Radio-Algérie, un acteur méconnu de mai 1958

Mai 1958 est sans doute l'épisode de notre passé contemporain où l'on voit le mieux que l'histoire de la radio n'a pas encore conquis droit de cité dans l'histoire politique. Les travaux récents sur la fin de la Quatrième République ou sur la guerre d'Algérie n'évoquent pas le rôle joué par la radio dans ces journées-là. Il est question dans tous ces ouvrages des positions prises par la presse écrite, de l'influence qu'elle a exercée, mais la radio est absente. Pourtant, un émetteur a tenu dans ces journées dramatiques une place importante : Radio-Algérie. Dès le soir du 13 mai, ses studios d'Alger étaient occupés par les insurgés. A l'évocation de cet épisode se bornent généralement les allusions à la radio dans les ouvrages qui traitent de mai 1958. C'est à partir de ce moment pourtant que commence le véritable rôle de Radio-Algérie. Jusqu'au 13 mai, la station était l'équivalent d'un émetteur provincial, relayant les programmes nationaux avec un certain nombre de décrochements dans la journée. A partir du 13, elle fut prise en main par le Comité de Salut public (CSP) et ses programmes devinrent entièrement autonomes. Ainsi s'instaura, parallèlement à la partie de bras de fer qui se déroulait entre le pouvoir légal à Paris et Alger, un véritable duel radiophonique par-dessus la Méditerranée. Plusieurs journalistes de la RTF en poste à Alger refusèrent d'ailleurs d'accepter l'autorité du CSP et durent se cacher pendant quelques semaines1.

1. Témoignage de Raymond Tortora recueilli par Bruno Leroux et Janine Antoine dans leur émission " La radio dans la vie politique française, 1932-1968 : le temps des crises ", diffusée le 21 novembre 1985 sur France-culture. Un reportage de Philippe Bernier sur l'occupation de l'immeuble de la radio le 13 mai à Alger, non diffusé, conservé dans les archives de l'INA, donne une excellente idée de la part d'improvisation dans ces événements.

Ni la population algéroise, ni l'armée, à l'exception de quelques officiers qui comme Massu et Trinquier avaient participé à l'aventure de la France libre, ne portaient alors le général de Gaulle dans leurs cœurs. Il est donc important de noter que c'est la poignée de gaullistes installés à l'antenne mise en place à Alger par Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale du gouvernement Gaillard, qui ont pris le contrôle de l'émetteur. C'est en effet Lucien Neuwirth qui avait été investi par le CSP de la responsabilité de Radio-Algérie. Il fut solidement épaulé dans cette tâche par Léon Delbecque.
Ceci explique l'orientation gaulliste des émissions dès les premiers jours. Le 17 mai, l'arrivée de Jacques Soustelle, à qui fut confiée la direction de la propagande du CSP, consolida encore l'influence gaulliste.

Du 13 à la fin du mois, le contenu des émissions de Radio-Algérie a évolué 2. Les premiers jours, l'émetteur est le porte- voix du CSP d'Alger. Entre des plages de musique, il diffuse ses décisions, les messages de ceux des autres villes, des ordres du jour militaires. Il retransmet les allocutions des leaders du mouvement ou des chefs militaires : le 15 mai on y écoute le " Vive de Gaulle " prononcé au Forum par le général Salan.
A partir du 18 mai, les programmes sont bouleversés. Les bulletins d'informations s'annoncent comme " la Voix de l'Algérie française ". Le ton devient violent à l'égard du gouvernement Pflimlin. Les reportages se multiplient, non seulement dans les rues d'Alger, mais dans toute l'Algérie à l'occasion des manifestations organisées par les CSP. C'est désormais une véritable radio de propagande. L'émission principale est celle du soir, de 20 h 30 à 22 heures.

2. Les émissions, enregistrées par les services d'écoute de la RTF, sont conservées dans les archives de l'INA.

Ouverte et close par le " Chant des Africains ", elle fait alterner les informations où sont privilégiées les déclarations de De Gaulle et les prises de position en sa faveur, les harangues, les messages individuels ou collectifs d'appelés, d'anciens combattants, de groupes professionnels, soutenant l'Algérie française, et les reportages restituant l'atmosphère des manifestations et la sur excitation de la foule. Le 24 mai, jour où la Corse rallia la dissidence, nouvelle escalade dans la dramatisation : le " Chant des Africains " est remplacé comme indicatif par le tambourinement des notes d'" Algérie française ", rappelant Radio-Londres du temps de la guerre. Des messages adressés à de mystérieux destinataires en métropole semblent annoncer le retour de la clandestinité. Cette dernière phase ne dure que quelques jours : le 29 mai, le général de Gaulle accepte de former un nouveau gouvernement et Radio-Algérie se fait désormais l'écho de l'enthousiasme des Algérois, jusqu'à ce que l'émetteur soit repris en main, dans le cours de la normalisation qui suivit la venue du Général le 4 juin.

Dans ces trois semaines cruciales, Radio-Algérie a exercé son influence dans deux directions. En Algérie, autant que la presse écrite, elle a permis la diffusion rapide des mots d'ordre du CSP. En particulier elle a été un instrument de la multiplication foudroyante des comités et des manifestations dans les villes et les bourgades à population française. Politiquement, elle a aidé à rallier massivement et rapidement les Pieds-noirs à la solution qui permettait de mettre fin à l'affrontement entre Alger et Paris tout en préservant la présence française en Algérie : le retour de De Gaulle. Le premier appel à de Gaulle fut lancé le 14 mai à 1 h 30, sur les ondes de Radio-Algérie ; le 15, quand l'émetteur fit entendre l'acclamation qui suivit l'allocution du général Salan, toute l'Algérie française achevait de devenir gaulliste.
Le rôle de la radio dans l'Algérie de mai 1958, où la télévision était encore embryonnaire représente donc peut-être la dernière expérience de ce " tam-tam tribal " qui avait envoûté l'Allemagne d'après 1933.

