SORT DES MILITAIRES FRANÇAIS CAPTURÉS AU COMBAT PAR LE F.L.N. EN ALGÉRIE
M. le président. M. Bernard Lafay a posé à M. le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes trois questions orales concernant les prisonniers français du F.L.N. et pouvant faire l'objet d'une réponse commune.
Je donne lecture de ces trois questions.
- M. Bernard Lafay, se référant à la réponse de M. le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes, parue au Journal officiel du 17 avril 1962 (débats parlementaires, Sénat, page 127), se permet d'en rappeler un passage essentiel :
" L'article 11 de l'accord de cessez-le-feu, conclu le 18 mars 1962 à Evian... dispose que tous les prisonniers faits au combat détenus par chacune des parties au moment de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront libérés ; ils seront remis dans les vingt jours à dater du cessez-le-feu, aux autorités désignées à cet effet. Les deux parties informeront le comité international de la Croix-Rouge du lieu de stationnement de leurs prisonniers et de toutes les mesures prises en faveur de leur libération. "
Le délai fixé étant largement dépassé, sans qu'aucune information officielle ait été communiquée sur ce grave problème, il le prie de vouloir bien indiquer les raisons venues à sa connaissance de la non-exécution d'une clause aussi importante de l'accord évoqué et, en tout état de cause, de faire connaître ses intentions à cet égard (n° 389).
- M. Bernard Lafay expose à M. le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes que l'imprécision, les réticences et les contradictions des réponses officielles relatives au sort des militaires français capturés au combat par le F.L.N. en Algérie ont aggravé l'angoisse de leurs familles et troublé l'opinion.
Il est nécessaire que toute la vérité soit connue sur ce grave problème, eu égard en particulier aux récents communiqués de la Croix-Rouge internationale et aux nouvelles alarmantes parues dans la presse étrangère.
C'est pourquoi il le prie de vouloir bien donner enfin des informations contrôlées sur cette question, sur l'effectif des prisonniers, sur les lieux de leur détention, sur les raisons des variations des statistiques officielles et, en général, sur le sort de jeunes Français à l'égard desquels la solidarité nationale et la sollicitude du Gouvernement doivent s'exercer autrement que par des déclarations de principe (n° 390).
- M. Bernard Lafay rappelle à M. le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes que lors de la libération par le F.L.N., fin 1961, des soldats Hurtaud et Lepreux, la presse française a fait état, sur leurs dires, de l'identité et du bon état de santé de trois autres militaires français restés captifs au même lieu que les deux autres libérés : Moïse Dorizon, Raymond Protch, Jean-Claude Saille.
Il lui demande ce que sont devenus ces trois derniers prisonniers. C'est une question à laquelle, au moins, M. le ministre d'Etat devrait être en mesure de répondre et il insiste pour que l'opinion soit éclairée sur ce point (n° 391). La parole est à M. le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes.
M. Louis Joxe, ministre d'Etat chargé des affaires algériennes.
Monsieur le président, mesdames, messieurs, les trois questions orales posées par M. Bernard Lafay évoquent le sort douloureux des prisonniers détenus par le F.L.N. A ces trois questions qui concernent le ministre des armées, le ministre d'Etat et tout aussi bien les négociateurs d'Evian, le Gouvernement a tenu à apporter une réponse immédiate. Je suis certain que tous ici, membres du Sénat et représentants du Gouvernement, nous sommes d'accord devant le destin tragique de certains de nos soldats. Nous nous inclinerons d'abord devant les sacrifices et devant les souffrances de ceux qui les ont perdus.
Je donnerai tout d'abord à cette Assemblée des indication aussi précises que possible sur le nombre de ceux dont nous déplorons la disparition, ensuite les renseignements nécessaires concernant l'action entreprise au cours des hostilités et au cours des négociations pour retrouver leur trace, enfin j'indiquerai la ligne de conduite adoptée par le Gouvernement depuis l'accord de cessez le-feu et la politique qu'il entend suivre à cet égard.En ce qui concerne le nombre des disparus et le nombre des soldats qui ont été ou peuvent être encore prisonniers, une certaine confusion a pu s'établir dans les esprits et, avec M. le ministre des armées, je le déplore vivement. En effet, sont portés sur la liste des disparus tous les combattants qui, à un moment ou à un autre, dans l'action militaire ou en garnison, n'ont pu regagner leur unité après un certain délai, exception faite, naturellement, des déserteurs. Sur cette liste, figurent, en particulier, les personnels disparus en service aérien ou au cours d'accidents graves et dont les corps n'ont pas été retrouvés. Sont également compris dans cette liste les militaires qui, après une opération, une embuscade ou une attaque de poste, n'ont pas rejoint les rangs de leur unité. Dans la plupart des cas, il s'agit soit de blessés graves tombés aux mains de l'adversaire et qui n'ont pu survivre, soit de tués dont les corps n'ont pas été retrouvés. Tant qu'une preuve concrète n'a pu être administrée, un disparu ne peut être considéré par le ministère des armées comme décédé, même si ses chefs et ses camarades ont la conviction absolue qu'il l'est. Selon les premiers renseignements donnés par le ministère des armées en décembre 1961, 348 militaires au total avaient disparu depuis le début de la rébellion. Après déduction de tous ceux dont le décès a été certifié, de ceux qui, prisonniers, ont été libérés ou retrouvés par nos troupes, le total a été ramené par M. le ministre des armées à 197. Je répète qu'il s'agit de disparus, chiffre qui, de toute manière, ne paraît pas, hélas, correspondre à un nombre égal de prisonniers. En raison du caractère atroce de la guérilla, il y a en effet lieu de craindre que seuls un très petit nombre de militaires disparus ou portés disparus puissent se trouver encore prisonniers. Contrairement aux conséquences habituelles des opérations de guerre entreprises entre Etats, c'est-à-dire la création de camps de prisonniers et l'application aux détenus des conventions de la Haye, la nature même de la rébellion a rendu impossible la détermination des lieux de détention et, par suite, en pratique, toute enquête sur le sort des prisonniers. En outre, dans la plupart des cas, les disparitions de ceux qui, selon toute vraisemblance, sont tombés aux mains des bandes armées, remontent aux premières années de la rébellion. Les membres de l'A.L.N. responsables de ces disparitions, présents sur ces lieux, ont eux-mêmes disparu. Il est difficile d'espérer, dans ces conditions, d'être éclairés sur les circonstances précises de ces drames. J'aborde maintenant le caractère de l'action qui a été menée par le Gouvernement pour tenter de retrouver les disparus ou d'être fixés sur leur sort. Avant le cessez-le-feu, le Comité international de la Croix-Rouge avait déjà été saisi par le Gouvernement, à de multiples reprises, du sort des prisonniers français détenus par le F.L.N. Je voudrais rendre ici hommage à l'activité inlassable du Comité international dont le dévouement constant à la tâche humanitaire qu'il s'est assignée lui vaut l'admiration et la reconnaissance de tous. Les listes de nos disparus ont été transmises au Comité international et nous savons qu'il est, à son tour, sans cesse intervenu auprès du F.L.N. J'ai sous les yeux l'énumération de ses interventions : cinq ou six au moins pour chacun des noms figurant sur les listes.
