Les Berbères, plus sympathiques pour un compatriote que pour leurs nouveaux coreligionnaires, embrassèrent tous la cause de l'insurrection. Koucila fut proclamé par eux sultan de leur pays. Il trouva un appui très vif auprès des gouverneurs grecs, qui étaient encore maîtres de la plus grande partie du littoral, depuis la frontière de Tunis jusqu'à l'océan Atlantique. Koucila, après sa victoire, à la tête de forces considérables, marcha sur Kairouan, défit les troupes arabes qui tentèrent de l'arrêter, et s'empara de cette ville. Les débris de l'armée musulmane se réfugièrent à Barka. Ces événements embrasèrent l'Afrique d'une guerre générale. L'an 69 de l'hégire, Abd-el-Malek, cinquième khalife ommiade (Omeyyades, ndlr), fit partir une armée nombreuse afin de rétablir la puissance arabe. Koucila est tué, Kairouan est pris, Carthage est menacée ; mais la fortune ne fut pas longtemps favorable aux musulmans ; des troupes grecques, envoyées de Constantinople et de Sicile par l'empereur d'Orient, atteignirent le général arabe près de Barka; et lui firent essuyer une déroute complète. Pour venger cet échec, quarante mille hommes furent dirigés sur l'Afrique, sous les ordres de Hassan ben Nâman : c'était la cinquième invasion ; elle eut lieu l'an 76 de l'hégire (695 de J. C.). Les musulmans furent d'abord victorieux, et rétablirent rapidement leurs affaires : Carthage tomba en leur pouvoir, et fut entièrement rasée. L'empire grec ne possédait alors sur le littoral que la seule ville de Bône. Toutes les populations de la province de Carthage rentrèrent dans l'obéissance. Cependant les Berbères convertis à l'islamisme continuèrent, soit avec leurs propres forces, soit avec les secours de Constantinople, la résistance contre l'invasion des Arabes.
A Koucila, ce chef berbère qui s'était emparé de Kairouan, avait succédé une femme berbère, issue d'une noble famille, appelée Dania, et plus connue sous le nom de Kahina (devineresse). Elle commandait dans les montagnes de l'Aurès, et des populations nombreuses reconnaissaient son autorité. Le nouveau général arabe marcha contre elle ; mais Kahina se porta à sa rencontre, le défit, et le poursuivit jusqu'au delà de Kabès.
Ce ne fut que cinq ans après que Ben Nâman, qui s'était retiré à Barka, ayant reçu du khalife de l'argent et des renforts, rentra en Afrique. En apprenant les préparatifs qu'on faisait contre elle, la reine berbère ordonna à ses sujets de ravager les campagnes, de couper les arbres, de démolir tous les édifices. Elle disait : " Les Arabes ne viennent chercher en Afrique que les villes, l'or, l'argent et les arbres. Nous, nous n'avons besoin que de champs ensemencés et des pâturages. En détruisant les cités, ils cesseront de désirer de venir dans ces contrées. " L'Afrique était alors un ombrage continuel de Tripoli à Tanger, et il s'y trouvait une multitude de lieux très-peuplés. Kahina ne fut pas sauvée par ces sauvages mesures. Elle livra bataille : son armée fut mise en fuite ; elle-même tomba au pouvoir des Arabes, et eut la tête tranchée(1).

Hassan fit grâce aux fils de Kahina, qui avaient embrassé l'islamisme. Ils furent placés chacun à la tête d'un corps de douze mille Berbères, et envoyés en Occident pour y combattre les tribus infi dèles. Par cette mesure habile, le général arabe, en employant dans des guerres lointaines la turbulence des Berbères, consolida la domination des khalifes en Afrique, et s'assura des auxiliaires courageux, qui prirent une part principale, peu de temps après, à la conquête de l'Espagne.