Mais l'action de Radio-Algérie a été plus importante encore à l'égard de l'opinion métropolitaine. Elle a été servie dans ce domaine par la qualité de deux émetteurs qui venaient d'être installés, l'un sur ondes moyennes, l'autre sur ondes courtes. L'émission du soir notamment était destinée à la métropole. Dans cette conjoncture tendue, ceux qui contrôlaient et inspiraient la radio insurrectionnelle l'ont utilisée avec une grande habileté pour rallier les auditeurs à l'idée que le retour de De Gaulle était indispensable. Deux thèmes y dominaient.

Un thème descriptif, qui avait une puissance émotionnelle considérable, celui de la fraternisation. A partir du 16 mai, les manifestations urbaines ont rassemblé des musulmans, hommes et femmes, à côté des Pieds-noirs. La part de la spontanéité et celle de la manipulation, dans ces manifestations de fraternisation, n'ont pas encore été exactement précisées. L'épisode a sans doute bénéficié du flottement apparu à la fin de 1957 au sein de la résistance et des masses algériennes 3. Quoi qu'il en soit, ces scènes de foule, captées sur le terrain grâce au magnétophone portatif, le " nagra ", étaient d'autant plus saisissantes qu'elles contrastaient avec le ton feutré de la radio nationale, lui-même en porte-à-faux au regard de la gravité de la crise. Le second thème est celui de la nécessité de l'appel à de Gaulle, justifié déjà par la fraternisation : Européens et musulmans acclamant ensemble son nom, son retour paraissait le moyen tant recherché de la pacification en Algérie. Il devenait aussi, et surtout, le seul recours pour mettre fin à la dissidence d'Alger et éviter le pire.
Car le ton exalté des leaders algérois, l'atmosphère enfiévrée du Forum, les déclarations martiales des chefs de l'armée, la musique militaire, portent au-delà de la Méditerranée comme un avant-goût de guerre civile : le Monde écrit le 28 mai que " le ton de Radio-Alger ressemble de plus en plus au ton de la radio franquiste à la veille de la guerre civile ".

3. Cf. Guy Pervillé, "L'élite intellectuelle, l'avant-garde militante et le peuple algérien ", Vingtième siècle. Revue d'histoire, 12, octobre-décembre 1986, p. 51-58.

Radio-Algérie était écoutée en France. Elle a agi de deux façons. D'abord, en exerçant une influence directe. On pouvait l'écouter sur ondes moyennes dans les régions méditerranéennes et sur ondes courtes beaucoup plus loin. Dans les départements méridionaux le souvenir en est resté. La censure établie le 25 mai sur les nouvelles provenant d'Alger par le gouvernement Pflimlin semble avoir eu pour effet d'encourager l'écoute de l'émetteur dissident : il est significatif qu'à côté de l'annonce de cette mesure, Le Monde ait donné ses longueurs d'onde 4.


4. Le Monde, 27 mai 1958. L'Aurore, Le Méridional donnent ces longueurs d'ondes plus tôt et fréquemment.

La décision de brouiller Radio-Algérie prise le même jour révèle que sa propagande inquiétait le pouvoir. Mais l'émetteur algérois a eu une influence indirecte beaucoup plus grande encore. Le 17 mai, devant la diffusion par les stations périphériques de reportages sur les manifestations d'Alger transmis par leurs envoyés spéciaux, le gouvernement institua le contrôle des communications téléphoniques. Réduits aux dépêches d'agences, les périphériques cherchaient des échos sonores dans les émissions de Radio-Algérie et en repiquaient des passages. Les présentateurs de la grande émission du soir de la Radiodiffusion française, " Paris vous parle ", s'informaient aussi en écoutant Alger et en étaient eux-mêmes impressionnés 5.


5. Emission de Bruno Leroux et Janine Antoine, citée ; témoignage de Joseph Pasteur, parlant de la fraternisation : " Ça nous avait un peu bluffés ... ça nous avait impressionnés ". Joseph Pasteur était l'un des présentateurs de " Paris vous parle ".

La lecture de la presse écrite de ces journées montre enfin que l'une des sources principales de l'information des quotidiens sur ce qui se passait de l'autre côté de la Méditerranée était bien Radio-Algérie et que les emprunts qui lui étaient faits contribuaient à la dramatisation de la situation.
Il faut donc faire une place à la radio, précisément à la radio d'Alger, dans la crise de mai 1958. En dehors du rôle qu'elle a eu en Algérie même, elle a en effet contribué à modeler l'opinion publique en France de deux façons. En la surprenant (thème de la fraternisation), elle la rendait plus incertaine, en favorisait la mobilité. En l'inquiétant (par son ton martial et menaçant), elle la conduisait à souhaiter la solution politique qui permettait de combler le fossé entre Paris et Alger, le retour du général de Gaulle aux affaires. Le surcroît de dramatisation que Radio-Alger a introduit dans l'information a pesé sur l'évolution des esprits.
Martin Marc. Radio-Algérie, un acteur méconnu de mai 1958. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°19, juillet-septembre 1988. pp. 97-99.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1988_num_19_1_2040

Retour en haut de la page

SUITE

Retour au menu "13 mai 1958"


Mis en ligne le 17 décembre 2014

Entrée  - Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -