La composante étrangère

LES ESPAGNOLS

De tous les Européens étrangers qui sont venus s'établir dans notre colonie africaine, les Espagnols sont assurément les plus nombreux. Dans beaucoup de villes de l'Ouest, et même dans quelques-unes de la province d'Alger, ils forment une portion notable de la population. Une grande quantité d'haouchs ou de fermes de l'intérieur sont loués à des Espagnols. On les trouve jusque dans nos postes avancés. La moitié de la légion étrangère s'est recrutée parmi eux. Partout les filles espagnoles se mettent au service des particuliers, et la plupart, malgré tout ce qu'on en peut dire, sont encore les domestiques les plus convenables. Les Espagnols, à la différence d'un trop grand nombre des premiers colons français, ne peuvent passer pour des aventuriers ; ils sont ordinairement mariés, et quelquefois à la tête de plusieurs générations, lorsqu'ils se présentent dans notre colonie.

Les guerres civiles d'Espagne ont singulièrement favorisé cette émigration. Bien des pères de famille, pour éviter d'y prendre part et soustraire leurs enfants à la conscription, ont pris le parti d'abandonner leur malheureuse patrie. L'Etat avait supprimé les ordres monastiques sans grand profit pour les contribuables, et encore moins pour les pauvres. La misère était grande en Espagne, et il semblait que Dieu eût voulu appesantir son bras sur cette nation catholique. Pendant plusieurs années, une sécheresse extraordinaire avait tari les rivières et ruiné plusieurs provinces en les privant d'irrigations. Aux fléaux de la guerre et de la disette était venu s'ajouter celui du gouvernement constitutionnel, qui, comme tous les gouvernements constitutionnels du monde, avait eu pour résultat de beaucoup obérer les finances de l'État, en multipliant le nombre de ceux qui s'inscrivaient pour vivre et s'enrichir à ses dépens. Lors de la première suppression des couvents, une grande partie des biens du clergé avait été vendue ; quand, avec la paix, on crut devoir un instant arrêter ces spoliations, on eut recours aux contribuables, et le génie fiscal s'épuisa en inventions. On ne se contenta plus, comme dans bien des pays, d'imposer les terres, on imposa tous les animaux ; les propriétaires durent payer 3 fr. par mois pour chaque cheval, âne ou mulet ; une somme de 1 fr., également par mois, pour chaque poule ; une somme analogue proportionnelle, selon son âge, pour chaque bête à l'engrais, comme les porcs et les moutons.

L'entretien du bétail devenait une chose très-dispendieuse dans la moindre exploitation agricole, et il était à craindre que, par économie, beaucoup de propriétaires ou de fermiers ne laissassent mourir des bêtes qui leur coûtaient par année, et même par mois, beaucoup plus qu'elles ne leur rapportaient : aussi le fisc espagnol eut-il soin de mettre un, impôt sur toutes les bêtes qui viendraient à mourir. Bien des petits cultivateurs avaient fait leur deuil du bétail, il leur restait des pioches pour travailler leurs terres. On imagina alors d'imposer les pioches, et les malheureux ouvriers n'eurent pas même la consolation de pouvoir garder tous leurs outils : ils eussent été pour eux un luxe ruineux. Ce nouvel impôt fut un de ceux qui exaspéra davantage les pauvres Espagnols. Soumettre les bêtes à un impôt personnel leur paraissait déjà bien inique, ils se révoltèrent à l'idée d'un impôt de ce genre frappant des objets qui ne mangeaient pas. Le fisc espagnol imagina beaucoup d'autres choses pour les impôts indirects ; il ne s'attaqua pas seulement aux denrées mises en vente, il fit payer aux gens des campagnes le droit de pouvoir manger eux-mêmes les fruits de leurs récoltes.

L'Algérie était exempte d'impôts ; tout ouvrier espagnol y apportant une pioche trouvait de son travail un prix élevé dont la valeur n'était pas amoindrie par de nombreux besoins.

Un bras de mer d'une cinquantaine de lieues sépare d'Oran l'Andalousie et la province de Valence. Les vents d'Ouest sont fréquents sur ces parages, la moindre balancelle, par un beau temps, fait le trajet en une journée. Sans beaucoup de frais, les Espagnols peuvent donc se transporter avec tout leur mobilier de l'autre côté du détroit. ils retrouvent à Oran les débris de constructions qu'y ont élevées leurs pères pendant le cours d'une domination de plusieurs siècles. Les Français qui ont repris le pays aux Maures, sont catholiques comme eux ; il leur semble rentrer dans une patrie momentanément abandonnée. La province d'Oran s'est donc naturellement, en grande partie, peuplée d'Espagnols ; la ville d'Oran, à elle seule, en possède 11,000 sur une population européenne de 22,000 habitants.