Établissement du Karadj

L'acte le plus important du commandement de Ben Nâman fut le règlement des impôts à percevoir dans les parties du pays soumises à l'autorité musulmane. D'après la législation consacrée par le texte même du Koran, ou par les traditions recueillies de la bouche du prophète, le souverain est maître du sort des peuples vaincus. S'ils refusent de se convertir à l'islamisme, il peut les faire périr, ou perpétuer leur captivité, ou les rendre libres en les soumettant à la capitation. Il peut distribuer à des musulmans les terres conquises, à condition qu'ils payeront à l'État la dîme des productions annuelles. Il peut laisser à leurs anciens propriétaires les fonds ruraux, en leur imposant le karadj, tribut fixe, ou proportionné au rendement de la terre. Mais dans ce cas la propriété est immobilisée au profit de la communauté musulmane, et le sujet tributaire ne la détient que comme fermier et usufruitier ; il ne peut l'aliéner sans l'autorisation du souverain.
Telles sont les deux seules conditions de la propriété chez les musulmans : décimale, c'est-à-dire soumise à payer la dîme (l'achour) ; tributaire, c'est-à-dire soumise au karadj. Une fois fixé, à l'époque de la conquête, suivant la religion du possesseur, cette classification ne peut plus être modifiée, lors même que la terre tributaire passerait aux mains d'un musulman. La capitation (djezia) est un tribut personnel imposé à tous les sujets non convertis, les femmes, les esclaves, les enfants, les vieillards et les indigents en sont exemptés. Les musulmans ne doivent à l'État que le "zekket", espèce de prélèvement, qui tient à la fois de l'impôt et de l'aumône, sur la totalité de leurs biens apparents.
Ces principes furent appliqués à tous les habitants et à toutes les terres de la partie du Maghreb alors soumise à la domination arabe. Après s'être rendu maître de Sfax et de Constantine, et avoir réglé l'administration du pays, ainsi qu'on vient de le voir, Hassan retourna en Orient, emportant d'immenses dépouilles, qui, en excitant la jalousie des chefs principaux, rallumèrent dans tous les cœurs l'ardeur du prosélytisme.
Il fut remplacé l'an 88 de l'hégire (707 de J. C), par Mouça ben Noçaïr, pendant le règne d'El-Ôulid, sixième khalife ommiade.

Conquête de l'Espagne

Le Maghreb fut constitué en gouvernement indépendant, et détaché de la province d'Égypte, dont il relevait auparavant.
A l'arrivée de Mouça le pays était déjà de nouveau agité par les intrigues des Berbères. Il les poursuivit jusque dans l'ouest, et les força à demander la paix ; à la suite de cette expédition, il installa à Tanger Tarik, un de ses lieutenants, d'origine berbère, et lui confi a le commandement de cette contrée ; il lui laissa un corps de dix-neuf mille cavaliers berbères, avec un petit nombre d'Arabes pour leur enseigner le Koran. Mouça soumit ensuite la Medjana, Zeghouan, les pays des Haouara, des Zenata et des Senhadja ; il conquit la Corse et la Sardaigne. Toute l'Afrique étant pacifiée, Mouça envoya en Espagne le gouverneur de Tanger.

Cette invasion eut lieu l'an 92 de l'hégire (710-711 de J. C.) ; elle fut guidée par le comte Julien, qui avait été déjà en relation avec Okba quarante ans auparavant. Bientôt Mouça suivit son lieutenant, et donna une impulsion si rapide à la conquête, qu'en deux années il se rendit maître de toute l'Espagne, et porta ses armes dévastatrices jusqu'au delà des Pyrénées, à Carcassonne.
Après avoir gouverné l'Afrique et l'Espagne pendant seize ans, Mouça ben Noçaïr fut rappelé en Orient, et rapporta à la cour des khalifes des richesses considérables et un grand nombre de captifs (2).

Durant sa longue administration, le général arabe donna des preuves d'une haute capacité politique. Jamais il n'éprouva de revers dans les combats multipliés qu'il livra. Aussi sage dans les conseils qu'intrépide les armes à la main, il mit tous ses soins à faire oublier aux Berbères l'humiliation de leur défaite.

