Le 26 mars 1962, des soldats de l’armée française ouvraient le feu, rue d’Isly à Alger, sur des manifestants «pieds-noirs», faisant au moins 46 morts et 150 blessés. A l’heure du rapport Stora, le silence qui entoure ce drame aggrave le sentiment d’injustice des Français d’Algérie et de leurs descendants, explique Jean Tenneroni.


Dans La Peste Camus fait dire au prêtre Paneloux que l’amour de Dieu «seul peut effacer la souffrance et la mort des enfants (…) sur ce sommet, tout se confondra et s’égalisera, la vérité jaillira de l’apparente injustice.»

C’est en 1913, non loin de ma ville de Bône, qu’Albert Camus vit le jour, année où fut inauguré ce fleuron de l’art néo-mauresque qu’est la Grande Poste d’Alger. "

Né en Algérie française en 1962, je vis le jour pendant sa mise à mort. Je serai peut-être le dernier des Mohicans de cette chaleureuse tribu de «Blackfoot»
Quelques semaines après ma naissance, le 26 mars, un torrent de sang jaillit sur le plateau des Glières devant cette Grande Poste d’Alger.
Des soldats appartenant à une unité de tirailleurs de l’armée française abattirent officiellement 46 manifestants européens (avec des estimations plus hautes, jusqu’à 80 morts, après prise en compte des morts hospitalisés) et firent 150 blessés.

Ces Français d’Algérie n’avaient pour toute arme que des drapeaux tricolores et pour tout dessein que de vouloir rester Français sur leur terre natale. Camus qui aimait tant la Vérité et la Justice, n’aurait-il pas exigé l’une et l’autre pour nos compatriotes tués rue d’Isly?

Cette manifestation pacifique n’avait pour objectif que de reprendre le contact avec le quartier européen de Babel-el-Oued encerclé et isolé depuis plusieurs jours par la force armée. Le récent rapport sur les questions mémorielles de Benjamin Stora n’aborde pas ce sujet majeur donnant l’impression de perpétuer une loi du silence sur l’un des plus terribles tournant de la guerre d’Algérie.

Qualifiée « d’émeute (qui) ne peut être dispersée que par le feu meurtrier des troupes » dans les Mémoires d’espoir du général de Gaulle, cette tuerie est légitimée au nom de la lutte contre l’OAS. Pourtant, il n’y avait nulle intention parmi les manifestants de renverser un régime politique, comme ce fut le cas pour les insurgés royalistes du 13 vendémiaire an IV, canonnés par Bonaparte sur les marches de l’Église Saint-Roch.

Cette manifestation pacifique n’avait en fait pour objectif que de reprendre le contact avec le quartier européen de Bab-el-Oued encerclé et isolé depuis plusieurs jours par la force armée et dont l’intervention, en représailles des actions commando de l’OAS contre des unités de la gendarmerie et de l’armée, avait causé la mort de nombreux civils dont des enfants.

Les adjoints militaires du préfet de police purent faire passer des consignes d’ouverture de feu dès lors que les barrages étaient franchis.

Une directive du commandement supérieur en Algérie, disparue depuis des archives militaires, aurait prohibé l’emploi de cette unité de combat en contact direct avec la foule à Alger. À la faveur de l’absence du chef de corps, dont le P.C se trouvait à plus de 100 kilomètres d’Alger, des sections de cette unité de combat furent néanmoins utilisées pour interdire cette manifestation. Les adjoints militaires du préfet de police purent faire passer des consignes d’ouverture de feu dès lors que les barrages étaient franchis. Ces consignes n’étant pas écrites, le commandement local de l’unité n’ordonna le tir qu’en cas de légitime défense face à un tir ennemi, les armes restant, comme au combat, « approvisionnées et chargées ».

Aujourd'hui l'évocation de cette terrifiante journée provoque, au mieux, l'idée d'une bavure regrettable. En général, s'il n'est pas purement et simplement éludé, ce "Bloody Monday" se trouve relativisé, excusé voire justifié. Cela va des chinoiseries sur le nombre des victimes, à la culpabilisation des fusillés, quand elle n'est pas accompagnée du raisonnement primaire : " Je m'en moque, je n'étais pas né ".

Dans un premier temps, de nombreux manifestants purent franchir les cordons dispersés de soldats avant de se retrouver piégés plus loin face à des blindés.

Les correspondants de la presse étrangère racontèrent sans censure ce que fut cet effroyable mitraillage de la foule durant une douzaine de minutes, souvent dans le dos ou à bout portant, malgré les appels à cesser le feu des officiers.

Les correspondants de la presse étrangère (Daily Telegraph, New-York Times) racontèrent sans censure ce que fut cet effroyable mitraillage de la foule durant une douzaine de minutes, souvent dans le dos ou à bout portant pour ceux qui se cachaient ou se relevaient, et pour lequel on ramassa près de deux mille douilles.

L’enquête officielle qui argue d’une légitime défense face à d’hypothétiques tireurs de l’OAS embusqués sur les terrasses n’a jamais pu procurer des preuves déterminantes. "Des soldats de l'armée française aujourd'hui ouvrirent le feu à l'arme automatique sur 5000 européens et européennes qui marchaient dans Alger en brandissant des drapeaux tricolores et en chantant la Marseillaise.
On parla aussi au procès de Bastien-Thiry de barbouzes déclenchant le tir.