Sans doute, le résultat de ces démarches a été très décevant. Elles avaient cependant eu pour effet, pendant la période des hostilités, d'obtenir des informations sur un nombre limité de prisonniers français détenus par le F.L.N. D'autre part, cette assemblée a été informée des démarches faites par nos ambassades au Maroc et en Tunisie, sur instruction de mon collègue M. le ministre des affaires étrangères et à la demande du ministre des armées. Chaque fois que la présence de tels prisonniers a été signalée sur le territoire de l'un ou l'autre de ces Etats, nos ambassades au Maroc et en Tunisie ont reçu instruction d'intervenir pour obtenir leur libération. Il en a été ainsi en avril 1957, en septembre et octobre 1958, en juillet, août, septembre 1960, enfin en janvier et juillet 1961 pour ce qui est de la Tunisie ; en août 1959, en février et mai 1960 et en janvier 1961 pour ce qui est du Maroc. Ces démarches sont presque toujours demeurées infructueuses. Tout en se déclarant prêtes à procéder à des enquêtes sur les cas portés à leur connaissance, les autorités tunisiennes et marocaines n'ont cessé d'affirmer qu'aucun militaire français prisonnier du F.L.N. ne se trouvait en fait sur leur territoire.
La seule libération obtenue par cette voie a été, en juillet 1961, celle d'un officier français capturé à proximité de la frontière algéro-tunisienne dont la détention sur leur territoire avait été signalée aux autorités tunisiennes. D'autre part, dès l'ouverture des pourparlers avec le
F.L.N., c'est-à-dire bien avant la dernière réunion d'Evian, en mars 1962, et à quatre reprises encore lors de la dernière session, nous avons soulevé cette douloureuse question : dès le second jour, huit jours plus tard et tout au long de la discussion qui a abouti à l'insertion dans l'accord du cessez-le-feu de l'article 11. Je vous rappelle les dispositions de cet article : " Tous les prisonniers faits au combat détenus par chacune des parties au moment de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu seront libérés. Ils seront remis dans les 20 jours à dater du cessez-le-feu aux autorités désignées à cet effet. Les deux parties informeront le Comité international de la Croix-Rouge des lieux de stationnement de leurs prisonniers et de toutes les mesures prises en faveur de leur libération ". Cet article avait pour objet d'associer le Comité international de la Croix-Rouge au travail à accomplir. Nous avons demandé les listes des prisonniers français détenus par le
F.L.N. et nos interlocuteurs de la Conférence d'Evian se sont engagés à nous les fournir, mais il est bien exact qu'ils ont fait état des conditions particulières dans lesquelles leur action s'était exercée, qu'ils ont invoqué la précarité de leurs liaisons, l'autonomie relative des groupes armés qui leur étaient rattachés, la diversité de ces groupes et le caractère clandestin de l'action entreprise. Nous ne pouvions naturellement nous satisfaire d'une telle réponse et encore moins de la prolongation de l'incertitude dans laquelle nous nous trouvions quant au sort de nos prisonniers. Un communiqué de l'A.L.N., donc de l'armée intérieure, en date du 30 avril, a voulu faire croire que nous avions été amplement renseignés. A vrai dire, l'A.L.N. jouait sur les mots et, dans une déclaration du 19 avril, le F.L.N. s'était montré plus précis. Répondant à un communiqué du Comité international de la Croix-Rouge du 18 avril stipulant que le F.L.N. n'avait pas respecté les accords d'Evian en ce qui concernait les prisonniers, puisqu'il avait déjà dépassé le délai de vingt jours prévu, le F.L.N. déclarait, en effet : " Nous ne contrôlions pas un territoire défini pour avoir des camps de prisonniers ; cela n'a jamais été si simple. Chaque fois que le G.P.R.A. l'a pu, il a fait libérer des prisonniers français ". Ce communiqué de la Croix-Rouge est insolite parce que bien précipité et il concluait en disant : " Qu'on nous laisse au moins le temps d'un recensement. "
En ce qui nous concerne, nous avons rempli non seulement nos obligations en communiquant à la Croix-Rouge les listes de prisonniers F.L.N. que nous gardions mais nous avons donné à ce comité international tous renseignements complémentaires les 22 et 23 mars et les 2, 10, 17 et 25 avril, de telle sorte que les enquêtes et plus encore le retour de nos prisonniers éventuels fussent facilités. De son côté, le ministre des affaires étrangères est intervenu auprès du gouvernement marocain afin d'obtenir tous renseignements nécessaires sur ceux de nos prisonniers qui pourraient se trouver entre les mains de l'A.L.N. aux confins algéro-marocains. Vivement préoccupés par l'absence de toute information générale sur le nombre et le lieu de détention de nos prisonniers, nous avons ralenti d'abord la libération des prisonniers F.L.N. et, depuis le 24 avril, nous en conservons environ 1.800, en attendant les éclaircissements que nous estimons indispensables d'obtenir, ainsi que M. le Premier ministre l'a fait savoir à la tribune de l'Assemblée nationale. Nous avons en effet le souci que la lumière soit faite, et dans les plus brefs délais. Je vous ai apporté, quant au nombre, les précisions que je pouvais vous donner. Je vous ai indiqué les motifs qui conduisirent le Gouvernement à estimer que le nombre effectif des prisonniers qui pouvaient être tombés vivants entre les mains du F.L.N., était très éloigné du chiffre de 197 disparus indiqué par M. le ministre des armées dans la réponse qu'il avait faite le 13 mars dernier à M. Bernard Lafay, en ce qui concerne la libération par le F.L.N. des prisonniers détenus par lui.
Leur nombre s'élève à onze en 1958, dix-neuf en 1959, trois en 1961, cinq depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, y compris les trois militaires qui ont fait, monsieur Bernard Lafay, l'objet de votre question n° 391, à laquelle je réponds ainsi en passant.
A l'heure présente, de nouvelles actions sont poursuivies ; en particulier, des enquêtes individuelles ont été demandées sur certains militaires au sujet desquels le Croissant rouge lui-même avait donné quelque espérance. Mais il reste que le Gouvernement attend du
F.L.N., par l'entremise du comité international de la Croix-Rouge, la communication qu'il n'a cessé et que la Croix-Rouge elle-même n'a cessé de réclamer depuis l'instauration du cessez-le-feu.
