" Les gens partent, brûlent leur maison, leurs récoltes, et sur les quais abandonnent leur véhicule et y mettent le feu. Dans toute la ville, l'odeur du brûlé efface toute autre odeur. Les senteurs de cannelle et de cumin ont disparues. Des milliers de Pieds-Noirs sont parqués, entassés sous le soleil, et campent nuit et jour, pour essayer d'obtenir des places sur les bateaux en partance pour la France. De ce départ en masse, Robert Boulin déclare le 30 mai 1962, que les Pieds-Noirs ont seulement avancé leurs dates de départ en vacances ! Oui, c'est cela, nous partions en vacances !
En emportant seulement le strict nécessaire. Savez-vous combien il est dur de choisir quel livre nous allons emporter plutôt qu'un autre, quelle poupée nous suivra et " mon vélo, Maman ? On peut l'emporter ? Non, mon chéri, c'est trop encombrant. Mais il est tout neuf ! Non, prends plutôt tes petits soldats. " Tout à coup, tout nous paraît précieux, on voudrait tout emporter, comme l'escargot emporte sa maison, sur son dos. C'est comme s'il fallait se couper en deux. Devoir privilégier les pulls et les manteaux au détriment des jouets et des livres, c'est trop dur. Et toujours la même réponse : " Mes chéris, on ne prend que ce que l'on peut porter ! " " Et le chien Maman, on peut l'emmener ? Ce n'est pas un jouet. Je l'aime et il m'aime, je ne veux pas l'abandonner. Non mes enfants. On va le laisser chez les voisins, ils s'en occuperont très bien. Ne t'inquiète pas ". Mais il faudra porter ces valises. Elles pèsent beaucoup plus, que leur simple contenu. Le poids de toute une vie est vraiment trop lourd.

Mon père après quatre jours de file interminable sous un soleil de plomb, a réussi à avoir des places sur le Ville d'Alger en partance pour la France. Nous venions à tour de rôle le ravitailler en eau fraîche et en nourriture, pour qu'il ne perde pas sa place. Seuls pouvaient partir ceux qui pouvaient PAYER leurs places. Le container que nous avions eu à prix d'or fut soigneusement immergé à plusieurs reprises par les dockers, si bien que quelques mois plus tard, après l'avoir laissé dans un garde-meubles à Port-Vendres, puisque nous ne savions pas où aller, tout était moisi, irrécupérable.

Les files de Pieds-Noirs, harassés, écrasés de chaleur, de fatigue et de désespoir, sont comme des chênes déracinés, qu'on arrache à leur terre. Je me rappelle mon frère, alors âgé de onze ans, me serrant la main très fort et luttant pour ne pas pleurer. Les collines d'Alger la blanche s'éloignent, la mer si bleue lui sert d'écrin. Les larmes coulent sur les visages. Le désespoir se lit dans les regards. Notre cœur se déchire. Tout un peuple meurtri s'arrache à son pays.

Sur le bateau c'est l'horreur, nous sommes serrés les uns contre les autres, une chaise-longue sur le pont pour quatre personnes ! Nous avons faim et soif.

On arrive, nous sommes exténués, hagards. La France si chère à nos cœurs : pour nous accueillir des banderoles " les Pieds-Noirs à la mer ", les cris hostiles d'une foule qui envahit les quais. On descend du bateau comme des somnambules, poussés par la foule. Mon père porte dans ses bras ma grand-mère qui ne m'a jamais parue aussi menue. On nous offre un verre de grenadine dans des gobelets en plastique et on nous indique un hôtel meublé dont les tarifs nous font dresser les cheveux sur la tête.
Là, serrés dans deux chambres, on se demande ce qu'on fait là, anéantis de chagrin, de colère et de fatigue. On attend de mon père qu'il décide de ce que nous allons devenir.

Nous avons trouvé très difficilement un appartement à Cannes (les propriétaires ne veulent pas louer à des Pieds-Noirs !) Il n'est pas trop cher : la voie ferrée passe au-dessous ! Et il n'y a pas de chauffage ! Nous sommes restés là un an. Nouvelle école, nouveaux copains pour mon frère. Il est inscrit au Lycée Carnot tout en haut du Boulevard et moi au Lycée Bristol, derrière la gare. Mon père cherche désespérément du travail, ma mère court les brocantes pour meubler notre petit logement.
En réalité nous sommes des déportés. Car tout arrachement massif d'une population à sa terre natale est non seulement une déportation, mais un attentat à la dignité et à la liberté humaine.

La vie continue. Mes grands-parents ont trouvé un studio en location à Golfe-Juan, une table, un lit, la photo de leur gendre assassiné. Ma grand-mère fleurit ses balcons, sème des fleurs partout, vend ses gâteaux à l'épicerie du coin. Mon grand-père, assis dans un petit coin du balcon, regarde la mer qui a la couleur de ses yeux, et se laisse mourir. Il a honte, il n'avait rien demandé à personne, il avait sa maison, ses grands arbres. Il a honte de ne rien laisser à ses enfants. Son chagrin l'écrase, le tue.
Notre pays nous manque, on se sent orphelin, incompris et seul.
La sœur de ma grand-mère, Angélina, veuve, vivait seule dans un trois pièces, rue du 4 septembre, à Alger, elle est couturière. Un matin, un soldat musulman, vient la voir et déclare que l'appartement est trop grand pour elle toute seule ! Le lendemain, une famille arabe s'installe. Comment rester dans ces conditions. Elle nous rejoint en France. Portant avec peine ses deux valises, seul héritage de toute une vie de travail.

L'hostilité est grande et surtout injuste quand il s'agit des enfants. Mon petit frère rentre souvent de l'école avec plaies et bosses, il se bat quand on le traite d'arabe, quand fusent les réflexions telles que : " Retournez dans votre pays, vous prenez le pain et le travail des Français ! " Tout cela fait mal au cœur car on se sent plus Français que les Français eux-mêmes. Notre tristesse est grande. Mon père travaille trop. En 1964, il décède. Il a cinquante ans, nous laissant seuls ma mère, mon petit frère et moi. Sans un sou ! Le prêt qu'il avait demandé n'est toujours pas attribué et maintenant, il faut refaire tout le dossier, remboursable en neuf ans, puisque mon petit frère, seul héritier est mineur. Il faut faire appel à un conseil de famille, désigner des tuteurs légaux. Trois ans de paperasses, de lettres, de frais pour enfin obtenir ce prêt que ma mère mettra un point d'honneur à rembourser jusqu'au dernier centime. Moi, j'arrête mes études pour trouver du travail. Le soir, je fais des heures de ménage et les repas sont toujours les mêmes : pâtes ou riz, riz ou pâtes. Seul mon petit frère a droit à un peu de viande par semaine. C'est, s'adapter ou mourir ! "
Jocelyne Mas
http://pariscotedazur.fr/archives/2012/3/4/alg%C3%A9rie-quand_des_pieds-noirs_se_rappellent


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Mis en ligne le 20 mars 2010

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