Français d'Algérie : Une histoire occultée

Il Y a quarante ans, la tragédie de l'Algérie française prenait fin par l'exode massif des pieds-noirs vers la métropole. Concentrant sur eux l'opprobre attachée, désormais, au passé colonial de la France, ils virent leur histoire caricaturée, niée ou inversée.

3 juillet 1962: le général de Gaulle reconnaît officiellement l'indépendance de l'Algérie. Deux jours plus tard, à Oran, environ quinze cents Européens seront massacrés ou enlevés, dans l'indifférence générale de la métropole. Pour elle, la page de l'Algérie est tournée. Trois mois auparavant, le 8 avril, 17,5 millions d'électeurs métropolitains (les Européens d'Algérie n'ont pas été consultés), soit 90,7 % des suffrages exprimés, ont approuvé par référendum les accords d'Évian, signés le 18 mars, cédant l'Algérie au FLN. 7,7 millions se sont abstenus. Seuls 1,8 million d'électeurs ont voté " non ".
En cet été 1962, les Français ne songent qu'à partir en vacances. Ils n'ont que faire du drame d'Oran. De même, n'ont-ils que faire, à de rares exceptions près, du sort de leurs compatriotes d'outre Méditerranée qui, ayant dû abandonner précipitamment leurs foyers, leurs biens, leurs morts, leurs souvenirs, débarquent, hagards, apeurés, démunis de tout. Pas le moindre regard de compassion. Au mieux, une indifférence glaciale.

Froideur, également, des autorités. N'ayant envisagé, contre tout réalisme, que l'arrivée de deux cent mille réfugiés - sur une population d'un peu plus d'un million -, échelonnée sur plusieurs années, celles-ci n'ont prévu que des structures d'accueil réduites au minimum. Or, en quelques semaines, c'est un demi million de personnes qui ont fui l'Algérie dans les pires conditions. Elles sont hébergées à la hâte dans des casernes, des écoles, voire de simples camps de toile.

Cette imprévoyance matérielle, à laquelle s'ajoute, bien souvent, la malveillance de certains fonctionnaires, ne sera compensée par aucun geste, aucune parole officielle susceptible de répondre à la détresse morale de ces malheureux. l'exemple est donné par le chef de l'État Jamais, il n'exprima le moindre mot de sympathie pour les Français d'Algérie.A1ain Peyrefitte rapporte dans le deuxième volume de ses conversations avec le général de Gaulle, C'était de Gaulle (Fayard/De Fallois, 1996), qu'ayant préparé à son intention un projet de discours aux " rapatriés " disant, en substance, que " la mère patrie leur ouvre tout grands les bras ", il s'entendit répondre: " VOUS n'avez qu'à leur dire ça à la télévision! " Protestant que cela n'aurait pas" le millième de l'impact" que si cette allocution était prononcée par lui, Peyrefitte se fit ainsi rembarrer:" C'est votre travail. Vous avez été mis à œ poste pour ça. "

Silence, aussi, des " intellectuels " qui donnent le ton à Saint-Germain-des-Prés. La plupart d'entre eux ont soutenu la cause du FLN. " Aucune grande voix ne s'est élevée en leur (celle des "rapatriés") faveur, soulignait, alors, l'historien Philippe Ariès dans l'hebdomadaire La Nation française (N° du 4 avril 1962) : pas de Michelet ni de Lamennais, ni de Proudhon. Peut-être Camus, s'il avait vécu ? " Silence, enfin, des Églises. Cela valait mieux car lorsqu'elles le rompaient, c'était généralement pour condamner moralement les victimes et les inciter au repentir.

Les Français d'Algérie découvraient ainsi, brutalement, que la " mère patrie ", que beaucoup ne connaissaient pas, dont ils s'étaient fait une représentation idéale et pour laquelle ils avaient éprouvé, depuis des générations, un amour ardent (qu'ils prouvèrent, notamment, à l'occasion des deux guerres mondiales) était devenue pour eux une marâtre. Aux blessures de l'exil s'ajoutaient celles, plus profondes encore, causées par l'opprobre dont ils étaient maintenant l'objet.
En effet, aux yeux d'une majorité de Français de métropole, les pieds-noirs n'étaient,grosso modo, que des " colons " qui s'étaient enrichis en faisant " suer le burnous ". Forgée, peu à peu, tout au long des huit années du conflit algérien, cette image a fini par s'imposer à eux comme une vérité. " A lire une certaine presse, remarquait déjà Albert Camus en 1955, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac. " François Mauriac s'illustra particulièrement dans œ registre, dans son Bloc-notes de l'Express, puis du Figaro-Littéraire.