Comme, à certains moments, le G.P.R.A. a laissé entendre que l'Exécutif provisoire, d'une part, et la commission du cessez-le-feu, d'autre part, pouvaient être utilement consultés, l'attention du président de l'exécutif provisoire a donc été appelée sur l'ensemble de la question et les membres français de la commission du cessez-le-feu sont chargés de faire procéder à des enquêtes individuelles sur le plan local.
En tout état de cause, le Gouvernement ne peut se contenter de communiqués vagues émanant d'instances diverses. Il lui faut obtenir une réponse précise sur le nombre de prisonniers que le F.L.N. détient encore réellement. Croyez que le sort de nos soldats a toujours été présent à notre esprit, le sort de nos soldats et aussi celui des êtres qui les attendent depuis si longtemps. Je n'ai pas voulu donner d'espoirs excessifs. Mais bien qu'hélas, nous ne puissions avoir d'illusion sur les conséquences d'une lutte acharnée, nous agirons jusqu'au dernier espoir.
M. Bernard Lafay. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Lafay.
M. Bernard Lafay. Monsieur le ministre, vous ne vous étonnerez sans doute pas qu'en prenant acte de votre réponse je tienne à préciser les réserves qu'elle suscite à plusieurs égards. Le sort des militaires français faits prisonniers par le F.L.N. a posé et pose, vous venez de le dire, d'angoissants problèmes. Pourquoi faut-il que cette angoisse soit aggravée par une confusion dont il apparaît, monsieur le ministre d'Etat, que le Gouvernement porte pour une grande part la responsabilité ?
J'ai sous les yeux, parmi bien d'autres, une lettre du 11 avril dernier émanant d'une des centaines de mères douloureuses qui attendent depuis tant d'années des nouvelles de leurs fils disparus. Le sien, aspirant dans un régiment de spahis, a été fait prisonnier le 5 mai 1956, dans la région de Tlemcen, emmené sur le territoire marocain, reconnu formellement par des rebelles ralliés d'après les informations transmises par la Croix-Rouge internationale en 1958. Depuis, c'est le silence.
" La guerre est finie, écrit Mme A... Pourquoi alors se prolonge cet effroyable mystère des disparus ? Allons-nous enfin savoir le sort qui a été fait à nos enfants ? C'est effroyable de penser que pour ménager l'opinion publique on nous torture depuis si longtemps de la plus inhumaine façon. " Monsieur le ministre d'Etat, mes chers collègues, il n'est pas concevable que de telles questions restent sans réponse. Je n'évoquerai à cette tribune que des faits précis et contrôlés et je ne ferai appel qu'aux sentiments de pitié humaine et de solidarité que nous ressentons tous devant ces inquiétudes et ces souffrances nées du drame algérien. Mais notre devoir, et d'abord celui du Gouvernement, reste de rechercher la vérité exigée par la famille des disparus.
Il y a deux ans, au mois d'août 1960, j'attirais l'attention sur nos soldats pris les armes à la main à l'occasion d'un drame que, mes chers collègues, vous n'avez pas oublié. Il y a six mois, vous l'avez confirmé, monsieur le ministre d'Etat, j'obtenais de M. le ministre des armées, présent à cette tribune le 12 décembre 1960, des précisions et des assurances que je tiens aussi à rappeler. Elles posaient en effet officiellement des données aujourd'hui étrangement obscurcies.
Je cite textuellement le Journal officiel du 13 décembre 1961: " M. Bernard Lafay... " - disait alors M. le ministre des armées - " ... a posé la question des prisonniers qui ont été faits par le F. L. N. et qui sont au nombre de 348, chiffre que je confirme ".
Evoquant ensuite les démarches faites auprès de la Croix-Rouge ou " par des moyens plus directs ", le ministre des armées s'engageait à faire part au Sénat des informations qu'il pourrait recueillir. Sans apaiser les inquiétudes que j'avais exprimées, le Gouvernement nous apportait donc, à ce jour, au moins un chiffre. Ce chiffre, monsieur le ministre d'Etat, avait d'ailleurs fait l'objet d'un communiqué gouvernemental, paru dans la presse quelque temps auparavant. Il est également nécessaire, mes chers collègues, de vous relire ce communiqué du 20 novembre 1961. En voici le texte :
" Alors que l'attention générale se porte sur le sort des prisonniers F.L.N. en France, le Gouvernement et le Président de la République ne perdent pas de vue les problèmes que pose la situation des militaires français prisonniers du F.L.N. Le Gouvernement français ignore le sort exact de ces prisonniers car la Croix-Rouge internationale n'a pu les visiter. " De source gouvernementale, les effectifs des prisonniers " du F.L.N. en Algérie, en Tunisie et au Maroc… " - il ne s'agissait pas de " disparus" - sont les suivants, d'après les chiffres donnés dans ce communiqué : armée de terre : 12 officiers, 50 sous-officiers, 274 hommes de troupe ; armée de mer : un officier, un officier marinier ; armée de l'air : trois officiers, trois sous-officiers, quatre hommes de troupe. " Je le rappelle, mes chers collègues, en vous priant d'excuser cette assez longue intervention- je le rappelle parce que c'est important - : à la fin de l'année 1961 le Gouvernement dénombrait 348 militaires français prisonniers du F.L.N. …
Je dis bien de " prisonniers ", c'est le terme du Gouvernement… prisonniers en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Or, vous venez de le dire, monsieur le ministre d'Etat, et c'est une constatation troublante, répondant à une question écrite que je lui avais posée le 3 janvier 1962, au lendemain de la libération à Tunis des soldats Hurtaud et Lepreux, le même ministre des armées revenait sur ce chiffre. Il y déclarait qu' " au 1er janvier 1962, 197 militaires sont encore portés disparus, dont une partie seulement se trouve vraisemblablement aux mains de l'adversaire. "
Ainsi, mes chers collègues, en trois semaines, du 12 décembre 1961 au 3 janvier 1962, le total des 348 prisonniers confirmé officiellement, publiquement et formellement, passait à 197 disparus. Il est inadmissible que sur un problème aussi grave le ministre responsable, et il n'a pas changé, puisse se déjuger à dix-neuf jours d'intervalle.
De son côté, M. le ministre des affaires étrangères, que j'avais interrogé lors d'une séance de notre commission, le 2 février 1962, tenait ces propos inquiétants : " L'incertitude est grande, disait-il, sur le nombre de prisonniers. Il est vraisemblable qu'un très grand nombre d'entre eux sont morts. " - " Morts comment ? " demanda alors un de nos collègues commissaire. - " Morts, c'est-à-dire tués ". Telle fut la conclusion du ministre. Enfin, chacun d'entre vous sait qu'au début de ce mois l'état-major de l'A.L.N. a fait connaître, sous réserve de quelque cas isolés toujours possibles, qu'il ne détenait plus de prisonniers français. Nous reviendrons sur cette déclaration, mais nous sommes en droit dès maintenant de demander au Gouvernement comment ii justifie son attitude et ces chiffres : au 12 décembre 1961, un effectif de 348 prisonniers ; au 1erjanvier 1962, 197 disparus, dont un nombre incertain de prisonniers ; au 1er mai 1962, pratiquement plus de prisonniers compte tenu des libérations, exactement sept en trois mois, dont cinq depuis le cessez-le-feu.