Il fit épouser à ses lieutenants et à ses principaux officiers les filles des chefs, des contrées qu'il avait soumises. Il rappela aux Berbères leur communauté d'origine avec les Arabes, et convertit la majeure partie à l'islamisme. Les Berbères, ainsi que les descendants des colons romains, étaient chrétiens ; mais depuis l'invasion vandale l'arianisme avait fait de grands progrès parmi eux. On sait que cette secte, se rapprochant beaucoup de la doctrine islamique, regardait Jésus-Christ comme un prophète, et non comme le fils de Dieu ; cette analogie dans les croyances rendit plus facile la tâche de Mouça. Il sut ménager les superstitions et les préjugés des populations qui habitaient les montagnes. Il n'exigea d'elles que de reconnaître Mohammed comme prophète, laissant au temps de purifier leur foi. Ne craignant rien de ces montagnards, qui étaient disposés à ne pas attaquer leurs voisins pourvu qu'on ne vînt pas les inquiéter, Mouça eut en eux des alliés plus que des administrés, et ils lui fournirent de vaillants auxiliaires pour la conquête de l'Espagne.
La gloire que Mouça ben Noçaïr avait acquise, le pouvoir sans bornes dont il disposait, et, qu'en partant pour l'Orient, il avait délégué à ses deux fils, le firent tomber en disgrâce.

Dépouillé de tous ses biens, jeté en prison, il mourut, à l'âge de soixante-treize ans, dans la plus affreuse misère. Soliman ben Abd-el-Malek, septième khalife ommiade, qui venait de succéder à son frère, confia le gouvernement de la province d'Afrique à Mohammed ben Iézid.

Schismes et révoltes

A partir de cette époque et jusqu'à la chute de la dynastie des Ommiades, c'est-à-dire l'an 132 de l'hégire (719 de J. C.), un grand nombre de gouverneurs furent envoyés successivement dans le Maghreb. Deux faits seulement fixent plus particulièrement l'attention pendant cette période de troubles et d'agitations, qui précipitent l'amoindrissement et le fractionnement de l'autorité. C'est, d'une part, l'apparition en Afrique des khouaredj, schismatiques musulmans ; de l'autres une révolte formidable des peuplades berbères. A la suite des guerres acharnées qui déchirèrent l'empire arabe en Orient et amenèrent l'abdication du fils d'Ali en faveur de Maouïa, de nombreuses sectes d'origines et de croyances diverses se propagèrent ; elles constituèrent une sorte de protestantisme musulman, appelant les peuples à l'indépendance politique et religieuse, et prétendant ramener les fidèles à la pureté de la foi et à la pratique des bonnes œuvres.
Ces hérésies, comprimées tour à tour en Syrie, en Perse, dans l'Arabie et dans l'Égypte, furent introduites dans le Maghreb par les milices venues de l'Irak pour tenir garnison ; elles se firent rapidement de nombreux partisans parmi les Berbères.

Il semblait dans les destinées de ces tribus, qui sous le règne du christianisme avaient fourni aux Donatistes et aux Circoncellions leurs plus intrépides adeptes, de chercher dans ces protestations religieuses une voie pour faire connaître leurs aspirations à l'indépendance politique. La domination arabe, en imposant à ces peuples l'islamisme, avait violemment comprimé en eux des habitudes que de longues traditions avaient rendues chères ; les vainqueurs, qui étaient en même temps les initiateurs religieux, ne ménagèrent pas toujours les susceptibilités de la race vaincue, et firent peser sur elle une suprématie oppressive.

