Le refrain bien connu, " Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine / Et malgré vous, nous resterons Français " est resté familier à tous les Européens d'Algérie, bien après 1918, et pas seulement chez ceux qui comptaient, dans leur arbre généalogique, des ancêtres venus de l'Alsace ou de la Moselle, annexées en 1871 par l'Empire allemand.
Ces paroles renforçaient, chez les descendants de ces émigrés, leur conviction d'appartenance indéfectible à la France puisque leurs familles avaient payé, par un exil volontaire loin des provinces perdues, la préservation de leur nationalité. Leur présence en Afrique du Nord légitimait le lien entre la France et cette Algérie que leurs aïeux avaient contribué à mettre en valeur. Ce sentiment retrouva une actualité brûlante lorsque l'avenir de l'Algérie Française parut menacé : qui pouvait contester à ces habitants le droit de rester dans ce pays et qui pouvait nier leur loyauté à l'égard de la Mère-Patrie ? Plus ou moins consciemment, l'Algérie se substituait, dans le " roman national ", à l'Alsace et à la Lorraine et, tout naturellement, par fidélité à un passé héroïque, ces habitants devaient tout faire pour la maintenir dans le giron français.
De la réalité au mythe
De fait, l'arrivée des Alsaciens-Lorrains, pour le plus grand nombre d'entre eux, remonte à une période bien antérieure à la défaite de Sedan : elle coïncide avec les débuts de la colonisation française. En effet, l'Europe a connu, dans les premières décennies du XIXe siècle, de graves pénuries agricoles. L'Alsace en a d'autant plus sévèrement souffert que le morcèlement des terres Cultivées (moins de 5 hectares), les rendait peu productives. La grande misère des campagnes poussa leurs habitants à partir vers les grandes agglomérations, Strasbourg,
Mulhouse notamment, afin de trouver du travail. Il s'en suivit une dégradation des conditions d'habitat dans les centres-villes et une extension des faubourgs miséreux. Les édiles inquiets de cette surpopulation encouragèrent les départs pour désengorger les villes et donner du travail aux chômeurs. Certains chercheront fortune au plus près, du coté de l'Allemagne (elle-même victime des mêmes problèmes) ; d'autres, plus audacieux, n'hésitèrent pas à suivre un flux venu d'autres pays situes plus à l'Est, pour remonter vers le Havre et s'embarquer pour l'Amérique. Bientôt, surtout a partir de 1841, les autorités politiques s'avisèrent qu'il vaudrait mieux les diriger vers les terres nouvellement conquises au sud de la Méditerranée. Afin de les peupler avec un maximum de petits propriétaires, le gouvernement français promit une concession gratuite, de l'argent et du matériel agricole.
Rappelons que l'Alsace a été rattachée à la France sous le règne de Louis XIV que ses habitants sont donc Français. Mais, par le Traité de Francfort, signé en 1871, après la défaite de la guerre de 1870, les deux départements de l'Alsace, ainsi que ceux de la Moselle et d'une partie de la Meurthe, sont annexés par l'Empire allemand. C'est alors que les habitants de ces territoires doivent, s'ils veulent rester Français, quitter ces régions. Ce sera l'occasion d'une nouvelle vague d'émigration vers l'Algérie.
Dans la mémoire collective, c'est cette dernière qui a prévalu. Plusieurs raisons à cela : les immigrés des années 1830 arrivent dans un pays encore largement hostile et sur des terres bien souvent incultivables. Quand ils ne meurent pas de maladies, dues aux rigueurs du climat et à l'insalubrité des lieux, quand ils ne sont pas victimes de révoltes indigènes (autant de causes du retour en Métropole pour certains rescapés), ils se replient vers les agglomérations sécurisées, Alger et Oran principalement. Ils se disperseront ensuite sur le territoire, au gré du travail trouvé et des mariages contractés avec d'autres immigrés d'origine diverses.