Mes chers collègues, je me tiens à une stricte objectivité, car la situation est assez douloureuse en soi pour que nous nous gardions de céder à la plus légitime des émotions, mais pouvons nous, de bonne foi, fermer les yeux devant les équivoques gouvernementales ? En fait, monsieur le ministre d'Etat, deux questions se posent :
Combien y a-t-il eu de soldats français pris vivants, les armes à la main, par le F.L.N. ?
Combien d'entre eux restent-ils captifs et que sont devenus les autres ?
A la première question, le Gouvernement n'a pas répondu. Il est bien certain que le chiffre de 348 prisonniers donné par M. le ministre des armées a été établi d'après des états de disparition. Il était possible dans la plupart des cas, de vérifier si un disparu était bien prisonnier. On relève ici de pénibles incertitudes sur ce qu'il faut bien appeler, monsieur le ministre d'Etat, le désordre officiel. Trop souvent, la Croix-Rouge internationale n'a pas été alertée par le Gouvernement, mais par les familles elles-mêmes, dont les renseignements étaient forcément incomplets.
On sait que de nombreux militaires ont été emmenés en territoire marocain ou tunisien. Je n'insisterai pas aujourd'hui sur l'attitude contraire au droit international des gouvernements de Rabat et de Tunis, à cet égard comme à bien d'autres. Mais ce fait obligeait à recourir aux bons offices de la Croix-Rouge internationale dont l'activité et le dévouement, vous l'avez signalé, monsieur le ministre, et le Sénat entier vous en remercie, ne se sont jamais démentis. Il ne semble pas, malheureusement, que le Gouvernement l'ait informée systématiquement avec la diligence et la précision nécessaires.
Mes chers collègues, devant l'incertitude des renseignements de source gouvernementale, devant les variations des chiffres fournis par M. le ministre des armées, j'ai écrit le 19 janvier dernier à tous les conseillers généraux de France pour leur demander de m'aider à constituer, dans toute la mesure du possible, le dossier de nos soldats prisonniers. Grâce à eux, grâce aux maires des communes interrogés par leurs soins, grâce à mes collègues du Parlement, grâce aux familles des disparus avec lesquelles des contacts ont été pris, j'ai pu établir une liste de 270 noms complétée par les dates et les circonstances de la capture ou de la disparition et souvent par d'autres informations. Monsieur le ministre, celte liste de 270 noms est identique à la vôtre, je le sais, à celle que vous connaissez bien et qui est aux mains du service officiel des affaires étrangères actuellement charge des recherches. C'est celle qui est à Genève, c'est celle qua l'on a donnée au Croissant-Rouge peur être transmise au G.P.R.A.. L'existence de celte liste, monsieur le ministre, vous permettait au moins de vous élever contre les informations abominables parues ces derniers jours et qui voudraient mettre en doute la réalité même du problème des prisonniers. Pour ces 270 soldats, nous avons minutieusement étudié les circonstances des disparitions, les informations fondées sur des témoignages de camarades de combat ou de camarades de captivité libérés, des lettres des intéressés à leurs familles, des documents du F.L.N., des renseignements provenant de rebelles ralliés ou capturés, des interventions de la Croix-Rouge internationale ou du Croissant-Rouge algérien. De cet examen on peut conclure que près de 200 soldats figurent sur cette liste ont été certainement pris vivants au combat sans pour autant se prononcer sur le sort des 70 autres pour qui les renseignements sont moins complets.
M. le ministre d'Etat. Me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Bernard Lafay. Je vous en prie.
M. le président. La parole est à M. le ministre d'Etat, avec l'autorisation de l'orateur.
M. le ministre d'Etat. Je voudrais simplement vous demander, monsieur Lafay, comment vous pouvez estimer que 200 soldats ont certainement été faits prisonniers au cours de leur disparition. Votre liste ne concorde pas avec la mienne. Je ne désire pas du tout animer le débat, mais vous avez parlé tout à l'heure de 350 soldats, 348 exactement...
M. Bernard Lafay. C'est le chiffre du Gouvernement au 12 décembre 1961.
M. le ministre d'Etat. M. le ministre des armées vous a informé par lettre qu'il s'agissait de disparus.
M. Bernard Lafay. Il l'a ramené à 197 disparus !
M. le ministre d'Etat. Il y avait une deuxième liste qui comportait effectivement 197 noms, liste que nous avons envoyée à la Croix-Rouge.
En faisant le compte, je ne vois pas comment vous pouvez arriver à prétendre que 200 d'entre eux sont presque certainement prisonniers.
M. Bernard Lafay. Monsieur le ministre, je suis prêt à vous donner mon dossier qui est peut-être plus complet que le vôtre ; vous avez votre liste et j'ai la mienne. Vous avez sans doute consulté les dossiers de la Croix-Rouge de Genève. Certains de mes amis ont eu l'occasion d'en consulter d'autres et je les remercie de m'en avoir fait part.
Je vais vous en citer des exemples et continuer mon exposé, si vous le permettez.
M. le ministre d'Etat. Je vous en prie et je vous remercie de m'avoir donné la possibilité de vous interrompre dans une affaire aussi grave.
M. Bernard Lafay. C'est une affaire très grave, en effet, et le Sénat se doit là aussi de connaître la vérité, sans passion.
M. le ministre d'Etat. Les listes de la Croix-Rouge, je les connais.
M. Bernard Lafay. Monsieur le ministre, je disais donc que de l'examen des témoignages on peut conclure que près de 200 soldats figurant sur cette liste ont été certainement pris vivants et, je le précise, sans pour autant se prononcer sur le sort des 70 autres pour qui les renseignements sont moins complets. Il est évident, en effet, que la plupart des disparus ont été faits prisonniers. Les conditions des combats ne permettaient pas aux rebelles d'enlever ou d'enterrer les corps des combattants français tombés au cours des engagements. Aussi les forces de l'ordre restaient-elles, en fin de compte, maîtresses du terrain. On pouvait donc généralement dénombrer les tués avec précision.
Vous pouvez en trouver confirmation dans la Semaine en Algérie, organe de la délégation générale.
On me permettra, car l'équivoque ne doit pas subsister, de citer quelques exemples circonstanciés de militaires incontestablement pris vivants, les armes à la main, et qui devraient nous être rendus. Chacun de mes collègues comprendra pour quelles raisons j'insisterai sur ces détails probants. Je vous en donne un par année.