Alger est un peu plus éloigné de l'Espagne, la traversée est environ du double; néanmoins les vents, presque toujours favorables, y ont poussé encore plus d'Espagnols. Pendant longtemps, le peu de vie de la colonie française se trouvait concentré à Alger. L'Etat y faisait exécuter de grands travaux, et les capitaux privés n'affluaient que là. Il fallait des bras pour tous les travaux, les Espagnols en fournirent.

La ville d'Alger a compté un instant près de 20,000 Espagnols. La plupart, dans les commencements, ne gagnaient pas moins de 5 fr. par jour en extrayant de la pierre ou en faisant des ouvrages de terrassement. Ils s'adonnèrent bientôt à des travaux plus avantageux encore et plus conformes à leurs goûts ; on en vit un grand nombre louer les jardins abandonnés des environs, y établir des norias et, grâce à des irrigations bien entendues, fournir à la ville une grande abondance de légumes. A peine la ville de Blidah était-elle occupée, qu'ils y accoururent à l'envi pour s'y adonner à ce genre de culture ; ils y transformèrent en jardins potagers les orangeries que la guerre avait dévastées, et, avec les eaux de l'Oued-el-Kebir, appliquèrent largement leur système d'irrigation. La ville de Blidah est encore en grande partie peuplée d'Espagnols, ils y forment plus du tiers de la population européenne.

Drapé dans sa couverture de laine à carreaux blancs et bleus, l'Espagnol arrive dans notre colonie avec sa fierté primitive ; il méprise l'infidèle el-Mauro, dont il a fini par devenir victorieux, et il ne comprend pas les attentions bienveillantes qu'ont pour lui les Français. Il appartient à une race noble et valeureuse qui, pendant plusieurs siècles, a tenu le premier rang parmi les nations européennes, et qui toujours a su résister avec intrépidité à toute invasion étrangère. Il lève sa tête, il aime sa patrie qu'il est obligé de fuir ; rien, malgré tout, n'est plus beau que l'Espagne. Les troubles politiques qui dévorent ce peuple n'ont point altéré ses sentiments monarchiques non plus que sa foi vive : il respecte l'autorité ; mais il ne rampe jamais devant elle, comme de guerre lasse les révolutionnaires de bien des nations.

Moins avancés en civilisation que le Français, les Espagnols n'ont pas les mêmes besoins. Chez ces derniers les garçons se couchent tout habillés sur la dure, une pierre leur sert d'oreiller : le chef de la famille seul se donne le luxe d'un lit, quand il est dans l'aisance. Le mobilier de leur ménage n'est guère plus coûteux et plus embarrassant que celui des Arabes. Quelques tabourets formés avec trois petites planches leur servent de sièges, ils s'y reposent les bras appuyés sur leurs genoux et la cigarette à la main. A l'heure du repas, chacun se range autour d'une petite table basse qui peut à peine contenir la gamelle et les morceaux de pain des nombreux convives ; le riz, coloré de safran, à défaut de légumes verts, est le mets le plus ordinaire ; souvent il est remplacé par quelques harengs salés, cuits sans gril, sur la braise ou la cendre ; la viande et le vin n'entrent dans le festin que les dimanches et jours de fêtes.

Les Espagnols sont sans contredit les meilleurs ouvriers agriculteurs de notre colonie. La plupart venant des contrées méridionales de l'Espagne, il n'y a pas pour eux de changement de climat ni de culture, lorsqu'ils émigrent sur la terre d'Afrique. Leurs habitudes sobres leur rend toutes les privations faciles ; une nourriture peu substantielle n'altère pas leur tempérament; le moindre abri leur suffit ; ils peuvent s'installer partout comme les Arabes. Tandis qu'il faut pour attirer un fermier français des établissements coûteux et des avances considérables, le fermier espagnol se contente ordinairement d'une misérable cahute, et quand il a un peu d'eau pour se créer un jardin potager, il a bientôt pourvu à une grande partie de ses frais de nourriture.

