pas rares de rachats par des Espagnols de concessions précédemment accordées à des Français ou à des Allemands (2).
Substitution d'une colonisation à une autre ? Ou plutôt affirmation d'une collectivité qui, pour n'avoir au départ ni les moyens financiers ni les qualifications demandées par l'administration coloniale, a d'abord été tolérée en fonction des services rendus, et acceptée dans un second temps ; il fallait bien reconnaître une migration durable et efficace, et que, face au demi-échec de la colonisation officielle, s'imposait une présence massive que l'on n'avait plus les moyens ni le désir de refouler.
Il faut donc recruter ailleurs. Et très vite, on s'est aperçu qu'il serait difficile d'amener sur place en grande quantité la main d'œuvre considérée comme la plus capable. Le rapport de la commission Bonet, en 1833, est tout à fait éclairant à ce sujets : "Les colons doivent être recrutés non seulement parmi les Français, mais aussi parmi les étrangers, notamment les Allemands aux qualités solides, les Maltais et les Mahonnais, moins recommandables, mais s'adaptant facilement au pays. Du reste, il serait imprudent de se montrer exigeant pour la qualité là où on a besoin de la quantité" (M. Donato, 90).
Rapport prémonitoire, même si l'administration française ne se décide jamais à prendre l'initiative de "recruter" des migrants en provenance de pays méditerranéens non français. Elle a, par contre, laissé fonctionner des réseaux de migration fort efficaces, dont on a vu l'origine, et qui vont amener, le temps aidant, la quantité d'émigrants souhaitée par le rapport Bonet.
Aller vite, cela signifiait - et c'est bien ce que l'on a essayé de faire dans un premier temps - détourner le courant migratoire Europe du nord - Amérique au profit de l'Algérie. "Mais ce peuplement, constate un fonctionnaire français, ne dépasse pas le stade du rêve. Alors que l'on attend et espère les Suisses et les Allemands, ce sont des Espagnols et des Italiens qui se présentent. " L'accueil qui leur est réservé n'est pas aussi chaleureux que celui fait aux Allemands; mais une simple collaboration sans sympathie s'institue entre Français et Espagnols en Oranie. Pourtant, rapidement, le groupe espagnol devient le plus important numériquement (4).
Ici se posent des questions portant sur un point déjà bien étudié : la législation de 1889 sur la naturalisation automatique. La situation algérienne explique partiellement les décisions prises dans ce domaine. La montée de la marée étrangère, surtout espagnole, risque de submerger complètement la population française. Il n'y a d'autre moyen d'échapper à une évolution inéluctable que la francisation obligatoire.
Cette explication est-elle suffisante ? Et ne faut-il pas voir dans cette législation la volonté de réduire au droit commun une population étrangère mise en dehors de la communauté française non seulement par ses origines, mais aussi par son identification avec une catégorie sociale infériorisée, ce qui rend plus difficile encore son "assimilation".
Migration non désirée, migration de pauvres, migration utile par son travail et aussi par la fonction d'intermédiaire qu'elle peut remplir entre le colonisateur et le colonisé, cette masse déshéritée est, par sa présence, symbole de l'échec de la grande migration coloniale, du rêve américain qui a présidé un temps à la politique algérienne de la France. C'est peut-être à l'étude de cette idéologie qu'il faut revenir pour la confronter aux réalités du départ. L'histoire des migrations coloniales ne pourra s'éclairer en tout cas que par ce retour en arrière...
Temine Emile
La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée. In: Revue de
l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°43, 1987. pp. 31-45.
doi : 10.3406/remmm.1987.2130
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130
1. Cf. Ganiage, "Étude démographique sur les Européens de Tunisie au milieu du xixe siècle",
in Cahiers de la Tunisie, n° 8, 171. |