- 1956, monsieur le ministre d'Etat, le 1er novembre, aux Abdellys, dans l'Oranais, une importante bande rebelle enlève 18 prisonniers, le sergent Michel B..., le caporal Eugène M..., les soldats Michel C..., Albert B..., Claude B..., Michel C..., Henri C..., Bernard D..., Georges D..., Georges D..., Michel G..., Guy L..., Henri M...,
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Georges P..., Joseph P..., Michel P..., Jean V... Il est indiscutable que ces hommes ont été pris vivants et probablement conduits à Oujda, en territoire marocain. La mère de l'un d'eux,
Mme D..., écrit : " Mon fils a été fait prisonnier le 31 octobre 1956. Nous avons eu une lettre écrite de sa main le 31 décembre 1956, nous disant qu'il était prisonnier. Depuis, le silence. "
Un autre, Michel C..., a donné de ses nouvelles dans une lettre postée à Tanger et datée du 7 novembre 1956 : " Je suis prisonnier depuis le 1er novembre. Nous sommes bien traités. Ne vous inquiétez pas Pour moi, nous pouvons, comme vous le voyez, vous donner des nouvelles de temps en temps. "
M. Bernard Chochey. Je connais bien son cas.
M. Bernard Lafay. Justement la presse en a parlé hier. Je vous remercie, mon cher collègue, de votre précision.
Comme il est arrivé à plusieurs reprises, une circulaire de l'A.L.N. est jointe à la lettre des prisonniers, cinq familles au moins l'ont reçue. Permettez-moi de la lire, car un passage suffit à prouver ce que nous voulons démontrer : " Nous avons tenu - c'est le F.L.N. qui parle - afin de donner tout apaisement aux parents privés de nouvelles à faciliter toute correspondance entre ces derniers et les militaires tombés vivants entre nos mains. Il est de notre devoir de vous signaler que parmi les nombreux militaires pris vivants - je lis bien nombreux militaires pris vivants, monsieur le ministre - internés dans nos camps de P. G., plus de 90 p. 100 sont uniquement composés de métropolitains arrachés à leurs foyers, contre lesquels nous ne nourrissons aucun ressentiment. " Alors, que sont devenus ces 18 prisonniers de la 1ere compagnie nomade dont les nouvelles ont cessé depuis fin 1956 et qui ont été pris vivants ?
- En 1957, le 15 mai, à sept heures, un détachement du IV° dragons tombe dans une embuscade près de Beni Ourtilane à 45 kilomètres Sud-Sud-Ouest de Bougie. Le groupe de tête poursuit les assaillants ; le second groupe détaché est alors pris à partie par une autre fraction adverse munie d'armes automatiques. A court de munitions, le second groupe est encerclé et sommé de se rendre. Un camarade blessé, tombé à vingt mètres, mais qui put ensuite rejoindre le groupe de tête, entend les rebelles : " Jetez vos armes, nous ne vous tuerons pas, nous vous emmènerons dans un camp de prisonniers en Tunisie ". Sept militaires sont ainsi faits prisonniers, Michel B..., Auguste C..., Henri G..., André M..., Eugène M..., Armand S..., Guy P... Au témoignage du blessé s'ajoute celui du brigadier Pierre B..., du groupe de tête, qui a fait le récit détaillé de l'accrochage dans deux lettres datées du 16 juin et du 1er juillet 1958. Le brigadier B... est un compatriote et un ami d'un des prisonniers. Aucune nouvelle de ces sept soldats pris vivants malgré 42 interventions de la Croix-Rouge internationale. Mes chers collègues, excusez-moi d'être si long, mais le problème est trop douloureux pour qu'on ne l'épuise pas entièrement aujourd'hui à cette tribune.
- 1958 : le 16 janvier, au cours d'un engagement sur le territoire du douar Beni Bou Attab, dans la région d'Orléansville, 12 militaires sont fait prisonniers et emmenés en territoire marocain. Le 20 février 1959, six d'entre eux sont libérés à Oujda et, à leur retour en métropole, viennent rassurer les familles de leurs cinq camarades encore détenus. Donc, plus d'un an après leur capture, le maréchal des logis F..., les soldats C..., G..., H..., E... étaient vivants. Pourtant, aucune nouvelle depuis cette date, malgré neuf interventions de la Croix-Rouge internationale.
- 1960 : le 31 décembre, un avion français est contraint d'atterrir en territoire tunisien. Les quatre membres de l'équipage, lieutenant P..., sergents D..., L... et S... sont sains et saufs au témoignage de leurs camarades en vol. Ils sont faits prisonniers à terre, vivants. Aucune nouvelle, malgré treize démarches de la Croix-Rouge internationale.
Je crains, mes chers collègues, de vous lasser...
Voix nombreuses. Non, non !
M. Bernard Lafay. ... et pourtant le problème n'est-il pas d'établir combien de nos jeunes soldats ont été pris vivants ? Dois-je énumérer, monsieur le ministre, les dix militaires capturés le 13 mars 1960 au poste d'El Ouricia ? Ou le caporal Gérard M... pris en 1959 et dont le G.P.R.A. a transmis un message en 1961 ? Le soldat Pierre P... dont la capture le 23 janvier 1959 a été confirmée par le Croissant-Rouge algérien ? Le soldat Roger T... enlevé le 7 juillet 1959 à 7 kilomètres de Barrouaghia et écrivant le 18 du même mois qu'il est prisonnier à la willaya IV ? Le soldat Jean-Claude S... dont la capture est confirmée le 7 juillet 1959 par le Croissant-Rouge algérien ? Le soldat Marcel V... pris le 5 août 1956 et qui envoie un message le 3 décembre de la même année ? Le capitaine Jean C..., le caporal Claude G... et le soldat René C... pris le 14 mai 1957 à Teniet-el-Haad, dans l'Ouarsenis, et dont les deux premiers ont fait savoir quelques jours après qu'ils étaient prisonniers ?
Nous pourrions citer d'autres noms. Je vous donnerai mes dossiers, monsieur le ministre.
M. le ministre d'Etat. Je les ai !
M. Bernard Lafay. J'en citerai d'ailleurs d'autres dans un instant en apportant certaines précisions et en demandant certains éclaircissements, mais nous avons établi ce que quelques-uns - je ne parle pas du F.L.N. - ont osé contester plus ou moins ouvertement, à savoir que le problème des prisonniers est non un mythe né de la douleur des familles, mais une dramatique réalité.
A la deuxième question posée - sur un minimum de 200 soldats français pris vivants, combien en reste-t-il aujour d'hui aux mains du F.L.N. et que sont devenus les autres ?