En arrivant, l'Espagnol s'en va trouver un compatriote de son village ou de sa province : si petite que soit l'habitation de son hôte, il y a toujours place pour s'y étendre la nuit sur le carreau ou, pour mieux dire, sur la terre. On ne peut mettre de rallonge à la table, mais on peut agrandir le cercle. Le nouveau venu aide dans ses travaux celui qui le loge et le nourrit. Au besoin, on trouve bientôt à le placer domestique chez un autre Espagnol ; mais c'est moins à titre de mercenaire qu'il entre dans cette autre famille, que comme adopté par elle pour la compléter et lui donner les bras qui lui manquent. Il apprend là un peu de français, fait son apprentissage du pays, se met en rapport avec les colons français et étrangers. Bientôt il peut voler de ses propres ailes, se louer à la journée. Alors il peut gagner 2 fr. 50 c par jour; quelquefois un peu moins, mais d'autres fois bien davantage. En été, à l'époque des récoltes, où il faut des ouvriers à tout prix, les journées, selon l'éloignement et les fatigues, lui sont payées 3 et 4 fr. L'Espagnol qui a travaillé un an ou deux à la journée finit par louer pour son propre compte un petit jardin ou un coin de terre. Pour louer, il faut payer le terme ou le semestre d'avance ; ou si le terrain n'est pas en rapport, il faut vivre plusieurs mois avant de recueillir des fruits. Mais le nouveau fermier ou métayer a déjà fait quelques petites économies ; il s'est déjà constitué un petit crédit sur les lieux. En arrivant, il n'avait que sa pioche et quelques hardes; il est maintenant bien approvisionné d'outils, il a un commencement de ménage ; bientôt il va acheter un âne, des cochons, des poules, une chèvre : un peu plus tard il achètera un cheval ou un mulet, une charrue, une charrette. Ses bénéfices augmentent à mesure que son travail est plus facile et que ses engrais sont plus abondants.

Quelquefois alors il entreprend de plus grandes cultures et se met à la tête d'une ferme de quelque importance ; mais le plus souvent il aime mieux faire l'acquisition d'un jardin et s'y établir. Quant aux concessions, il n'y songe guère ; il n'a pas de temps à perdre pour solliciter, il n'aurait pas du reste assez de crédit pour en obtenir, et il a trop d'intelligence pour ne pas comprendre que toute la valeur d'une terre n'est point dans son étendue, mais dans les produits qu'elle est en état de donner. L'Espagnol ne dispute donc pas les concessions du Gouvernement aux Français et aux Allemands : il leur laisse volontiers le soin de défricher à grands frais les broussailles et les palmiers-nains pour s'appliquer aux cultures industrielles.

L'Espagnol bon ouvrier refuse, quelle que soit sa misère, de travailler le dimanche. Ce précepte de l'Église est le dernier qu'il abandonne ; il chôme les fêtes qui ne sont plus chômées en France, et tient même davantage aux pratiques conservées en Espagne qu'aux préceptes les plus, rigoureux du Christianisme. Effectivement le dimanche est le seul jour de liberté du pauvre ouvrier; quel que soit le plus ou le moins de ferveur de ses sentiments religieux, on conçoit qu'il ne veuille pas laisser prescrire ce beau privilège. La fierté espagnole a besoin de sortir au moins une fois par semaine de l'esclavage du travail manuel. L'ouvrier espagnol croit qu'il est de la dignité de l'homme de donner essor à toutes ses facultés ; en cela il n'estime pas perdre son temps ; s'il arrive moins vite à la fortune, il y arrivera moins abruti.

Toutes les consciences ne se purifient pas le dimanche, mais les visages s'ornent et s'animent, les rapports sociaux se fortifient et s'étendent. Le dimanche les Espagnols se promènent, se visitent, s'amusent. Ils commencent par se parer de leurs plus beaux vêtements, Les hommes quittent les légers caleçons de la semaine pour enfermer leurs jambes dans d'étroites culottes ; sur leurs blanches chemises-ils endossent de petits gilets qui sont loin de rejoindre le vêtement inférieur ; une large ceinture de laine comble l'intervalle. Une veste de drap noir jetée négligemment sur les épaules ajoute de l'originalité à ce costume qu'heureusement la mode ne vient jamais modifier. Mais ce qui distingue plus particulièrement l'Espagnol, c'est son chapeau conique, plus ou moins tronqué, orné sur le côté de gros pompons noirs et garni de velours sur ses rebords arrondis. Ce chapeau se place légèrement sur le front par-dessus un fichu de couleur noué autour de la tête.

La toilette des femmes et surtout des jeunes filles perd beaucoup de Son originalité en Afrique, sous l'influence de la civilisation française. Ces dernières ne peuvent résister là à l'empire de la mode ; seulement elles adoptent de préférence les couleurs les plus éclatantes et surtout le jaune.
On ne leur voit jamais de bonnet sur la tête, elles préfèrent à cette coiffure les foulards en sautoir ; au besoin elles ravissent à leurs épaules le fichu dont, pour sortir de leur maison ou entrer dans une église, elles ne manquent jamais d'encadrer leur visage. Toute la préoccupation des jeunes filles est de bien se parer les jours de fêtes. Pendant la semaine, peu leur importe d'aller nu-pieds et en guenilles, de n'avoir sur elles d'autres ornements que leurs cheveux, pourvu que le dimanche elles aient une jolie toilette à produire. Le père de famille aimerait mieux se priver de nourriture que de ne pouvoir, sous ce rapport, satisfaire ses enfants : d'un autre côté, il n'y a pas pour eux de meilleur stimulant au travail de la semaine que la pensée des joies et des réjouissantes du dimanche.