En dépit d'un vif sentiment d'injustice face à cet opprobre, nombre de " rapatriés " resteront longtemps silencieux, mettant toute leur énergie à rebâtir une existence nouvelle (un rapport de la Documentation française de mars 1976soulignera,à ce propos, la réussite exemplaire, dans l'ensemble, de leur intégration économique). Tant et si bien que le portrait péjoratif qui a été brossé d'eux entre 1954 et 1962 s'est perpétué dans l'imaginaire collectif. Au point de brouiller totalement leur véritable histoire, leur singularité.

" Une histoire qui est niée, caricaturée ou inversée ", écrit Jeannine Verdès-Leroux, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, dans une récente étude intitulée Les Français d'Algérie de 1830 à aujourd'hui. Une page d'histoire déchirée (Fayard, 2001). Pour restituer cette histoire et cette singularité dans leur réalité vécue, elle a complété son appareil documentaire de cent soixante-dix témoignages de" rapatriés ", recueillis sur plusieurs années, de tous âges, de toutes origines et de toutes conditions. Ceux-ci soulignent tous le désarroi dans lequel les a plongés la culpabilisation dont ils ont fait l'objet. Désarroi d'autant plus profond que, résultat d'un brusque renversement à 180 degrés, cette culpabilisation a succédé à une longue période où la République n'eut de cesse de chanter leurs mérites.
Passée de quelque trois mille âmes en 1831 à environ six cent mille en 1901, enfin à un peu plus d'un million en 1954, la population européenne d'Algérie se constitua par strates successives. Malgré le décret Crémieux du 24 octobre 1870 faisant accéder les Juifs à la citoyenneté française, les Français proprement dits furent les moins nombreux jusqu'à l'adoption de la loi du 24 juin 1889 naturalisant automatiquement les fils d'étrangers nés en Algérie. Qui étaient ces Français ? On évoque souvent les victimes des soubresauts politiques du XIX' siècle: ouvriers parisiens compromis dans les journées de juin 1848, opposants au coup d'Etat du 2 décembre 1851, puis au Second Empire, Alsaciens-Lorrains de 1871. Mais seul un nombre limité d'entre eux s'établit définitivement en Algérie. Ainsi, sur près de quatorze mille ouvriers parisiens " transportés " en 1848, à peine deux cents devaient y faire souche. Les plus gros contingents furent d'origine économique. Ainsi, après 1878, vit-on arriver de nombreux vignerons ruinés par la crise du phylloxéra.
parmi les étrangers, arrivaient en tête les Espagnols, les Italiens, les Maltais. Suivaient des Allemands les Suisses, des Autrichiens, des Luxembourgeois les Belges, des Hollandais, des Irlandais, des Scandinaves, des Polonais, des Roumains, des Bulgares les Grecs et des Serbes.

Longtemps fragmentés en fonction de leurs origines diverses, les Européens d'Algérie finirent par constituer un peuple spécifique, uni par la participation commune à la construction d'un pays neuf. " 0n entend sans cesse, parmi les défauts imputés aux Français d'Algérie, remarque Jeannine Verdès-Leroux, le lit qu'ils se pensaient supérieurs: c'est la IIIe République naissante qui le leur avait répété ; l'école républicaine a inculqué avec une bonne conscience tranquille l'idée d'une grandeur de la France, de ses bienfaits, de ses devoirs, et aussi de ceux que la race vaincue, "inférieure " ; devait lui rendre. "
L'exaltation de cette " mission civilisatrice" atteignit son apogée à l'occasion des festivités qui se tinrent de janvier à juin 1930 pour célébrer le centenaire du débarquement des troupes françaises à Sidi Ferruch. il ne fut question que d' " inépuisable générosité ", de " marche bienfaisante de la civilisation ", d'" union fraternelle des diverses familles ethniques ", de l' " entrée de l'Algérie musulmane dans la grande famille française ".
Le corollaire de cette exaltation de l'" œuvre française " fut 1'exaltation de la " gloire des soldats" et du labeur héroïque des colons ". A propos de ces derniers, Jean Brunhes, professeur au Collège de France, qui assistait aux célébrations, écrivait: " Les colons constituent aujourd'hui la véritable chair vivante qui donne forme et beauté à l'indispensable ossature administrative [...]"

Ce type de discours a bercé l'enfance et la jeunesse des futurs rapatriés d'Algérie. Comment n'y auraient-ils pas cru ? Même les esprits les plus critiques, tel l'historien anticolonialiste de l'Afrique du lord Charles-André Julien, ne remirent pas en cause le bien-fondé de la commémoration du centenaire de la présence française en Algérie. Personne ne s'avisa, alors, de dénoncer le caractère erroné de ces dithyrambes sur les " colons ". Encore moins de s'en inquiéter. Il est vrai que personne ne pouvait imaginer que le stéréotype du colon agriculteur offert en exemple nourrirait un jour le dossier à charge contre les pieds-noirs. C'est ce stéréotype, en effet, qui donna naissance, dans 1'esprit des Français de métropole, au mythe du riche colon propriétaire d'immenses domaines.

