Argent contre Gaz
La France a-t-elle payé le FLN ?

" Le 10 novembre 1983, alors que je préparais une maîtrise d'histoire, j'eus un long entretien avec Paul Delouvrier, à l'époque président de la Cité de la musique à La Villette. Ce n'est pas à ce titre que je le rencontrai mais pour évoquer avec lui les années les plus douloureuses, mais peut-être les plus exaltantes, de sa carrière, celles de la guerre d'Algérie. Mon sujet était précisément le plan de Constantine. Pourquoi un personnage de l'envergure de Delouvrier recevait-il un modeste étudiant ? Était-ce l'effet de la recommandation de mon directeur, Jean Bouvier, l'un des plus grands historiens de l'économie? Peut-être. Mais pourquoi m'a-t-il livré cette bien étrange et bien embarrassante confidence ? Besoin de parler, de dire ce qui gêne ? Peut-être. En tout cas, je ne pouvais être l'objet d'une quelconque visée politique pour un Delouvrier, par ailleurs en fin de carrière. De plus, ce qu'il révèle ne le met pas précisément à son avantage. En tout état de cause, je ne vois pas de raison, aujourd'hui encore, de récuser son témoignage.

De cette confidence, je lis mention une première fois en 1986 dans un article publié par la Revue historique. Cette révélation n'a, alors, suscité aucun commentaire. J'ai à nouveau évoqué cette question, au cours des débats du grand colloque " La guerre d'Algérie et les Français " (1), qui s'est tenu à Paris, en décembre 1988, où l'archiviste d'une importante société pétrolière présentait une communication, sans soulever plus de réaction. Quelques années plus tard, je questionnai sur ce point Roger Goetze (2), président de 1946 à 1966 de la SN-Repal, société publique, qui, avec la Compagnie française des pétroles, fut le découvreur et le maître d'œuvre de l'extraction et de l'évacuation du pétrole de Hassi Messaoud et du gaz de Hassi R'Mel. Celui-ci apporta un démenti indigné à cette assertion.

Comment expliquer cette contradiction entre les témoignages de deux des acteurs principaux de cette affaire, Paul Delouvrier et Roger Goetze ? On ne voit pas ce que l'un ou l'autre aurait gagné à travestir la vérité. Une hypothèse peut être avancée : Roger Goetze aurait-il été laissé dans l'ignorance de cet arrangement, bien que concerné au premier chef comme président de la SN-Repal? Supposition moins fantaisiste qu'il n'y paraît. En effet, Roger Goetze admet, dans un long témoignage livré sur sa carrière de haut fonctionnaire, que membre du cabinet de De Gaulle en 1958, sa mission se cantonnait au strict domaine financier et qu'il n'avait pas voix au chapitre sur le dossier algérien (3). Ensuite, redevenu simple sous-gouverneur du Crédit foncier, il est évident qu'il ne bénéficiait pas plus des confidences du Général.

Cependant, trop de zones d'ombre obscurcissent encore cet épisode mal connu de la guerre d'Algérie, et on se plaît à espérer que les archives ou même de nouveaux témoignages livreront bientôt les clés de cette bien ténébreuse affaire. "
DANIEL LEFEUVRE, PROFESSEUR D'HISTOIRE A PARIS VIII
(1) La Guerre d'Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1990
(2) À l'occasion du colloque organisé par le Comité d'histoire économique et financière de la France, " La direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante ", Imprimerie nationale, 1998.
(3) Nathalie Carré de Malberg, Entretiens avec Roger Goetze, haut fonctionnaire des Finances, 1937-1958, CHEEF, Imprimerie nationale, 1997, p.334-335.

Paul DELOUVRIER parle

" Je peux vous dire une autre chose. Quand je suis parti, que j'ai accepté donc de remplacer Salan (1), le général De Gaulle me dit: " Vous allez réfléchir, il faut aller très vite, mais faut que vous ayez quelque chose dans votre bissac. " je me suis dit: qu'est-ce que je vais prendre dans le bissac ? J'ai été au [ministère du] Plan voir les gens qui travaillaient ça, qui ont le dossier, parler avec quelques personnes, j'ai feuilleté quelques dossiers, bon, je n'ai pas été long à trouver ce qu'il fallait.
La première chose, du moment qu'il y a un plan de Constantine, il faut que la France me promette de mettre un peu d'argent là-dedans, sans ça, ça n'existera pas. Donc j'ai demandé un milliard de francs lourds par an. Et deuxième et dernière demande que j'ai adressée au général De Gaulle -comme je n'en ai adressé que deux, j'ai eu satisfaction sur les deux - sortir le gaz du Sahara et l'amener à la côte. Je me suis heurté à une opposition féroce. Des entreprises nationales qui avaient trouvé du pétrole [et] qui ne voulaient pas que le gaz sorte, parce qu'elles se disaient: le gaz va sortir à un prix qu'on va nous obliger à faire bas.
Ça va être le prix de référence pour la métropole quand on franchira la Méditerranée, alors ne sortons pas le gaz maintenant. Il n'y en a pas tellement besoin en France, il y a Lacq (2) etc. Et la sortie du gaz, je l'ai obtenue... Pourquoi est-ce que le gaz n'a pas été transpercé ? Les tuyaux, c'était facile, avec les fellaghas...
Eh bien, simplement, parce que je me suis entendu avec Tunis (3). Le cirque, le fameux cirque (4) déroulait le machin grâce à Bouakouir qui m'a servi d'intermédiaire et qui ne voulait pas qu'on sorte le gaz lui aussi, parce qu'il avait la trouille qu'on fasse un prix trop élevé pour le gaz, que cette richesse algérienne soit sacrifiée avant l'arrivée - bien qu'il fût français d'esprit -, avant l'arrivée de ce qu'il estimait être inéluctable et qu'il n'osait pas dire. Bouakouir s'est suspendu à moi pour qu'on ne sorte pas le gaz. Et le gaz est sorti parce que je me suis entendu pour que jamais les fellaghas ne le touchent.
Et les compagnies ont arrosé suffisamment, et elles arrosaient les gens qui, après, allaient acheter des armes pour tuer les Français. "

1) Le 19 décembre 1958, le général Salan quitte ses fonctions de délégué général du gouvernement en Algérie. C'est en réalité un limogeage déguisé opéré par De Gaulle. Paul Delouvrier est appelé à sa place.
2) Le gaz de Lacq, en Aquitaine, est découvert en 1951 et mis en exploitation le 8 avril 1957.
3) C'est à Tunis que siège le GPRA, le gouvernement provisoire de la République algérienne, proclamé le 19 septembre 1958.
4) Selon Daniel Lefeuvre, le " cirque " désigne le chantier gazier et pétrolier saharien.

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Mis en ligne le 25 septembre 2011

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