Quand tous les amis sont réunis, le père de famille prend sa guitare, et tous les jeunes gens, à tour de rôle, se mettent à danser deux par deux. Ils reculent, ils avancent à petits pas cadencés, ils pirouettent, ils élèvent les bras, et quand leurs doigts ne sont pas encore assez habiles pour sonner des castagnettes, la mère qui n'a plus de jambes pour danser sait encore agiter ses mains pour compléter l'accord et marquer la mesure. Les danseurs s'embrouillent quelquefois, mais ils ne se trompent pas dans leurs regards, ni dans le jeu de leur gracieuse physionomie. Les Espagnols ne dansent pas tous les jours ; mais tous les jours, après le repas du soir, l'hiver, autour de leur foyer, l'été, sur le seuil de leur porte, ils aiment à s'entretenir en famille, à se distraire par un peu de musique. Il suffit d'une jeune fille dans une maison pour y attirer de nombreux troubadours. L'empressement de ces derniers ne hâte pas pour cela les mariages; on sait pendant des années tenir les plus empressés en suspens, et les choses ne se déterminent qu'a près un long concours. Le mariage est un triomphe, on ne peut manquer de le célébrer avec éclat.

La cérémonie toute religieuse du baptême n'entraîne pas chez les Espagnols à des fêtes moins animées : les parrains et les marraines y jouent le rôle important ; pour tous, ce sont de grandes occasions de réjouissances.
Les enterrements eux-mêmes sont souvent pour les Espagnols des jours de fêtes. Ils ne mettent pas moins d'empressement à rendre aux morts les derniers devoirs qu'à venir saluer les nouveau-nés. L'usage est d'exposer le défunt sur son lit, après l'avoir revêtu de ses plus beaux habits ; tous les parents et amis sont invités à venir veiller la nuit auprès de lui. Les regrets s'expriment en entrant par de vives démonstrations : on se console, si c'est une jeune fille, en s'extasiant sur la beauté de sa dernière toilette qui ne le cède en rien à celle d'une mariée : quoi qu'il en soit, la conversation ne tarde pas à quitter tout caractère lugubre.
Bientôt l'on passe des rafraîchissements, les cigarettes s'allument ; on parle de ses affaires ; on ne songe qu'au bonheur de passer encore ensemble quelques instants d'une vie fugitive. Aussi ces veillées auprès des morts ne sont point du tout considérées comme de fatigantes corvées, et les plus jeunes y accourent souvent avec le même empressement qu'à une réunion joyeuse. Il est vrai que dans certaines circonstances ce n'est pas autre chose. Quand un enfant meurt, c'est un ange de plus qui est monté au ciel ; il faut donc s'en réjouir malgré le chagrin de sa mère ; et alors les chants, la musique et les danses ne discontinuent pas de toute la nuit.

Ces usages choquent un peu nos mœurs. Ils les choqueraient beaucoup moins, si nous avions conservé une foi aussi vive que les Espagnols. La mort, surtout lorsqu'elle s'attaque à d'innocentes créatures, ne peut inspirer aux chrétiens ni l'horreur, ni les regrets dont elle accable ceux qui ne comprennent que la vie matérielle. L'Église elle-même ne revêt pas ses ornements de deuil pour l'enterrement des vierges et des enfants.

On trouve naturel qu'un homme riche consacre sa vie au monde dans la joie et les plaisirs ; mais l'on n'admet pas qu'un pauvre ouvrier puisse à cet égard emprunter à la vie sociale des classes supérieures; on lui fait un crime du moindre dérangement dans ses rudes travaux. N'est-ce point cependant un affligeant spectacle que cette vie d'isolement à laquelle sont réduits la plupart de nos ouvriers ? N'est-ce point là ce qui enracine le plus la misère et dévore souvent en pure perte toutes les ressources des bureaux de bienfaisance et des hôpitaux ? Il ne faut pas croire qu'un ouvrier qui passe ses dimanches et fêtes à visiter ses parents et amis, qui se dérange pour une fête de famille ou pour aller veiller les malades ou les morts, perde complètement un temps précieux. Ces devoirs sociaux que s'imposent gratuitement les pauvres ouvriers espagnols, comme chez nous les gens qui vivent dans l'aisance, resserrent leurs liens, multiplient leurs relations, et partout où ils se trouvent, hors de leur patrie comme dans leur village, ils ne sont jamais embarrassés de trouver du travail ; ils se prêtent mutuellement tout ce qu'ils ont, s'entraident, se donnent la main, comme ils disent ; il n'est même pas rare de voir une famille pauvre héberger de nouveaux arrivants des semaines entières, jusqu'à ce que toutes les provisions soient épuisées. Aussi la colonisation des Espagnols n'a-t-elle rien coûté à l'État.