Il appartient au Gouvernement de répondre - l'avez-vous fait, monsieur le ministre ? - et de mettre fin à une incertitude atroce.
Mais cette question nous amène à évoquer une autre donnée essentielle qui est le comportement de l'armée de libération nationale à l'égard des prisonniers. Nous le ferons, là encore, avec sérénité, malgré les sentiments de douleur trop souvent éprouvés et que nous ressentons aujourd'hui plus que jamais. Il n'y a pas eu, en ce domaine, une attitude, mais des attitudes du F.L.N., répondant à des volontés contradictoires : souci de propagande, ou implacable dureté, et, maintes fois, à de simples circonstances particulières. Nous avons déjà rendu hommage à l'action du Comité international de la Croix-Rouge, dont les délégués se sont efforcés, avec persévérance, d'humaniser la guerre d'Algérie. Du côté français, et dès 1955, de nombreuses missions de la Croix-Rouge - vous l'avez rappelé, monsieur le ministre - furent autorisées à visiter librement les lieux de détention en Algérie et spécialement les centres militaires où étaient rassemblés les rebelles pris au combat.
Du côté du F. L. N. - vous l'avez confirmé, monsieur le ministre - la Croix-Rouge internationale se heurta par contre à une opposition qui n'a jamais vraiment fléchi. Pourtant, ses démarches réitérées aboutirent plusieurs fois à des résultats qui nous imposent gratitude.
En 1958, le délégué à Tunis du comité international de la Croix-Rouge put prendra contact avec quelques prisonniers. Il fut même possible, au cours de cette même année, de transmettre, via l'agence centrale des prisonniers de guerre à Genève, 159 lettres de prisonniers ou de leurs familles - cela ne veut pas dire 159 lettres venant de prisonniers. Enfin et surtout, cette action généreuse aboutit à plusieurs libérations de prisonniers par le F.L.N. Vous les avez citées tout à l'heure, monsieur le ministre. En 1958, quatre prisonniers libérés à Tunis et huit à Rabat ; en 1959, huit prisonniers libérés au Maroc, un en Tunisie, neuf prisonniers en Grande Kabylie ; en 1961, trois prisonniers libérés à Tunis. Si l'on ajoute les cinq libérés depuis le cessez-le-feu, ce sont au total 38 militaires prisonniers qui ont été rendus à leurs familles depuis 1958 non compris les légionnaires étrangers parfois traités avec bienveillance. Mais précisons qu'aucun des 268 jeunes soldats dont je vous ai parlé tout à l'heure n'a encore été libéré.
Parmi ces captifs rendus à la liberté, plusieurs ont été convenablement traités, d'autres ont été l'objet de traitements plus ou moins cruels dont nous avons le détail, mais je n'y insisterai pas ici.
Tel est le premier aspect, mes chers collègues, somme toute positif de l'attitude du F.L.N. Les intentions de propagande y furent visibles et ses échos parfois exagérément bruyants dans notre presse écrite et parlée. Plût à Dieu que le F.L.N. ait toujours eu ce souci de propagande ! Le deuxième volet du tableau, hélas, est tout autre. Il a été prouvé que des Français prisonniers depuis des mois et des années ont été abattus par leurs gardiens, parfois même sur ordre des chefs. Le Monde du 20 avril 1960 a publié un document provenant de la willaya 3. Il s'agit d'une lettre adressée par le fellegh Si Rabia au colonel Si Mohamed Oul El Hadj.
Je le lirai sans commentaire : " Comme nous étions en danger, écrit Si Rabia, nous avons tué clandestinement le prisonnier. Pour l'avenir tu nous diras ce que nous devons faire des petits européens : les tuer ou te les amener. Les Gros européens on te les amènera. "
Ainsi s'explique que le 21 mai 1958 au moment d'un accrochage entre un élément de l'A.L.N. et les forces de l'ordre à Canrobert, département de Constantine, deux soldats français prisonniers depuis deux mois des rebelles aient été abattus par leurs gardiens. L'un d'eux, gravement blessé, a pourtant survécu. L'autre avait été tué sur place. Ainsi s'explique encore, que les neuf militaires et les sept civils relâchés le 15 mai 1958 à Yakouren, en Kabylie, n'étaient que les survivants d'un groupe de trente et un prisonniers. Les quinze autres avaient succombé aux brutalités et aux privations. Ces faits sont rapportés par une publication de la délégation générale, La Semaine en Algérie, numéro 45 de juin 1959. N'est-ce pas un journal anglais - The People du 7 février 1960 - qui, dans un reportage vécu au sein d'une willaya, rapporte que des bandes rebelles abattaient leurs prisonniers dans les forêts ? Ce traitement, précise le journaliste anglais, était infligé aux prisonniers de cette willaya depuis 1956.
Quand donc le G.P.R.A., le 1er de ce mois, déclare qu'un traitement humanitaire a été appliqué par ses troupes aux prisonniers on se bornera à remarquer, sans élever le ton, que sa conception des lois de la guerre n'est pas exactement celle des conventions internationales.
Je ne crois pas d'ailleurs qu'il soit utile d'insister davantage, tant les exemples abondent dans toutes les mémoires. Parfois une heureuse étoile a guidé les prisonniers de l'A.L.N. vers une libération inespérée. Tel le ralliement aux forces françaises des 150 hommes du chef rebelle Ali Hambli en mars 1958 qui eut pour effet de sauver cinq des nôtres, prisonniers de la Katiba.
Pour achever, mes chers collègues, le tableau sommaire mais exact du comportement du
F.L.N., dois-je rappeler les exécutions publiquement annoncées de prisonniers de guerre, jetées en défi à la France et au monde civilisé ?
Celle, après un simulacre de jugement, de trois soldats captifs en Tunisie condamnés à mort en mai 1958 ? René Ducourteux, Robert Richomme et Jacques Fuillebois, correctement traités pendant dix-mois mois avant d'être fusillés ?
Celle, le 4 août 1960 de deux autres martyrs, Georges Le Gall et Michel Castera fusillés par l'A. L. N. en territoire tunisien après une parodie de justice ?
Tous les faits que je viens d'évoquer étaient connus et prévisibles. C'est justement pourquoi le Gouvernement avait à faire preuve d'une vigilance sans relâche pour protéger la vie des jeunes Français victimes du sort des armes.
Maintenant, monsieur le ministre d'Etat, vous me permettrez de faire appel à toute votre attention, car vous tiendrez certainement à répondre sur les faits que je me propose de vous soumettre. Le 13 juillet 1959, aux environs de Ich, le brigadier Maurice Lanfroy, les soldats Marcel Braun et Henri Carat, du 30e dragons, sont capturés au cours d'une reconnaissance par une bande de l'A.L.N. qui les emmène en territoire marocain. Notre collègue, M. Jean Degraeve, député de la Marne, d'où est originaire le brigadier Lanfroy, alerte le 8 avril 1959 le ministère des affaires étrangères. Celui-ci fait savoir, le 16 octobre 1959, que notre ambassadeur à Rabat a attiré " l'attention du Gouvernement marocain sur le caractère inadmissible de la détention " des trois militaires français, demandant qu'ils soient " relâchés sans délai ", démarche appuyée par la Croix-Rouge internationale.
