Audition de M. Jacques DELARUE.
Ancien Commissaire à la Direction centrale de la police judiciaire, historien.

(Extrait du procès-verbal de la deuxième séance du mardi 16 mars 1982)
M. le Président : Vous avez donc participé à la lutte anti-O.A.S. Il y avait alors au cabinet de M. Frey une structure qui semblait être une structure parallèle. Or, le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur prétend ne pas avoir été au courant de cette lutte.

M. Jacques DELARUE : De qui s'agit-il ?

M. le Président : M. Jacques Aubert.

M. Jacques DELARUE : Je pense qu'en effet, il n'a pas pris une part très importante à cette lutte. Ainsi j'ai relaté l'affaire de Vesoul; Aubert y était; il accompagnait le ministre. C'est Alexandre Sanguinetti qui était chargé de la lutte anti-O.A.S. Auprès de lui, il avait Jean Bozzi, qui est devenu député par la suite et devait être aussi au courant: quand on était appelé chez M. Frey, on faisait auparavant une petite station dans son bureau. Mais peu d'autres gens étaient au courant car, durant cette période, une grande méfiance régnait. C'est ainsi qu'au moment du putsch d'Alger, dans les couloirs de la maison, certains collègues ne nous connaissaient plus. Cette lutte m'a un peu rappelé mon engagement dans la Résistance.
J'ai notamment raconté dans mon livre comment nous avions eu la preuve absolue que quelqu'un, à l'Elysée, renseignait très précisément l'O.A.S : sur les déplacements du Général. Il y a même eu plusieurs personnes successivement; à un moment donné, c'était un gendarme. Je n'en sais pas plus; ce n'était pas quelqu'un d'important, mais il était placé à un point stratégique. De même, chez nous, nous étions surs que certains de nos collègues trahissaient. N'oubliez pas que nous recevions des menaces de mort. D'ailleurs nous n'étions qu'un petit groupe, au début, pas plus que dix. Au cabinet c'était la même chose, la même discrétion absolue.

M. le Président : On nous a dit aussi qu'il avait fallu recourir, dans une situation de guerre civile, à des circuits parallèles parce que les services officiels n'étaient pas totalement surs et n'auraient pas accepté d'utiliser certaines méthodes. En avez-vous entendu parler ?

M. Jacques DELARUE : J'ai passé deux ou trois semaines à Alger en février 1957, c'est-à-dire nettement avant l'O.A.S., mais il y avait les prémices : l'affaire de la villa des Sources ; les séquelles de l'affaire du bazooka. C'est l'objet du début de mon livre. Les positions étaient déjà assez claires. Nous avons arrêté Watin, Martel par exemple, que nous avons retrouvés ensuite à des postes très importants de l'O.A.S. Mais, après ce séjour de quelques semaines à Alger, je n'y suis jamais retourné. Cependant, après les affaires de l'O.A.S., j'ai eu dans mon service un garçon qui avait procédé à l'identification des morts de la villa Radjah. Il s'agissait de jeunes gens qui avaient été embauchés par les barbouzes de Bitterlin et étaient partis là-bas sous des identités de complaisance. Tués par l'explosion de la villa où on avait rentré une grosse quantité de plastic caché dans une machine d'imprimerie qu'on avait laissé imprudemment plusieurs jours sur les quais d'Alger. C'était de l'amateurisme forcené. On a envoyé ces gens là à la mort, car personne d'entre eux n'avait la moindre idée de ce qu'était la lutte clandestine. J'ai raconté dans mon livre à quel point la situation était pourrie et comment un de mes collègues, M. Forêt, qui était très bien avec les gens de la sécurité militaire, s'était vu demander, avant le putsch, peut-être même avant 1958, par l'un d'eux, au mess de l'avenue de Tourville quelle serait l'attitude de la police dans l'hypothèse d'un coup d'état militaire. Je précise que par la suite, les gens de la sécurité militaire nous ont été d'un grand secours. Au SDECE, c'était la même chose: j'ai raconté mon histoire à Douai, dans laquelle, Philippe de Massey nous a filé sous le nez, transporté en Suisse par le SDECE, qui lui a trouvé un emploi chez le marchand d'armes bien connu Burley-Oerlikon. Argoud raconte aussi comment il a été transporté plusieurs fois par les avions spéciaux du SDECE. Il donne le nom des officiers, le général Lorillot par exemple.
Cela dit, dans une telle situation, alors que les organes de sécurité sont minés de l'intérieur, on peut être tenté de chercher une aide dans des conditions un peu bizarres. Le drame est qu'on n'a pas le temps de former des gens. On envoie donc sur le terrain des aventuriers incapables de se défendre. L'identification des corps à laquelle un fonctionnaire de mes services a procédé a montré qu'il ne s'agissait pas spécialement de voyous, mais simplement de gens qui avaient des difficultés d'insertion. Mais je crois que le SAC n'a rien à voir avec ça.