LES ITALIENS

Les Italiens, qui ont si longtemps entretenu des relations commerciales avec les côtes Barbaresques, ont moins contribué que les Espagnols à peupler l'Algérie. Du reste, il ne faut pas se le dissimuler, les Romains, leurs pères, dont nous voyons encore partout les traces sur le territoire africain, fournissaient très-peu de colons au monde. Leurs colonies ne se formaient pas, comme les colonies modernes, par des migrations de paysans agriculteurs. Les Romains, comme les Turcs, étaient des conquérants ; mais ils savaient mieux tirer parti de leurs conquêtes. Ils ne se bornaient pas à gouverner les vaincus ; ils leur donnaient des institutions ; ils leur communiquaient leur génie; ils exécutaient de grands travaux d'utilité publique, qui faisaient de la colonie une image vivante de la métropole. C'était une exploitation intelligente, car il n'y a de vie nulle part qu'avec la liberté. Cette nation corrompue a perdu avec l'empire du monde son aptitude au gouvernement politique : il ne lui est resté, en dehors de l'Église, où elle s'est régénérée et où elle règne encore, que le goût des arts, pâle reflet du génie de ses pères. En cela encore les Italiens de nos jours se sont laissé devancer; mais ils n'en ont pas moins conservé d'habiles ouvriers pour le plus utile des arts, celui des constructions. Les Italiens ont encore de bons architectes et de bons maçons : on trouve chez eux des marbriers, des briquetiers, des plâtriers, des chaufourniers, des fumistes.

A peine de nouvelles constructions se sont-elles élevées à Alger, qu'aussitôt on y a vu accourir une foule d'ouvriers italiens. Ils se sont faits entrepreneurs de la plupart de nos premiers travaux. Ils faisaient ouvrir des carrières, élevaient des fours à chaux, fabriquaient des briques ; ils tiraient des ports d'Italie le marbre, les carreaux de faïence, la pouzzolane et s'approvisionnaient à Trieste de planches et de tous les bois nécessaires aux constructions. La colonie, comme nous le verrons plus tard, n'a pas eu toujours à se féliciter de ces entreprises exécutées avec peu de bonne foi ; mais ceux qui ont su prendre leurs précautions n'ont pas moins trouvé parmi les Italiens d'utiles auxiliaires et des ouvriers beaucoup plus expérimentés que ceux que fournissait dans les premiers temps la France. On pouvait davantage compter sur eux ; ils étaient plus rangés, moins dissipateurs, moins ivrognes. Ils supportaient mieux les chaleurs du jour, travaillaient avec moins de mollesse, allaient moins souvent à l'hôpital. Les manœuvres indigènes qu'ils employaient étaient mieux conduits, traités moins brusquement et avec moins de colère ; ils ne s'embrouillaient pas dans leur service et ne se faisaient pas attendre.

A part quelques jardiniers, les Italiens se sont très-peu fixés au sol. Ils ont concentré dans les villes leurs principaux établissements ; ils y ont ouvert des maisons garnies, des salles de restaurateurs, des débits de liqueurs, des fabriques de pâtes, etc. Ils ne se sont guère répandus au dehors que pour aller installer des guinguettes dans les faubourgs, ou pour ouvrir des cantines sur les routes. Plusieurs y ont élevé de petites baraques et même des maisons. Elles ont servi d'abri aux voyageurs : mais l'agriculture en a très-peu profité ; il est rare de trouver le moindre champ cultivé autour de ces pauvres auberges.

Les garçons italiens acceptent plus volontiers que les Espagnols tous les emplois de domesticité ; leur fierté est moins grande, leur caractère plus souple; ils s'accommodent mieux de tous les régimes et portent avec plus de goût la livrée de leur maître. La tenue extérieure d'un Italien est rarement rustique ; il sait vivre de peu et il emploie à se bien vêtir toutes ses économies. Il ne s'abaisse devant les uns comme un mendiant, que pour se redresser devant les autres comme un seigneur.