Le 31 décembre 1959 les soldats Braun et Garat sont libérés et remis à Rabat à la Croix-Rouge internationale. Le brigadier Lanfroy, lui, reste captif de l'A.L.N.
D'autres interventions pressantes de notre ambassadeur, en février et en mars 1960, pour le faire libérer restent sans effet, les autorités marocaines - vous l'avez indiqué tout à l'heure - prétendant qu'aucun prisonnier français n'est détenu sur leur territoire.
En août 1960, le ministère des affaires étrangères, informé de source sérieuse du danger de mort qui menace le brigadier Lanfroy, objet de prétendues poursuites judiciaires, fait part de ses inquiétudes graves au comité international de la Croix-Rouge. Il lui demande d'assurer la protection de la vie de notre compatriote.
Vous vous en souvenez tous, en effet, mes chers collègues, c'est à cette époque, à la suite d'un simulacre de jugement, que furent fusillés à Tunis les soldats Le Gall et Castera dont j'évoquais, il y a un instant, la mémoire.
Nouvelle alerte en décembre 1960 où le ministère des affaires étrangères, apprenant que le brigadier Maurice Lanfroy est une fois de plus menacé d'exécution, demande à notre ambassadeur à Rabat d'intervenir de nouveau auprès de la Croix-Rouge internationale et des autorités marocaines.
Pendant cette période d'août à décembre 1960, des pourparlers ont eu lieu par l'entremise du Gouvernement marocain entre notre ambassade et l'A.L.N.
Vous ne pouvez ignorer, monsieur le ministre d'Etat, qu'un représentant du Premier ministre s'est même rendu à Rabat pour régler cette affaire.
Quelle était la proposition de l'A.L.N. ? Elle était prête à renoncer à l'exécution du brigadier Maurice Lanfroy en échange de la promesse des autorités françaises de ne pas exécuter Ben Chérif.
Qui était Ben Chérif ? Vous le savez, mes chers collègues, il s'agit du sous-lieutenant Ben Chérif, déserteur de l'armée française, passé au F.L.N. fin 1957 avec une partie de la section qu'il commandait dans la région d'Aumale, après avoir égorgé une dizaine de ses hommes, musulmans et européens, qui refusaient de le suivre. Investi d'un commandement dans l'A.L.N., Ben Chérif avait été repris par nos troupes en 1960 et condamné à mort par le tribunal militaire d'Alger. En janvier 1961 - c'est la seule chose que je retiens, monsieur le ministre, car il s'agissait de sauver un de mes compatriotes - en janvier 1961 donc, le F.L.N. et les autorités françaises responsables tombent d'accord : ni le brigadier Lanfroy, ni Ben Chérif ne seront exécutés.
Jusqu'en mars 1962, d'ailleurs, il semble apparemment que le brigadier Lanfroy ait reçu les colis et les messages envoyés par le délégué à Rabat de la Croix-Rouge internationale qui d'ailleurs n'a jamais pu voir le prisonnier, colis et messages transmis donc par l'intermédiaire dit délégué à Rabat du Croissant rouge algérien.
Mes chers collègues, les accords d'Evian ont été signés le 18 mars dernier. Le G.P.R.A. a alors demandé la libération d'un certain nombre de condamnés à mort et avec insistance celle de Ben Chérif. Celui-ci a été libéré en avril. Mais le brigadier Lanfroy n'a pas été libéré ; il n'a même pas fait parvenir des nouvelles directes.
Ici, je ne critique personne, mais il n'y a qu'une conclusion à ce récit : dans les quarante-huit heures, le brigadier Lanfroy doit être rendu à l'affection des siens. (Applaudissements au centre et à droite.)
Monsieur le ministre d'Etat chargé des affaires algériennes, j'en aurai bientôt terminé en vous demandant de prendre toutes vos responsabilités. Vous les avez prises il y a un instant et je vous en remercie, mais je les préciserai.
Le 2 mai, l'état-major de l'A.L.N. a diffusé un communiqué incroyable - vous l'avez signalé tout à l'heure - auquel j'ai déjà fait allusion. Il était dit, vous l'avez rappelé, que " sous réserve de quelques cas isolés, toujours possibles ", l'A.L.N. ne détient plus de prisonniers, que la controverse soulevée en France à ce sujet est un faux problème susceptible de passionner l'opinion à propos d'une question qui a été clairement exposée aux négociateurs français lors des entretiens d'Evian ". Vous venez de nous donner un formel démenti à cette déclaration.
Nous prenons acte, monsieur le ministre d'Etat.
Néanmoins, le 18 mars, à Evian, vous avez apposé votre signature au bas d'un accord sur le cessez-le-feu. Je ne relirai pas l'article 11 dont le Sénat a eu connaissance. Mais il est inconcevable qu'avant de signer cet article vous n'ayez pas demandé à vos interlocuteurs, à leurs conseillers militaires de l'A.L.N., alors présents, combien de prisonniers français étaient encore détenus par l'A.L.N. Si vous avez posé la question, que vous ont répondu les représentants du G.P.R.A. ?
On me permettra de rappeler à cette tribune que, le 18 mars 1962, devant l'inquiétude croissante au sujet des prisonniers, j'ai adressé à M. le ministre d'Etat, à Evian, de la poste du Sénat, le télégramme suivant : " Puisque les circonstances vous le permettent, je vous demande une nouvelle fois que le sort de plusieurs centaines de soldats français prisonniers du F.L.N. cesse d'être volontairement passé sous silence. Vos interlocuteurs ont toujours refusé de répondre à ce sujet, même à la Croix-Rouge internationale. Ils sont à même de vous informer. Votre devoir est d'obtenir des renseignements sur le nombre des prisonniers français survivants et sur les circonstances dans lesquelles ont été abattus leurs camarades tués en captivité. Les familles de nos prisonniers attendent que vous répondiez en conscience à leur angoisse ".
Monsieur le ministre, ces familles attendent toujours.
Depuis novembre 1960 où l'on vous appela à vos actuelles fonctions, vous n'avez pas dû manquer d'interroger les délégués du G.P.R.A - vous l'avez dit tout à l'heure, monsieur le ministre - en d'autres circonstances sur ce grave problème, par exemple, lors des premiers entretiens d'Evian ou lors de ceux de Lugrin. Vous l'avez fait. Que vous fut-il répondu ? Il vous fut répondu à Evian - vous venez de nous le dire, mais cette réponse n'a pu vous satisfaire - qu'il fallait laisser le temps nécessaire pour transmettre à la Croix-Rouge internationale les emplacements et le nombre de prisonniers !
