La "Fraternisation".
L'occasion manquée

Il faut se replacer dans le climat des premiers mois de 1958 pour apprécier la signification des grandes fraternisations de mai. Les incertitudes et les renoncements de la politique gouvernementale, les bruyants succès du F.L.N. sur la voie de l'internationalisation, l'humiliation pour la France des "bons offices" anglo-saxons avaient, en Algérie, rejeté la communauté musulmane dans l'attentisme, en dépit des échecs subis par l'A.L.N. sur le plan militaire. Les musulmans informés, et la masse à leur suite, tournaient leurs regards vers le F.L.N., favori derechef dans la course à la victoire. Cet état d'esprit était naturellement plus accusé dans les villes parce que les idées s'y répandent plus vite et parce qu'on y était plus sensible à la presse et à la radio que dans le bled où dominait l'actualité opérationnelle. De plus, dans bien des agglomérations, le terrorisme, même disparu, avait laissé entre les deux communautés européenne et musulmane comme une défiance réciproque, séquelle de la peur horrible qu'on avait éprouvée de part et d'autre envers l'engin de mort anonyme ou l'explosion aveugle d'une colère populaire. Ce sentiment demeurait vif dans Alger.

Or, c'est dans les villes pour commencer que la fraternisation s'est produite, et d'abord dans Alger.
Ce mouvement fut massif. Les circonstances attestent qu'il se produisit librement et que la communauté musulmane a voulu démontrer par là son immense soif de paix, sa volonté d'en finir avec la tyrannie de la terreur et son vœu de bâtir la concorde dans la France. La participation musulmane aux vastes manifestations de mai ne fut pas équivoque. Celles-ci, purement européennes le premier jour, n'avaient d'autre but que de mettre en place un Comité de Salut Public et de le faire contre l'intervention des Puissances étrangères, contre la IV· République, son irrésolution et ses démissions, et pour l'Algérie française, pour l'écrasement du F.L.N. Les musulmans qui s'y sont joints à partir du 14 mai ont donc agi en connaissance de cause.

Ils l'ont fait librement. Les habitants de souche européenne, les observateurs étrangers, les journalistes ont été également surpris par l'irruption des musulmans dans ces journées d'émeute patriotique. Les autorités civiles, le commandement militaire ont été étonnés de l'ampleur de cette participation. Les meilleurs connaisseurs de la communauté musulmane (tel Sirvent qu'on tenait alors pour le spécialiste le plus averti de la Casbah d'Alger) ont été stupéfaits au spectacle soudain de la fraternisation. Le F.L.N. ne le fut pas moins.

Le phénomène, amorcé dès le lendemain du 13 mai, éclata le troisième jour. Il y eut, le soir du 14, un petit nombre de musulmans pour acclamer les généraux Salan et Massu parmi les 50 000 manifestants assemblés sur le Forum d'Alger. Il y en eut plusieurs centaines le soir du 15, parmi les 100 000 qui entonnèrent la Marseillaise à la lecture du communiqué de presse par lequel le général de Gaulle venait de faire savoir qu'il " se tenait prêt à assumer les pouvoirs de la République ".

Le 16 mai, la Casbah se déversa en ville d'Alger. Ce premier contact massif entre le déferlement arabe et la foule européenne était a priori inquiétant. Entre trente et quarante mille musulmans, selon les estimations, montèrent sur le Forum déjà couvert de monde. Européens et musulmans, plus de cent mille en tout, furent bientôt totalement mêlés. Tout à coup l'immense foule forma une chaîne d'amitié en se donnant la main, musulmans et européens saisis par une même émotion. Les visages étaient passés de l'étonnement au sourire. On s'embrassa, musulmans et chrétiens, et il y eut des larmes de joie. La voix de la foule à l'unisson chanta la Marseillaise et mille fois, scanda les mots d' "Algérie française!". Leurs cris furent unanimes et leurs ovations se fondirent pour acclamer la France et son armée. Le jour suivant, il n'y eut à Alger pas moins de cent mille manifestants musulmans venus cette fois non seulement de la Casbah mais des faubourgs et de toutes les bourgades environnantes.

Le général commandant supérieur, à qui était échue depuis 4 jours la responsabilité civile de fait en Algérie (et, à partir du 20, la responsabilité de droit) télégraphiait au gouvernement le 18 mai au soir, en ces termes :

" Je crois devoir souligner l'exceptionnel élan patriotique des foules. Il s'opère extraordinaire révolution des esprits dans sens d'une totale fusion spirituelle des deux communautés qui constitue facteur déterminant de la situation. A Alger comme sur ensemble territoire, mouvement irrésistible porte Musulmans à affirmer publiquement volonté être Français. Dans nombreux villages et douars jusqu'alors sans Délégation Spéciale, Comités Salut Public comptant Musulmans se sont formés. Casbah d'Alger multipliant preuves patriotisme et cortège musulman sillonnant ville sous applaudissements. Groupes femmes musulmanes ont hier soir brûlé voiles disant : "aujourd'hui nous sommes françaises " (…). " Nature même de ces manifestations témoigne qu'elles émanent de la population elle-même. "
Des scènes analogues se répétèrent, à Alger et ailleurs plusieurs semaines durant, avec les mêmes slogans enthousiastes et la même ferveur dans la fraternisation.