Le métier de charretier est trop grossier pour des Italiens ; celui de cocher est plus conforme à leur allure. Sur toutes les places et à toutes les portes d'Alger, ils offrent leurs voitures aux passants. Traînés par la Belle Italie ou tout autre corricolo (espèce d'omnibus à volonté), les amateurs de promenades peuvent visiter le Frais-Vallon, ou s'enfoncer dans la vallée de la Femme-Sauvage, ou bien aller se rafraîchir dans des retraites moins solitaires, au Belvédère, au Château-Vert. Pour toutes les excursions nautiques, le port d'Alger est rempli de bateliers italiens : ils alternent tous les jours avec les bateliers indigènes, non moins jaloux dans leur service, mais beaucoup moins fatigants pour leur payement.

LES MALTAIS

La population maltaise, trop à l'étroit dans son île, a fourni pendant un temps à l'Algérie plus de colons que l'Italie tout entière. Les Maltais parlent un dialecte qui se rapproche beaucoup de la langue arabe; il n'a de différence avec cette dernière langue qu'en matière de foi. Presque tous les mots maltais qui expriment une idée religieuse sont empruntés à l'italien : un sermon maltais ressemble beaucoup à une prédication italienne. Latins à l'église, les Maltais redeviennent Arabes dans leurs relations mondaines.
A part le Coran, ils s'entendent parfaitement avec eux. Si ces derniers, dans leur vie pastorale, nous rappellent un peu les patriarches de l'Ancien-Testament, les Maltais offrent un type non moins remarquable du Nouveau-Testament. On les prendrait volontiers pour ces pécheurs de Galilée, parmi lesquels Jésus-Christ choisit saint Pierre et ses autres Apôtres.
Ils ont encore avec la foi, la simplicité et la bonhomie des temps anciens, que l'on retrouve avec la même langue, et le costume oriental, dans la chrétienté du Liban.

Aux avant-postes de l'Occident, les Maltais ont adopté nos habits comme notre rite. Les petites pièces de monnaie dont les Arabes font des colliers pour orner leurs femmes, les Maltais en font des boutons pour garnir les gilets dont ils se parent les jours de fêtes. Quant aux femmes maltaises, simplement vêtues comme leurs maris pendant la semaine, elles rivalisent le dimanche avec les femmes espagnoles. Elles tâchent de racheter, par la valeur du vêtement, ce que la nature semble, en général, leur refuser en grâces et en distinction.

Du reste, les Maltais font bande à part, et se mêlent très peu aux autres colons. Les plus pauvres ne cherchent point à se placer comme domestiques, ni même à aller en journée pour le compte d'autrui. Les filles maltaises n'ont pas à s'inquiéter des troubadours ; à peine en âge de se marier, elles sont demandées par leurs compatriotes. Le mariage n'est pas attendu longtemps, mais dès qu'il est résolu la fiancée, gardée à vue, ne peut plus sortir de la maison : les jalouses exigences du prétendant ne sont comparables qu'à celles des Arabes.

Les Maltais sont les étrangers pour lesquels la plupart des fonctionnaires et des colons français éprouvent le moins de sympathie. On leur trouve de la superstition et des allures grossières ; on prétend qu'ils ne sont point à la hauteur de la civilisation. Néanmoins, ils ont des mœurs irréprochables, ils font même à cet égard un assez grand contraste avec les autres Européens. On les voit rarement commettre des excès et chercher même des divertissements : il faut une noce ou quelques circonstances extraordinaires pour leur faire oublier un instant le travail. Les jours de fêtes ils trouvent toujours le temps d'aller à la messe, et on les voit souvent affluer à la sainte Table avec une piété digne des premiers chrétiens. Dans leurs maisons, dans leurs étables, dans leurs boutiques, ils ont des images de madones avec des lampes nuit et jour allumées. Les Maltais ont d'ordinaire cinq à six enfants, et quelquefois bien davantage. Tous les soirs, avant de prendre son repos, la famille recueillie s'agenouille devant les images vénérées ; chacun fait le signe de la croix après avoir pris de l'eau bénite ; le père commence la prière, la mère et les enfants répondent aux saints versets ; les Litanies et le Chapelet se murmurent sur toutes les lèvres, et le sommeil ne commence qu'après les actions de grâces rendues au Tout-Puissant. Si parfois un ministre des autels vient visiter ces humbles chrétiens de la colonie, ils s'empressent d'orner et d'illuminer leurs petits oratoires intérieurs, et demandent au prêtre de bénir, non-seulement leurs demeures, mais aussi leurs troupeaux.

Les Maltais sont très-sobres, très-économes, il ne leur faut pas plus pour vivre qu'aux Arabes eux-mêmes ; et, comme ils n'ont pas les vices de ces derniers, comme ils ne restent point oisifs, tous sont dans l'aisance, et même quelques-uns finissent par amasser de petites fortunes.