Autrement dit, ils n'ont jamais Formé une communauté spécifique et ils perdent progressivement tout lien avec leurs origines et leur langue, comme en témoigne la prononciation à la Française des patronymes à consonance germanique, qui s'est imposée rapidement, alors que celle des noms espagnols ou italiens s'est mieux préservée jusqu'au XXe siècle. Pour les mêmes raisons d'altération de la mémoire collective, certains Pieds-Noirs, d'ascendance allemande, croiront de bonne foi être d'origine alsacienne. Cela se complique d'autant plus que les jeunes Alsaciens-Lorrains qui n'ont pas opté a temps pour la France, avant le 1er octobre 1872 (limite finalement repoussée d'un an), ou dont les parents avaient décidé de rester sur leurs terres d'origine, sont administrativement devenus Allemands.
Ils n'ont donc pas d'autre choix, pour s'échapper au service militaire prussien, que d'intégrer la Légion étrangère, fondée en 1831 et installée a Sidi-Bel-Abbès, notamment pour renforcer l'armée en Algérie, et dont ils constitueront, entre 1882 et 1885, 45 % des effectifs.
Les Français d'Algérie nés dans les territoires perdus, même s'ils sont installés en Algérie depuis le début de la colonisation, sont soumis à la même obligation d'obtention d'un certificat de réintégration dans la nationalité Française que les arrivants d'après 1870. D'où les confusions pour leurs descendants, quand la transmission orale ne s'est pas faite correctement : au vu des papiers familiaux, ils ont pu penser appartenir a la lignée de patriotes protestataires de 1871.
La place des Alsaciens-Lorrains en Algérie
L'accueil de ces arrivants, après 1870, a été un peu mieux organisé, avec des regroupements dans des zones protégées par l'armée ou dans des villages créés à cet effet. D'ou la toponymie qui fleure bon l'Alsace (Strasbourg, Robertsau, Rouffach, Belfort, Ribeauville, Obernai), ou la Lorraine (Metz). Les principaux centres crées, en 1875, seront le village de Camp-du-Marechal et Haussonvillers, à 80 et 82 km, à l'Est d'Alger.
Une forme particulière de colonisation a vu le jour, à l'initiative d'industriels mulhousiens, comme Jean Dolfuss, dont l'activité principale reposait sur le coton importé des Etats-Unis. Avec la Guerre de Sécession, les importations se ralentirent et le gouvernement français apporta son aide pour implanter la culture du coton en Algérie. Jean Dolfuss crée ainsi le village de Bou-Kalfa pour ses ouvriers. D'autres membres de cette famille joueront un rôle important dans la mise en valeur agricole des terres. On peut également signaler l'esprit d'entreprise de Francois Marc Lavie qui s'installe, dès le début de la colonisation, avec sa famille, d'abord à Bene, puis Constantine : il est l'inventeur d'un procédé qui permet de commercialiser, pour la consommation, les farines de blé dur du pays.
Au total, on peut distinguer deux vagues d'émigration des Alsaciens-Lorrains. La première, de 1830 a 1871, représente 22 000 arrivées, soit, en 1866, 23,64 % de la population française en Algérie, estimée a 92 756 personnes (ce chiffre ne tient compte ni des indigènes, ni des juifs, ni des autres groupes d'immigrés étrangers). La seconde vague, après 1871, fait monter la totalité des ressortissants venus des provinces perdues a
30 546 individus, soit 19,62 % du total des nationaux français (155 700 individus). On remarque que l'annexion n'a augmenté que d'un tiers le nombre des Alsaciens-Lorrains déjà présents avant 1870.
Les Alsaciens et les Mosellans ne constituent pas le groupe le plus important des Européens d'Algérie, largement dépassés par le grand flux migratoire des Espagnols et des Lorrains, mais ils en ont constitué un groupe important depuis le début de la colonisation. Contrairement aux idées reçues, les arrivées furent plus nombreuses avant 1870 que par la suite.
Quoi qu'il en soit, leur épopée a renforcé le sentiment patriotique des Pieds-Noirs, toutes origines confondues, et la conviction qu'ils avaient de constituer un rempart contre les ennemis de la France.
Dommage qu'ils n'aient pas pu la défendre contre ses propres démons.
Les références chiffrées renvoient aux études suivantes : Voir aussi : http://www.sempere.info/BeniAmran/page-41-alsaciens-lorrains.html |
Mis en ligne le 05 mars 2012