M. le Premier ministre, questionné lors de la présentation du Gouvernement devant l'Assemblée nationale par mon collègue et ami M. Georges Brice, député du Nord, a dû lui répondre que :
" Le Gouvernement avait suspendu en Algérie la libération des prisonniers F.L.N. afin d'avoir en main un gage solide pour la suite des démarches en ce domaine ".
Monsieur le ministre d'Etat, je vous remercie d'avoir confirmé tout à l'heure que cette décision était maintenue.
Le 3 mai, le Gouvernement a demandé à la Croix-Rouge internationale - monsieur le ministre, c'est la dernière question que je vous pose - d'enquêter sur les prisonniers encore détenus dans les willayas. A qui fera-t-on croire que les chefs des willayas n'ont pas encore rendu compte à l'état-major de l'A.L.N. des prisonniers qu'elles détiendraient, alors que le délai fixé d'un commun accord par votre délégation et celle du G.P.R.A. était de vingt jours ?
Je voudrais savoir, monsieur le ministre, si vous connaissez la réponse du G.P.R.A. et si la Croix-Rouge internationale pourra se rendre au sein des willayas à la recherche de nos compatriotes prisonniers militaires.
Monsieur le ministre - j'en aurai bientôt terminé - à tous ces faits il n'a été apporté que des éclaircissements vagues, insuffisants, bien que je ne vous reproche pas les erreurs commises dans la recherche des prisonniers. Mais, le 22 décembre dernier, j'ai écrit à M. le Président de la République qui, dans sa réponse où, certes, il ne met pas en doute l'existence des prisonniers, m'avait assuré que " les démarches entreprises se poursuivront jusqu'à la solution de ce douloureux problème ". A ce douloureux problème, quelle solution apporte donc aujourd'hui le Gouvernement et même quelles lumières nous apportez-vous ? En particulier, quel a été, quel est et quel sera le destin réservé aux soldats français
musulmans captures par l'A. L. N. dans les rangs de l'armée française et que nous n'oublions pas ?
Est-il inopportun, mes chers collègues, de demander la constitution d'une commission parlementaire chargée d'enquêter sur pièces et sur place sur le problème douloureux des prisonniers ? Un Livre blanc doit être établi pour notre honneur et pour la vérité. C'est ce qu'attendent les anciens combattants et les anciens prisonniers ; c'est ce qu'attendent aujourd'hui les mères et tous les Français.
Mes chers collègues, monsieur le ministre d'Etat, j'ai voulu rester au-dessus des oppositions tragiques qui divisent aujourd'hui.
le pays et je fais appel à tous les hommes de cœur que la détresse des familles ne peut laisser insensibles.
Je me suis gardé de passionner le débat, mais la nation a le droit de savoir si ses enfants prisonniers, soldats du contingent à 90 p. 100 -- le F.L.N. l'a reconnu - sont oui ou non aux mains de l'A.L.N. et, s'ils n'y sont plus après avoir été pris vivants, le droit de savoir quel sort leur a été réservé.
Monsieur le ministre d'Etat, une seule phrase, combien poignante, de cette lettre du 4 mai résume les appels angoissés de toutes les mères. Elles vous crient aujourd'hui : " Je veux mon fils mort ou vivant ".
(Applaudissements au centre, à droite et sur plusieurs bancs à gauche.)
M. Jacques de Maupeou. Il y a également des prisonniers civils !
M. le ministre d'Etat. Oui, je sais.
Monsieur le président, je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre d'Etat.
M. le ministre d'Etat. Je me permets d'intervenir à nouveau, contrairement à la règle qui veut, je crois, que lorsque le Gouvernement a répondu à une question orale sans débat, seul l'auteur de la question puisse reprendre la parole, mais vous m'avez demandé un certain nombre de précisions.
Je ne reviendrai pas sur le fond. Vous l'avez évoqué dans des termes que, pour ma part, je trouve pertinents ; le souci que vous avez de répondre aux mères est évidemment celui du Gouvernement. Je répondrai donc sur des points très précis. Je ne veux pas évoquer tous les aspects de ce long drame. Nous avons reçu des nouvelles d'un certain nombre de prisonniers ; nous avons même reçu des informations du Croissant-Rouge concernant certains des disparus. J'ai répondu tout à l'heure d'une façon peut-être un peu trop voilée, mais je vous ai indiqué que nous étions très attachés à nous battre sur ce point. Comment se fait-il que nous ayons pu recevoir des nouvelles d'instances officielles de l'A.L.N. et qu'à l'heure actuelle il y ait une sorte de dérobade, pour ne pas dire plus ?
Deuxième point : vous avez évoqué tout spécialement un cas particulièrement douloureux. Permettez-moi de vous dire...
M. Bernard Lafay. Je ne critique pas.
M. le ministre d'Etat .... que, naturellement, ce cas est l'objet de toutes nos préoccupations.
M. Bernard Lafay. Ne dites rien, je vous remercie.
M. le ministre d'Etat. Je ne voudrais pas, à l'heure actuelle, donner une impression dominante plutôt qu'une autre.
M. Bernard Lafay. Je vous remercie, monsieur le ministre.
M. le ministre d'Etat. Je vois que nous nous sommes compris.
Soyez sûr que nous ne l'oublions pas.
Enfin, je répondrai à la troisième question que vous m'avez posée. Je le ferai sans effet oratoire, comme vous l'avez fait vous-même.
A propos des contacts avec les willayas, je ne dis pas qu'il faille que la Croix-Rouge internationale aille dans les willayas. Je dis que nous devons le faire, si vous voulez, jusqu'à un certain point. Malgré la grandeur de cet intermédiaire et l'élévation de sa tâche, je désire que les commissions de cessez-le-feu y aillent elles-mêmes.
Vous avez paru vous étonner du fait qu'il n'y ait pas souvent de contact entre le G.P.R.A. et les willayas. Je vous affirme que c'est vrai, surtout depuis le cessez-le-feu. Il a fallu un certain temps pour mettre en mouvement tout l'appareil de ces commissions.
Voilà ce que je voulais répondre à vos trois questions. Pour le reste, nous continuerons à faire ce que nous avons décidé, pour obtenir des résultats et la vérité.
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Bernard Lafay : Né le 8 septembre 1905 - Décédé le 13 février 1977. Sénateur de la Seine, élu le 26 avril 1959, démissonnaire le 18 avril 1967. Appartenance politique : Membre du Groupe de la Gauche Démocratique
Source : http://www.senat.fr/senateur/lafay_bernard000086.html#1940-1958
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