En réalité, il n’y eut aucun tué de la sorte du côté militaire, pas d’arrestation de tireurs, pas d’armes retrouvées, l’armée était présente sur les terrasses, un hélicoptère Sikorski survolait le tout.
Même si l’on admet un prétendu tir initial en-dehors des soldats, pourquoi ceux-ci n’ont-ils pas simplement riposté plutôt que de se livrer à cet acharnement de mitraillage, et ce malgré les appels à cesser le feu de leurs officiers?

Les phénomènes de panique collective de tir observés par la psychiatrie de guerre face à une perception de danger peuvent sans doute en partie expliquer cet affolement meurtrier dans le climat d’extrême tension de l’époque.
Par ailleurs, la très grande majorité de la troupe était composée de soldats maghrébins, non entraînés à des opérations de maintien de l’ordre dans des villes, et qui, en ces dernières semaines de souveraineté française, devaient être assurément moins «sûrs» que les tirailleurs aux côtés desquels mon père servit en 1944 à Monte-Cassino et durant le débarquement en Provence.

Les intentions, ou en tout cas l’état d’esprit, des hautes autorités françaises responsables à Alger, semblent aujourd’hui connus.

Les intentions, ou en tout cas l’état d’esprit, des hautes autorités françaises responsables à Alger, semblent aujourd’hui connus.
Le Préfet de police Vitalis Cros écrivit dans Le temps de la violence: « La nouvelle que nous redoutions et espérions à la fois arriva, les tirailleurs avaient ouvert le feu. ».
Le Haut-commissaire Christian Fouchet (si l’on en croit Jean Mauriac dans son livre L’Après De Gaulle, notes confidentielles) répliqua au général de Gaulle après son limogeage du ministère de l’intérieur en 1968 pour ne pas avoir maintenu l’ordre en osant faire tirer:
« J’aurais osé s’il l’avait fallu… Souvenez-vous de l’Algérie, de la rue d’Isly. Là, j’ai osé et je ne le regrette pas, parce qu’il fallait montrer que l’armée n’était pas complice de la population algéroise. »

De nombreux corps ne furent jamais rendus aux proches. Ils furent amenés directement au cimetière Saint-Eugène par camion militaire, les obsèques religieuses ayant été interdites.
De nombreux corps ne furent jamais rendus aux proches et furent amenés directement au cimetière Saint-Eugène par camion militaire, les obsèques religieuses ayant été interdites.
Une chape de plomb s’abattit durant des années sur la douleur des familles.

C’est par un patient travail d’historiens, notamment de Francine Desaigne (Un crime sans assassin, 1994) ou de Jean Monneret (Une ténébreuse affaire: la fusillade du 26 mars 1962 à Alger, 2009), que d’autres éléments purent lentement émerger. Sur cette nouvelle base d’informations un documentaire de Christian Weber put être diffusé en septembre 2008 sur FR3.

Contre l’oubli de ces morts, il fallut attendre 2010 pour qu’un geste officiel charitable soit accompli en faveur de la mémoire de ces innocents, celui d’ajouter les noms des tués sur une des trois colonnes lumineuses et tricolores du mémorial national de la guerre d’Algérie sur le quai Branly, en les différenciant toutefois de ceux qui étaient « morts pour la France ». Mais la charité ne peut se substituer à la justice.

C’est bien à partir du 26 mars 1962 que s’intensifièrent les enlèvements massifs d’Européens, puisqu’il était acquis désormais que les autorités militaires françaises n’interviendraient plus pour les protéger.

Plus près de nous, en décembre 2019, une initiative courageuse de parlementaires pour une proposition de loi tenta de faire reconnaître en vain la barbarie de cette tuerie et des disparitions de pieds-noirs qui s’ensuivirent jusqu’à la terrible journée du 5 juillet à Oran.
En effet, c’est bien à partir du 26 mars 1962 que s’intensifièrent les enlèvements massifs d’Européens, puisqu’il était acquis désormais que les autorités militaires françaises n’interviendraient plus pour les protéger.

Près de 59 ans après, l’oubli de l’une des plus sombres affaires de la Cinquième République ravive le sentiment d’injustice et la soif de vérité.
Inconsciemment, n’y a-t-il pas aujourd’hui derrière cette occultation, qui tue les victimes une seconde fois, l’idée radicale de violence propagée dans l’ouvrage de Frantz Fanon Les damnés de la terre :
« Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé »?
Comme l’indiquait le Chef de l’État dans son discours du 13 septembre 2018 à propos de Maurice Audin : « Il en va enfin du devoir de vérité qui incombe à la République française, laquelle dans ce domaine comme dans d’autres, doit montrer la voie, car c’est par la vérité seule que la réconciliation est possible. »

Après la répression sanglante de la manifestation populaire du 9 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg, le régime autocratique tsariste reconnut ses torts en révoquant dans les jours qui suivirent le préfet de police, le maire et le ministre de l’intérieur.

Peut-on attendre moins de la République française, près de soixante ans après que ces terribles balles de la rue d’Isly frappèrent des coups brefs sur la porte du malheur pour les Français d’Algérie?

Jean Tenneroni. Ancien officier, Jean Tenneroni est Français d’Algérie, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de Français d’Algérie.
https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/guerre-d-algerie-l-occultation-du-massacre-de-la-rue-d-isly-tue-les-victimes-une-seconde-fois-20210326 - Publié 26 mars 2021.

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Mis en ligne le 28 mars 2021

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