Or, dès avant la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité des Français d'Algérie n'étaient pas agriculteurs et la plupart des agriculteurs n'étaient pas riches. Les activités des pieds-noirs se répartissaient, en effet, prioritairement entre les secteurs secondaire et tertiaire: patrons d'usines, cadres, ingénieurs, techniciens, médecins, pharmaciens, avocats, professeurs, instituteurs, mais aussi ouvriers, artisans, commerçants - petits et gros -, conducteurs d'autobus, postiers, employés de bureaux etc.

Quant aux " colons ", l'ethnologue et sociologue Germaine Tillion a établi, ainsi, en 1960, leur répartition : sur environ douze mille, dix étaient " excessivement " riches, trois cents étaient riches, les autres moyens, petits ou carrément pauvres. Plus de sept mille quatre cents possédaient moins de dix hectares. En outre, s'agissant des superficies, il convient de les rapporter au lieu, aux produits cultivés et au rendement. Par exemple, dans les années 1950, un hectare de blé dans la plaine du Sersou, au sud du massif de l'Ouarsenis, ne donnait qu'entre 6et 10 quintaux à l'hectare, contre une moyenne de 22,8 quintaux en France métropolitaine. Autant d'évidences qui resteront ignorées, aux pires moments de la guerre d'Algérie et après, par les faiseurs d'opinion de la métropole. De même, ces derniers ne tenteront-ils à aucun moment de comprendre la singularité complexe, contradictoire, de ce peuple et de sa courte histoire. Singularité d'un peuple qu'un des témoins interrogés par Jeannine Verdès-Leroux définit ainsi: " Nous sommes des fils de la Méditerranée, Albert Camus et d'autres l'ont dit et surtout ressenti mille fois mieux que moi [...] Notre façon de sentir le temps n'était pas du tout la même, nous étions infiniment plus proches de la nature qu'on peut l'être en Europe, en raison du climat sans doute, du fait qu'on vivait sur une terre moins urbanisée qu'ici... C'est que notre vraie richesse, c'était la mer, le soleil le climat, /es hauts plateaux, le désert. On était moins matérialistes que les Européens, du moins au sens pécuniaire du terme [.. .] Nous étions des Méditerranéens, nous le restons avant tout. " Singularité d'une histoire quotidienne souvent " souterraine ", selon Jean Pélégri. " Une histoire qui était faite, en dépit du système colonial, d'entretiens, de conciliabules, d'échanges, et parfois de tendresse ".
Un peuple entretenant un lien charnel particulièrement puissant avec la terre qui l'a vu naître et qu'il a façonnée. D'où ses réactions désespérées pour ne pas en être arraché.

Parmi les nombreux reproches faits à œ peuple, figure son inaptitude supposée, durant toute la guerre d 'Algérie, à mesurer la réalité de la situation. C'est oublier que jusqu'au discours du général de Gaulle sur l' " autodétermination ", le 16 septembre 1959, il n'était question que de perpétuer en Algérie cette " œuvre française " tant magnifiée sous la III' République. Pourquoi n'aurait-il pas dû faire confiance au discours officiel ? Surtout, pourquoi auraient-ils dû se montrer plus lucides que certains experts ? Tel que, par exemple, ce Roger Le Tourneau, spécialiste des pays du Maghreb (où il vécut pendant vingt -cinq ans) et enseignant à l'ENA, dont un chapitre du cours qu'il dispensa, à l'automne 1954, sur la situation politique en Afrique du Nord, s'intitulait: " La sérénité algérienne ". Ou encore que Ramond Aron qui, huit jours après le fameux " Je vous ai compris " lancé le 4 juin 1958, à Alger, par de Gaulle déclarait à Harvard: " Le monde doit prendre note que ni les colons, ni l'armée, ni le gouvernement de Paris ne seront jamais prêts à abandonner l'Algérie. Cela peut nous plaire ou nous déplaire, mais la décision semble définitive. "

" Pour les Français d'ici, note Jeannine Verdes-Leroux, il est difficile de comprendre pourquoi, les pieds-noirs, soumis à l'insécurité permanente, à des chocs, à des deuils, ne sont pas partis au plus fort du terrorisme par exemple. " Pour tous, explique-t-elle en substance, c'eût été une " trahison ". Seule la " trahison " brutale et implacable de la " mère patrie " les y contraindra. Cette " trahison "-là guérira secrètement, mais sans doute à jamais de croire en la parole de la France. " Beaucoup nôtres, constate l'un d'eux, ne sont plus que des Français non pratiquants. ".
Régis Constans -
Tiré de : La Nouvelle Revue d'Histoire, N°1 juillet-août 2002

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Mis en ligne le 10 sept 2010

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