M. le Président : Quand les choses sont devenues encore plus dangereuses, on est allé chercher des truands, de véritables professionnels. On a beaucoup cité le nom de Jean Augé.

M. Jacques DELARUE : J'ai lu beaucoup de choses à son propos, notamment sous la plume de Derogy, dans les affaires lyonnaises, mais je n'ai personnellement pas eu à m'intéresser à lui.

M. le Président : Augé avait été dans la Résistance et c'est pour cela qu'on a fait appel à lui, bien qu'il ait mal tourné entre-temps. Après, il était évidemment difficile de se débarrasser de ces gens-là. C'est ce qui explique qu'après 1969, il ait fallu procéder à une certaine épuration. Est-ce que cela se savait à l'époque ?

M. Jacques DELARUE : Je l'ai appris à l'occasion de l'affaire Agret, mais je dois vous dire que, depuis trente ans, je consacre plutôt mes loisirs à l'histoire qu'à l'actualité quotidienne.

M. le Président: Avez-vous entendu parler de Lemarchand ?

M. Jacques DELARUE : C'est un peu grâce à lui qu'on a identifié les corps trouvés dans la villa Radjah; c'est lui qui avait fait les contrats d'engagement. Sa femme est venue au cimetière et a permis d'identifier les corps.

M. le Président : Comment se fait-il que, participant à la lutte contre l'O.A.S., vous n'ayez pas eu plus d'éléments d'information sur ce sujet ?

M. Jacques DELARUE : Nous nous intéressons essentiellement aux très grands personnages. Par exemple, c'est dans notre service qu'a été préparée l'arrestation de Salan et l'on a réussi à empêcher toute une série d'attentats. Mais nous n'avons eu à aucun moment à traiter avec des gens du SAC.

M. le Rapporteur: Comment Lemarchand a-t-il pu

recruter 200 ou 300 personnes ?

M. Jacques DELARUE : Je crois qu'il en a plutôt recruté 20 ou 30, en tout cas pour ceux qui sont partis à Alger. Les morts de la villa Radjah sont au nombre d'une douzaine. Il y'a d'ailleurs des procédures sur tout cela. En particulier, l'inspecteur principal Guy Pinabel de la brigade mobile du 127 Faubourg Saint-Honoré a fait un rapport à ce sujet et tout cela doit se trouver dans le dossier.

M. le Rapporteur: Y avait-il un bureau de recrutement ?

M. Jacques DELARUE : Comme pour les mercenaires, le recrutement se faisait de bouche à oreille, dans les bars fréquentés par une clientèle particulière composée de gens plus ou moins aventuriers.

M. Alain VIVIEN : Avez-vous le sentiment que Lemarchand ait recruté des membres de l'ancienne " Main rouge ", au Maroc ?

M. Jacques DELARUE : Je ne sais pas, mais cela ne me paraît pas impossible. En 1961, je suis allé à Hambourg où s'étaient produits des attentats contre ceux qui fournissaient des armes au FLN. Un bateau avait même été coulé dans le port et les Allemands étaient furieux. Il y avait là une prétendue intervention de " la Main rouge ". En fait, il s'agissait d'une action du SDECE qui liquidait des trafiquants d'armes. Les Allemands ont compris et l'affaire en est restée là. Cette affaire est d'ailleurs relatée dans l'ouvrage de Le Roy-Finville, qui ne raconte cependant que ce qui a bien tourné. Car d'autres affaires ont mal tourné: ainsi à Hambourg, ils ont raté un trafiquant d'armes, et ont tué la mère; puis, lors d'une seconde tentative, ils ont tué la secrétaire: cela, il ne le raconte pas. Les Allemands n'étaient pas contents du tout.