Le 6 juin encore, à Mostaganem, c'est par une foule immense composée en grande majorité de musulmans que devait être accueilli le général de Gaulle pour la dernière étape de son premier voyage algérien. .

A Alger, puis à travers toute l'Algérie, des musulmans même très repérés - donc menacés - par le F.L.N. ne craignirent pas de se constituer localement en "Comités de Salut Public" avec ou sans européens, à l'imitation de ce qui s'était fait le 13 mai à Alger à l'échelon du territoire et dans un but identique: rester Français.

La réponse du gouvernement aux aspirations algériennes est lente. Le peuple réclame le général De Gaulle. L'ambiance se calme mais reste lourde. Les forces de l'ordre sont renforcées par les militaires. Les associations d'anciens combattants, de jeunes, de femmes, de quartiers… défilent dans les rues, rappelant à la France ses devoirs envers les Algériens.

Il n'est pas sans intérêt de relever parmi d'innombrables témoignages le rapport que le colonel Alain de Boissieu adressa le 27 mai à son beau-père le général de Gaulle ainsi qu'à divers parlementaires, rapport aux termes duquel

" cet élan de fraternisation qui a rapproché les diverses communautés permet de reconsidérer complètement la question de l'avenir de l'Algérie. La solution de l'intégration qui semblait avoir perdu toute sa valeur, revient à la surface avec une poignante sincérité ".

Le général de Gaulle - dont l'avènement se préparait en métropole dans l'incertitude et le drame - ne manqua pas d'apprécier sur-le-champ la portée de la réconciliation qui s'opérait en Algérie. François Mauriac, assistant à sa conférence de presse du 19 mai 1958, nota de lui cette seule phrase :

" Les Algériens donnent en ce moment le spectacle magnifique d'une immense fraternisation qui offre une base psychologique et morale aux accords et aux arrangements de demain, base infiniment meilleure que les combats et les embuscades. "
Et l'auteur du célèbre Bloc-notes de commenter : " cette parole, qu'elle a retenti en moi ! Et je l'écoute encore, et j'en suis comme possédé ".

Qu'une telle fraternisation se fut produite et prolongée en de telles circonstances manifestait à l'évidence un courant populaire profondément étranger aux thèses du F.L.N. et revêtait pour le Front la signification d'un désaveu. Initialement la communauté musulmane aurait pu, devant l'effervescence des Européens, s'effaroucher légitimement et partant se retrancher dans la défiance qui l'habitait déjà. Mise en confiance, elle aurait pu néanmoins, dans l'incertitude extrême de l'avenir français durant ces trois semaines de rébellion ouverte, demeurer sur la réserve et préférer l'expectative par crainte des représailles d'un F.L.N. toujours présent.

En choisissant au contraire de manifester malgré l'incertitude et la peur, en bravant sciemment de cette façon l'organisation rebelle, les musulmans n'avaient pu obéir qu'à une impulsion profonde et le sentiment qu'ils extériorisaient à ce prix ne pouvait qu'être authentique.

Il est non moins significatif que le F.L.N. n'ait pas réagi à un désaveu aussi grave. Son autorité, son crédit, tout lui dictait de s'opposer à tout prix au phénomène des manifestations franco-musulmanes qui mettait si clairement en péril l'avenir même de sa cause.

S'il avait joui dans le peuple de sympathies véritables, le F.L.N. eût noyauté les foules pour les faire contre manifester en sa faveur: il ne l'a pas pu. A défaut, il pouvait sans peine recourir à la provocation - faire exploser une bombe ou une grenade anonyme grâce à l'un de ses tueurs dissimulé dans la masse - afin de métamorphoser brutalement la fraternité encore neuve en panique et en haine. Cela ne s'est produit dans aucun rassemblement, ni à Alger ni ailleurs. Le F.L.N. ne l'a pas osé.

C'est que, devant la puissance du courant populaire, l'organisation rebelle unanime a craint de se faire dénoncer et repousser. Elle a préféré préserver l'existence secrète de ses réseaux et avec ceux-ci sa meilleure chance de rétablir ultérieurement son emprise sur les populations qui, pour l'heure, lui échappaient.

Un certain faux-semblant, essentiel au F.L.N., se trouvait ainsi dévoilé. L'ébranlement massif et spontané des musulmans en faveur de la France, l'origine citadine du mouvement, la fraternisation des communautés démontraient que la rébellion algérienne avait été jusqu'alors, contrairement aux assertions de ses dirigeants, le combat d'une faction et non d'un peuple.

Non seulement l'autorité du Front à l'intérieur s'en trouvait ébranlée et son crédit à l'extérieur menacé, mais sur un plan tactique, l'événement révélait l'impuissance de l'organisation politico-militaire à contraindre les habitants dès lors que ceux- ci osaient s'unir en multitude pour crier collectivement leur refus.

Philippe Tripier. " Autopsie de la guerre d'Algérie ", éditions France-empire, 1972.
http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/1958_Mai.htm

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Mis en ligne le 17 avril 2014