Marseille, 1962 : le cauchemar des rapatriés d'Algérie

Sur les 700 000 pieds-noirs qui gagnent la métropole cette année-là, 450 000 débarquent à Marseille. Cette marée humaine, réduisant les pouvoirs publics à l'improvisation, se heurte à l'hostilité de la population. Récit d'un exode

" Qu'ils aillent se réadapter ailleurs. " Cette phrase, prononcée en juillet 1962 par Gaston Defferre à propos des rapatriés d'Algérie, les pieds-noirs ne l'ont pas oubliée. Cinquante ans plus tard, ils continuent de vouer une rancune tenace à l'ancien maire de Marseille. Extraite d'une interview donnée à " Paris-Presse ", puis reprise en une du quotidien local " Le Méridional ", cette déclaration peut surprendre aujourd'hui par sa virulence. Mais, en cet été qui voit transiter par sa ville plusieurs centaines de milliers de Français d'Algérie, Gaston Defferre ne fait que relayer l'opinion de la plupart de ses administrés. Car, depuis le mois de juin 1962, le port phocéen étouffe littéralement sous l'afflux des rapatriés d'Algérie. Au point d'en oublier sa tradition d'accueil, qui, au fil du siècle, avait notamment permis l'intégration des émigrés arméniens, puis des rapatriés d'Indochine, enfin de ceux du Maroc et de Tunisie.

En 1962, les enjeux démographiques sont, il est vrai, d'une tout autre ampleur : principal point d'arrivée sur le territoire métropolitain pour les Français d'Algérie, qui débarquent à la Joliette ou atterrissent à Marignane, Marseille n'a pas anticipé l'ampleur de l'exode. Après la signature, le 18 mars, des accords d'Evian mettant fin à la guerre d'Algérie, le gouvernement français lui-même n'a-t-il pas prédit tout au plus 100 000 arrivées au cours de l'année ? Au printemps, la grande peur des Français d'Algérie, dont la sécurité est violemment remise en cause sur leur terre natale en dépit des clauses d'Evian, aura vite raison de ces prévisions. Ce sont finalement 700 000 " pieds-noirs " - le surnom méprisant que leur donnent les métropolitains depuis le déclenchement de la guerre d'Algérie - qui gagneront la métropole au cours de l'année 1962 ; parmi eux, 450 000 environ arrivent à Marseille. Face à cette marée humaine, les pouvoirs publics sont réduits à l'improvisation, pour ne pas dire l'impuissance.

Des autorités dépassées

Début juin, alors que, chaque jour, plusieurs paquebots - quand ce ne sont pas des cargos, des pinardiers ou des chalutiers - débarquent des milliers de réfugiés, le centre d'accueil établi à leur intention ne compte ainsi que huit employés. Devant ses locaux, d'abord installés rue Breteuil avant d'être déménagés dans un immeuble réquisitionné sur le cours Pierre-Puget, les files d'attente finissent très vite par bloquer la circulation. La délégation régionale des rapatriés de Marseille, dépendant du secrétariat d'Etat des Rapatriés alors dirigé par Robert Boulin, n'a par ailleurs prévu, au tout dernier moment, que deux centres de transit : l'hôtel Bompard, à Endoume, et la cité HLM de la Rouguière, réquisitionnée alors que sa construction n'est pas entièrement achevée. Dans les appartements qui n'ont pas encore de portes, sur des lits de camp fournis par l'armée, on ne pourra cependant entasser plus de 3 000 personnes à la fois. " Au total, seuls 90 000 rapatriés, sur les 450 000 qui ont débarqué à Marseille en 1962, ont pu être pris en charge par les autorités, souligne l'historien marseillais Jean- Jacques Jordi, qui est le meilleur spécialiste de l'histoire des rapatriés d'Algérie (lire p. IX). Les autres ont été contraints de se débrouiller par eux-mêmes, et d'aller à l'hôtel, même si certains ont aussi pu compter sur la solidarité des associations. "

Pour suppléer des autorités débordées, a en effet été créé, dès le mois de mars 1962, un " Comité de liaison des organismes participant à l'aide aux Français rapatriés d'outre-mer ", présidé par un ancien président de la chambre de commerce de Marseille, Emile Régis. Réunissant notamment des bénévoles du Secours catholique, de l'Accueil protestant ou du Fonds social juif unifié, et coordonnant les aides spontanées des Marseillais, il propose au moins autant de lits que la délégation régionale, soit 3 000 environ, répartis entre une quarantaine de centres ; le Secours catholique gère également une pouponnière sur le port, ainsi qu'une garderie à la gare Saint-Charles.

L'hostilité des dockers, des chauffeurs de taxi...