D'un autre côté, la plupart des tribus berbères étaient pour ainsi dire d'une turbulence héréditaire, la révolte était en quelque sorte une nécessité de leur vie. Aussi, dès le commencement des premiers successeurs de Mouça des tentatives d'insurrection ne tardèrent pas à éclater ; facilement réprimées d'abord, elles mirent bientôt en danger l'existence même de la domination arabe. La plus considérable, dont les débuts furent signalés par la défaite et la mort de Kaltoum , gouverneur de l'Afrique, auprès de Tanger, fit des progrès tellement alarmants, que le khalife Hachem dut appeler aux armes toutes les milices de l'Orient. La Syrie envoya à elle seule douze mille cavaliers.
L'armée arabe rencontra les rebelles au nombre de trois cent mille, près de Kairouan. Le combat fut des plus sanglants ; la victoire resta aux troupes du khalife, et les Berbères laissèrent cent quatre-vingt mille cadavres sur le champ de bataille.

Après la chute des Ommiades et l'avènement au pouvoir suprême de la famille des Abbassides, des troubles profonds agitèrent tout l'empire arabe. L'Afrique ressentit plus cruellement qu'aucune autre province ces déchirements intérieurs. Elle était alors en quelque sorte divisée en deux parties distinctes : l'une avait pour capitale Tanger, et subissait des révolutions incessantes, soit qu'elles fussent l'œuvre des Berbères turbulents de l'ouest, soit qu'elles ne fussent qu'un résultat des mouvements qui avaient lieu en Espagne ; l'autre partie, dont Kairouan était la ville principale, ne jouissait pas d'une plus grande tranquillité, à cause des entreprises des Khouaredj arabes et berbères pour s'emparer du pouvoir ; elle ressentait aussi plus directement l'influence des luttes sérieuses qui déchiraient l'Orient. Profitant de ces agitations, qui retenaient les forces des khalifes loin de l'Afrique, et qui laissaient les populations incertaines sur l'autorité légitime à laquelle elles devaient obéissance, un aventurier du nom d'Abd-er-Rahman réussit à se créer pendant quelque temps un pouvoir indépendant à Kairouan ; mais il fut vaincu et mis à mort par ses propres parents (3). Dès que la dynastie des Abbassides eut triomphé des Ommiades, elle travailla avec énergie à tirer l'Afrique de l'anarchie où elle était tombée et à la faire rentrer dans l'obéissance. Deux gouverneurs tentèrent inutilement cette grande entreprise ; ce ne fut que le troisième, Iézid ben Hatim, envoyé par Abou Djafar el-Mansour, deuxième khalife abbasside, à la tête de plus de cent mille hommes, qui put dominer toutes les révoltes, réduire les Khouaredj et mettre fin à la dévastation du pays. Ce général remporta sur les Berbères, aux environs de Kairouan, une victoire signalée, qui le rend maître de cette ville, l'an 155 de l'hégire (772 de J. C.)

Cette pacification ne fut pas de longue durée. Sept gouverneurs, appelés dans l’espace de trente ans environ au commandement de l’Afrique, ne purent jamais obtenir plus de quelques mois de calme consécutif. Insurrections des Berbères et des Kouaredj ; rébellion des milices envoyées du Khorassan et de Syrie, qui déposent un gouverneur et proclament un de leurs chefs ; mauvaise administration et infidélité des sousgouverneurs, tout concourait à prolonger l’anarchie. Mais au milieu du conflit des ambitions surgirent deux chefs qui se rendirent indépendants de l’autorité des khalifes, et ramenèrent à une sorte d’unité le Maghreb, prêt à se morceler en vingt petits États. Ce furent dans l’ouest, les fondateurs de la dynastie des Édrissites, et dans l’est Ibrahim ben Aghlab, premier prince des Aghlabites. Une troisième famille, moins importante que les premières, fonda aussi un pouvoir nouveau à Tiharet (Tekdemt), dans le Maghreb-el-Ouassath. Ce furent les Beni Restam.

(1) Voyez Univers pittoresque, ARABIE, pages 314 et 315.
(2) Voyez Univers pittoresque. ARABIE, pages 321 et suiv.
(3) Voyez Univers pittoresque, ARABIE, pages 361 et suiv.
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Mis en ligne le 17 juillet 2012

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