Le commerce a pour les Maltais beaucoup d'attrait. Ils commencent en arrivant par vendre, dans les rues d'Alger, du sucre d'orge ou de la guimauve, ou bien ils vont au port chercher de la marée et débitent du poisson dans les faubourgs, dans les villages environnants jusqu'à dix lieues à la ronde. Quand ils ont ainsi amassé quelques écus, ils se font marchands de fruits et montent dans quelque carrefour un bel étalage d'oranges, de figues, de dattes, de raisins secs, etc. Devenus un peu plus riches, ils s'installent dans une boutique : ils ouvrent des cafés, des débits de vins et de comestibles qui rivalisent avec tous les autres établissements de ce genre. A moitié prix des Français, les Maltais font déborder les tasses, ils remplissent davantage les verres, ils donnent pour 3 sous des portions abondantes, et s'abonnent même aux journaux de la localité. Aussi voit-on affluer chez eux les ouvriers de toutes les nations, qui ont des goûts simples et veulent vivre à bon marché.

Mais l'industrie la plus commune en Algérie parmi les Maltais est l'exploitation des troupeaux de chèvres : ils en ont amené de très-belles de leur pays, qui ne valent pas moins de 50 fr. pièce. Campés autour des villes, ils s'en partagent tous les quartiers, pour aller dès le matin vendre du lait aux habitants. Ce genre de profession était, dans les premiers temps, très-lucratif pour eux, mais il ne tarda pas à soulever des plaintes aussitôt que les champs abandonnés furent remis en culture, et l'on conçoit que de ravages peuvent faire des troupeaux de dix à quarante chèvres circulant de tous les côtés. Les administrations municipales se sont donc efforcées d'empêcher la trop grande concurrence du métier, en faisant payer patente aux chevriers et en imposant leurs bêtes. Aussi le lait de vache fourni par les colons commence-t-il déjà à compromettre l'industrie primitive des Maltais.

Dans ces derniers temps, la plupart des chevriers, pour se tirer d'affaire, ont été obligés de s'adonner à l'engrais des cochons, dont la nourriture n'est pas souvent plus coûteuse que celle des chèvres, pour peu que l'éleveur soit industrieux. L'éducation de ce genre de bétail est d'autant plus avantageuse pour les Européens, que les Arabes ne leur font point concurrence. Ces derniers considèrent les cochons comme des animaux immondes, et croiraient se souiller en les approchant. Les Maltais ont quelquefois une quinzaine de porcs à l'engrais. Au bout de quelques mois ils les vendent au prix de 1 fr. le kilog. : ils peuvent bientôt amasser ainsi plusieurs milliers de francs. Us se lancent alors dans de plus grandes opérations. Beaucoup se font bouchers, achètent des troupeaux de bœufs, louent de gras pâturages, et spéculent encore sur les engrais. Ils louent aussi et quelquefois achètent des propriétés rurales en valeur, dont ils savent parfaitement tirer parti. Ils y sèment des pommes de terre, des melons, des pastèques ou autres légumes, qu'ils font vendre dans les villes par leurs compatriotes. Pour attirer les bénédictions du ciel sur leurs récoltes, ils ont soin de faire la part du bon Dieu et des pauvres : le produit tout entier de tel ou tel champ est par avance consacré à des œuvres pies.

D'autres Maltais consacrent leurs économies à construire des moulins. Us se livrent avec assez de succès au commerce des grains : pouvant parler la langue arabe, ils ont à cet égard de grandes facilités que n'ont pas les autres colons. Beaucoup de négociants les emploient maintenant pour les marchés qu'ils ont à faire avec les indigènes. Ils fourniraient au gouvernement d'aussi bons interprètes que les Juifs auprès de ces derniers, et la France ne pourrait que gagner au change. Quoique sujets britanniques, les Maltais semblent préférer la France à l'Angleterre, et il y aurait peu à faire pour les attacher davantage à notre colonie. Ils sont assez répandus dans la province de Constantine, ils y ont acheté bon nombre de propriétés, ils possèdent déjà une partie de la ville de Bône. Faisons des vœux pour qu'ils s'établissent également d'une manière stable dans les autres provinces.

La seule protection que réclament les Maltais est celle de leur foi, et ils ont à cet égard à Malte des ressources qui leur manquent en Algérie. Les curés de la colonie, entretenus par le gouvernement, savent rarement leur langue, et, sans le zèle de quelques bons religieux qui parcourent le pays en missionnaires, bien des pauvres Maltais se trouveraient un peu abandonnés.