Certains Marseillais témoignent donc leur solidarité aux rapatriés. Mais ils restent minoritaires. Au sein du Comité de liaison, les syndicats brillent ainsi par leur absence. Et notamment la CGT, alors toute-puissante à Marseille. " Les communistes ont d'emblée affiché une forte hostilité à l'égard des rapatriés d'Algérie, collectivement accusés d'être autant de gros capitalistes, de racistes qui avaient fait "suer le burnous", et méritaient ce qui leur arrivait ", explique Jean-Jacques Jordi. Sur le port, à l'été 1962, les dockers, tous encartés CGT, ont ainsi peint sur des banderoles des messages de bienvenue tels que " Pieds-noirs, rentrez chez vous " ou " Les pieds-noirs à la mer ". Débarquant des milliers de caisses contenant du mobilier et d'autres biens en provenance d'Algérie, les employés du port en dérobent près du quart, et laissent pourrir dans l'eau une bonne partie du reste, détruisant ce qui constitue à leurs yeux une opulence bien mal acquise.

Mais les militants communistes n'ont pas le monopole des mauvaises pratiques enregistrées à l'encontre des rapatriés en cette année 1962. Les taxis, qui se pressent aux abords du port et de l'aéroport, augmentent ainsi leurs tarifs de façon abusive. C'est aussi le cas de nombreux hôteliers, dont les établissements ne désemplissent pas : fin juillet, il ne reste à Marseille qu'une cinquantaine de chambres disponibles, sur les 12 500 que compte alors la ville. Pour les pieds-noirs, qui en occupent la plupart, les tarifs ont souvent doublé, voire triplé, par rapport aux mois précédents. De même, bien des agences immobilières augmentent les prix des locations ; certaines vont jusqu'à faire payer le pas-de-porte aux nouveaux arrivants, quand elles ne refusent pas tout simplement de louer aux pieds-noirs.

Face à cet accueil plus qu'hostile, ces derniers tentent de s'organiser : chaque jour, des centaines d'entre eux se retrouvent place de la Bourse - devenue en 1970 la place du Général-de-Gaulle -, où deux bars sont alors tenus par des rapatriés d'Algérie. On échange des informations, on trouve parfois un emploi, un logement. Du matin au soir, la place ne désemplit pas, et des heurts interviennent à l'occasion avec des chauffeurs de taxi, qui estiment qu'on les empêche de circuler et de travailler. Le 18 juillet, dans la soirée, ce QG improvisé de la communauté rapatriée fait même l'objet d'un vaste coup de filet policier : des centaines de pieds-noirs présents sur la place sont interpellés par les forces de l'ordre, et emmenés à l'hôtel de police pour une vérification d'identité, avant d'être rapidement relâchés.

La police marseillaise elle-même a en effet fini par développer des sentiments peu amicaux à l'encontre des rapatriés d'Algérie. Il faut dire qu'avec leur arrivée, la criminalité a explosé dans la ville. Au cours de l'été, plusieurs fusillades opposent les forces de l'ordre à des " gangsters " venus d'Algérie, rapporte la presse ; dans la seule journée du 28 juin, huit hold-up ont lieu à Marseille, les malfaiteurs se réclamant systématiquement de l'OAS. En réalité, il s'agit d'autant de vols purement crapuleux, dus aux membres de la pègre d'Alger et d'Oran, elle aussi rapatriée à Marseille. Mais le climat se prête aux amalgames : déjà " racistes " et " profiteurs ", les pieds-noirs deviennent aussi des " voleurs ".

20% des rapatriés restent à Marseille

Ces épisodes constituent le point culminant des tensions entre Marseillais et rapatriés d'Algérie : dès la fin de l'été, la situation commence à s'apaiser. Car, à cette date, et à l'approche de la rentrée scolaire, beaucoup de rapatriés, soucieux que leurs enfants puissent reprendre une scolarité normale, ont quitté Marseille, dont les écoles n'ont pas assez de places à offrir, pour d'autres villes et villages de France. Ils y sont fortement encouragés par les autorités, qui les poussent à s'installer dans la moitié nord du pays, où les perspectives d'emploi et de logement sont alors plus favorables que sur le littoral méditerranéen. Mais, pour rester au bord de cette mer qui les relie symboliquement à leur pays perdu, un cinquième des Français d'Algérie débarqués au cours de l'année 1962 restent à Marseille, où ils s'installeront durablement. Soit plus de 120 000 personnes, qui vont contribuer à modifier profondément le visage de la ville. En s'intégrant bien plus vite que leur arrivée chaotique ne le laissait présager.
" Dès 1965, le problème du logement des pieds-noirs et celui de la scolarisation de leurs enfants est à peu près réglé, détaille Jean- Jacques Jordi. Et avant la fin des années 1960, leur intégration professionnelle, assez exceptionnelle, contribue fortement au renouveau économique que connaît alors Marseille. "

Le Nouvel Observateur le 06-07-2012


http://tempsreel.nouvelobs.com/infos-marseille-13/20120412.REG0949/marseille-1962-le-cauchemar-des-rapatries-d-algerie.html

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Mis en ligne le 30 juillet 2012

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