M. le Rapporteur : L'informateur Benoît auquel vous avez fait allusion était-il une " taupe " ?

M. Jacques DELARUE : Le mot n'avait pas encore été lancé par John Le Carré.

M. le Rapporteur : Benoît s'était infiltré dans les rangs de l'O.A.S., mais vous avez aussi parlé d'une taupe à l'Elysée. Etait-ce dans les services ?

M. Jacques DELARUE : C'était un membre du personnel.

M. le Rapporteur : D'autres affirment qu'il y avait également une taupe au gouvernement.

M. Jacques DELARUE : En effet, Me lsorni a été suspendu pour avoir cité le nom de Giscard d'Estaing. J'ai d'ailleurs eu entre les mains une note dans laquelle un personnage s'inquiète sur le degré de sincérité de deux ou trois hommes politiques qui assuraient l'O.A.S. de leur sympathie. On pouvait y lire que Poniatowski était plus honnête et que Giscard d'Estaing prendrait la tangente plus rapidement. Cela dit, déclarer, comme Me lsorni l'a fait, que Giscard d'Estaing transmettait à l'O.A.S. ce qui se disait en conseil des ministres était parfaitement ridicule ; car ces délibérations, on pouvait les trouver dans " le Monde" suivant. La taupe importante, c'était celle qui voyait sortir les voitures. C'était elle qui pouvait faire tuer le général de Gaulle et elle devait se trouver dans le petit personnel.

M. le Rapporteur: Vous avez dit que vous vous occupiez des affaires de faux papiers et de trafics d'armes. Avez-vous été saisi de l'affaire de l'ETEC ?

M. Jacques DELARUE : Ce n'est pas la P.J. de la rue des Saussaies qui en été chargée. Mais j'en ai entendu parler. Pouvez-vous me citer un nom ?

M. le Rapporteur : Je peux vous citer Lascorz.

M. Jacques DELARUE : Je m'en souviens, car je m'intéresse beaucoup aux imposteurs : je les trouve assez géniaux, comme Marthe Richard dont toute la vie ne fut qu'imposture et comme cet écrivain qui reçut le prix Vérité pour son livre " Toute la terre est à nous " et qui fut reçu par le maire d'Etretat, l'avocat général Lindon, huit jours avant que je l'arrête: condamné à mort par contumace, il vivait en effet sous un faux nom. Quant à Lascorz, il avait inventé une histoire de Templiers qui m'avait beaucoup amusé.

M. le Rapporteur : J'ai été étonné de ne pas trouver mention de Jean Caille dans votre livre " L'O.A.S. contre de Gaulle ".

M. Jacques DELARUE : Nous n'étions pas du tout de la même maison, puisqu'il était à la Préfecture de police, et je ne l'ai rencontré qu'entre deux portes. Je n'ai jamais travaillé avec lui.

M. le Rapporteur : On a dit qu'il y avait de fortes chances pour qu'il y ait eu collaboration du SCEDE avec l'O.A.S.

M. Jacques DELARUE : C'est même certain. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter au livre d'Argoud.

M. le Rapporteur : Peut-on accorder à Argoud quelque crédit ?

M. Jacques DELARUE : Sur ce point, oui. Mon grand regret a toujours été de n'avoir pas pu l'arrêter, étant donné qu'il évitait d'entrer en France. Resté pétainiste et même fasciste, Argoud n'hésite pas à raconter en détail ses exploits en Algérie, les exécutions sur la place publique devant tout le village rassemblé. Mais il est honnête. De la même façon, il parle de l'aide qu'il recevait du SDECE. Pas seulement aide de sympathie, mais en faux papiers, en avions de transport. A la P.J., nous avions d'ailleurs à l'époque un grand patron, Michel Hacq, qui a pris l'initiative de faire perquisitionner au SDECE, après avoir retenu trois jours en garde à vue le copain de de Massey qui l'avait fait partir en Suisse. Nous voulions bien marquer que le SDECE ne jouissait pas du privilège d'exterritorialité. Le général Grossin s'était mis en grand uniforme pour assister à cette perquisition. Cela dit, il y avait certainement aussi au SDECE des gens opposés à l'O.A.S.

M. le Président: On a dit qu'Argoud avait été ramené par une équipe du SAC.

M. Jacques DELARUE : C'est complètement faux.

M. le Président: Il est vrai qu'on nous a dit ensuite qu'il s'agissait de la sécurité militaire.

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Mis en ligne le 15 Juin 2005
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