LES ALLEMANDS

La plupart des colons qui viennent s'établir en Algérie sont originaires des pays qui bordent le bassin occidental de la Méditerranée. Les Provençaux formant une grande partie du contingent fourni par la France, presque tous les étrangers sont des Espagnols, des Italiens ou des Maltais. Quoique la nation allemande soit plus que toutes les autres naturellement portée à l'émigration, l'Algérie ne possède encore qu'un très-petit nombre de colons allemands, la plupart Suisses. Les Allemands du Nord, jusqu'à présent, ne se sont guère écartés du courant qui chaque année les entraîne dans le Nouveau-Monde. Le climat de l'Algérie n'est pas, assurément, le principal obstacle qui détourne d'elle les populations septentrionales ; notre colonie leur offre des régions tempérées bien préférables à celles qui les attendent en Amérique. Néanmoins, on ne peut en disconvenir, les colons du Midi arrivent en Algérie dans des conditions beaucoup plus favorables pour s'acclimater. Ils ont peu à changer de manière de vivre, et déjà ils sont façonnés aux précautions hygiéniques qu'il faut prendre dans les pays chauds. Les méridionaux ont une constitution sèche, une peau peu perméable aux grandes transpirations ; ils réagissent bien contre le froid, et recherchent instinctivement le soleil. Ils sont légèrement vêtus, s'entourent le ventre d'une ceinture roulée par-dessus leurs vêtements, et, en été comme en hiver, ils ont une veste, un manteau et une pièce d'étoffe qu'alternativement ils endossent sur leurs épaules, selon les vicissitudes de la température. Leur alimentation, légèrement excitante, se compose surtout de légumes, de poissons, de fruits, d'ail, de poivron, de fromage : on ne les voit point fréquenter les cabarets. Un grand nombre exercent des professions industrielles ou se livrent au commerce ; ceux qui se consacrent à l'agriculture, ne font que des cultures industrielles : la plupart sont des jardiniers ; ils habitent ordinairement les villes ou les environs. Leur genre de travail est donc, en général, peu pénible, et les territoires où ils se fixent sont ceux qui offrent le plus de ressources, où il est le plus facile de se loger convenablement.

L'Allemand a une constitution plus forte, un tempérament plus sanguin. Sa peau, fine et celluleuse, est sensible au froid comme à la chaleur ; il recherche avidement la fraîcheur ; il porte des vêtements épais qui condensent sur son corps des transpirations abondantes. Laboureur, faucheur, bûcheron, les professions qu'il est dans l'habitude d'exercer réclament toute sa vigueur et l'entraînent plus ou moins loin des villes, dans les campagnes, souvent même dans des contrées désertes. Ce sont des concessions de terres qu'il réclame en arrivant : s'il ne parvient pas à en obtenir, il ne trouve rien de mieux à faire que d'aller en exploiter au loin pour le compte d'autrui ; à moins que, n'ayant point de famille, il se place quelque part comme garçon de ferme ou comme charretier. Dès lors il supporte des fatigues plus grandes qu'en Europe, et plus difficiles à réparer sous l'influence débilitante du climat africain. L'affaiblissement qu'il en éprouve au bout d'un certain temps, il le combat comme il faisait dans son pays, avec de l'eau-de-vie, par des aliments substantiels, de la viande et du lard. Obligé d'aller habiter de misérables baraques dans la plaine, il lui est bien difficile de lutter contre toutes les variations de la température, et, avant même que les maladies n'aient sévi, ne l'aient étendu sur son matelas, il s'ennuie de se trouver dans un pays si différent du sien, un pays sans arbres et sans verdure. Le ton grisâtre des oliviers lui déplaît, les cyprès l'attristent, il n'a rien de plus empressé que de mettre la hache sur les figuiers de Barbarie, dont les fruits lui semblent insipides et dont les épines l'inquiètent. Ces plantes, dont les Arabes entourent leurs gourbis avec tant de soin, il les trouve, lui, d'une laideur affreuse, et il n'a rien de plus hideux à leur comparer que des péchés mortels.

L'horreur du péché mortel n'arrête point cependant, en Afrique, beaucoup de ces vigoureux athlètes du Nord. Le climat, qui finit par les énerver, commence, en général, par beaucoup les démoraliser. Leurs filles elles-mêmes, avec leurs allures lentes, leurs yeux langoureux et peu de disposition à la guerre, n'en sont que plus faciles à prendre et plus accessibles aux séductions. Les cabarets et les bastringues de tous les nouveaux villages de l'Algérie se garnissent particulièrement d'Allemands et d'Allemandes ; et les désordres qu'ils entraînent ont pour les mœurs des inconvénients beaucoup plus graves que les habitudes coquettes, que les goûts poétiques de toutes les populations méridionales.
Louis de Baudicour

"La colonisation de l'Algérie, ses éléments" ; Éditeur : J. Lecoffre (Paris) 1856
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK8-504 http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30066691v

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Mis en ligne le 19 août 2011

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