J'ai reçu d'un lecteur, un mémoire écrit pour ses enfants. Et après
Voilà c'est la fin de notre arrivée d'Algérie. Il se sera passé près d'une
année entre notre traversée et le début d'une vie nouvelle et stable. Nous
avons évolués là nous y avons passé le reste de notre adolescence et
poursuivi une partie de nos études. Pierre est devenu kinésithérapeute et ma
soeur Anne-Marie institutrice. Mon père qui rêvait au début de partir habiter
« au soleil » comme il disait est enterré là proche de ses parents qui avaient
fini par nous rejoindre. Ma mère s'est mise à travailler.
Moi je suis devenu ingénieur-géologue, à la suite d'une rencontre
fortuite avec un caillou bizarre sur les pentes calcaires qui entouraient le
monument aux morts à Constantine. Et me voilà maintenant près de la
retraite. Je me rends compte que j'ai passé bien plus de temps en France
qu'en Algérie et pourtant c'est bien ce dernier pays, celui de mon enfance
qui continue à me hanter, à m'obséder. Je ne crois pas qu'il se soit passé une
seule journée depuis que je suis revenu, sans que je n'ai pensé à l'Algérie :
Rouïba, Bab-el-Oued, Diar-el-Mahçoul, Alger ou Constantine et
quelquefois la traversée elle-même. Oui mes souvenirs d'enfance en Algérie
continuent à me visiter chaque jour. C'est bien ainsi, je n'en souffre pas.
Je me demande néanmoins souvent si cela est bien normal ? Suis-je différents des autres ? Les autres hommes sont-ils eux aussi obsédés par leur enfance. Je ne sais pas et ne peux répondre à cette question. Je ne le saurai jamais. Je ne peux me mettre dans la peau de quelqu'un qui na pas vécu notre expérience. C'est juste impossible.
Bien sûr tout le monde a eu une enfance et la plupart des gens s'en souvienne. Ces souvenirs sont présents et pour beaucoup il est possible de retourner voir les lieux de cette enfance : maison, école, quartier, rues ou village.
Mais justement. J'ai vu beaucoup de gens proches n'accorder que peu
d'importance à cette nostalgie du souvenir et des lieux. J'en ai vu passer pas
très loin de leur école primaire et ne jamais faire le détour pour passer la
voir. Alors que pour nous ce souvenir tourne à l'obsession car ces lieux qui
pourraient supporter et renforcer nos souvenirs, n'existent plus. Notre pays
est perdu à jamais. On peut certes y retourner (je l'ai fait), mais ce voyage
de retour nous montre à l'évidence que les lieux de notre enfance ont
désormais radicalement changés, nous ne sommes plus dans notre pays,
malgré l'accueil chaleureux des anciens amis ou voisins.
De là vient je pense notre obsession. Notre obsession et nos efforts
incessants, le plus souvent inconscient, pour retrouver cette enfance perdue,
ses parfums, son ambiance. Cette enfance n'existe plus que dans les
souvenirs, les livres, les images. Rien d'étonnant à ce que Pierre ait
commencé il y quelques années une collection de livres anciens sur
l'Algérie et que moi-même je me sois lancé dans celle des cartes postales,
spécialement celles des années 50. Ces collections, c'est la recherche du
pays perdu, du paradis de l'enfance.
Cette nostalgie « d'avant » la traversée laisse en général une pointe
d'amertume dans notre mémoire. Une amertume comme une vieille cicatrice
que l'on se plait à caresser, mais qui ne fait pas souffrir. Mais pas question
pour autant d'en parler.
Des regrets s'expriment bien sûr. Mais des regrets non pas tant pour
avoir perdu notre enfance que pour les circonstances qui ont présidé à cette
perte brutale, ressentie comme une punition injuste et imméritée. C'est ça le
grand secret des Pieds-noirs : la traversée, dont ils haïssent de parler et qui
demeure à jamais traumatisante, enfouie dans leur mémoire sous des
souvenirs plus plaisants, mais qui de temps à autre resurgit des profondeurs
de leur cerveau, à la faveur d'un évènement fortuit, comme une boule de
neige poussée inlassablement loin devant.
Tout cela n'empêche pas qu'avec le temps nous nous « acclimations »
et ce bien que pour beaucoup d'entre nous, nous n'ayons pas de vrai ancrage en France. Cette « intégration » dans ce nouveau monde qu'est la France n'est cependant jamais terminée. C'est comme une courbe qui se rapproche
sans cesse de son asymptote : elle s'en approche, elle s'en approche, mais
jamais elle ne l'atteint. De temps en temps nous avons encore quelques
réminiscences qui nous rappellent d'où nous venons.
Il y a quelques années j'étais dans le RER à Paris. En descendant à
une station, un voyageur oublie un sac qui est resté sous le siège. Mon
angoisse est subitement montée et malgré touts mes raisonnements
rationnels, je suis descendu à la station suivante pour m'échapper. Le
terrorisme nous connaissons et encore aujourd'hui les souvenirs et les
réflexes de la Guerre d'Algérie prennent le pas lorsque les circonstances me
ramènent à cette période.
Encore maintenant je ne supporte pas que mes familiers soient en
retard le soir pour rentrer à la maison. C'est vrai que beaucoup de parents
sont comme ça et sur ce point je ne suis pas différend des autres. Mais
lorsque l'attente se prolonge c'est l'image de ma propre attente de l'arrivée
de notre père pendant la bataille d'Alger qui me revient. Pierre et moi étions
assis dans notre chambre sur une table ronde à faire nos devoirs. Sept heures
du soir passaient et notre père n'était toujours pas rentré. Ma mère devenait
nerveuse et tentait de ne pas le montrer à ses enfants. Le silence se faisait
peu à peu dans la maison. On entendait seulement le gros réveil égrener son
tic-tac. Seul le pas de mon père montant les escaliers de l'immeuble libérait
cette insupportable tension. Cette image terrible est gravée dans ma
mémoire et elle remonte immanquablement si les circonstances se mettent à
y ressembler.
De temps à autre aussi, il nous arrive encore aujourd'hui de subir des
vexations ou des attaques, souvent par des anciens de notre âge qui n'ont
pas encore tout compris et tout digéré. Mais nous n’y sommes peut-être
plus aussi sensibles, la peau a repoussé sur notre chair d’écorchés, et puis on
a appris à répondre.
Notre apaisement vient du temps qui passe et panse les plaies, mais aussi du fait que nous sommes mieux compris, en tout cas par de nombreux
français jeunes ou vieux. Beaucoup savent nos souffrances cachées et notre
immense et inconsolable chagrin. Une image plus réaliste des Pieds-noirs se
fait peu à peu jour, image bien différente de celle habituellement véhiculée,
image de Pieds-noirs d'opérette bien montrée en particulier par certaines
pub de télévision : le « c'est bon comme là-bas » ou bien « elles sont pas
bonnes mes boulettes (les dernières sont diététiques, à ce qu'ils voudraient
qu'on croie)», le couscous la tchatche et tout ça.
Il se passera encore du temps avant que ne soit pleinement reconnu
notre souffrance. Il est temps de faire place à l'Histoire et de cesser les
polémiques. Il ne s’agit pas d'argumenter sur des décisions que personne ne
remet en cause aujourd'hui, mais de reconnaître l'injustice qui nous a été
faite par la France et les Français. Oui je souhaite que les Français, enfin
ceux de l'époque, se sentent responsables des décisions qu'ils ont contribué
à faire prendre et en assument les conséquences. On ne leur demande rien
d'autre, nous les Pieds-noirs qui avons traversé.
Il m'a gentiment donné l'autorisation de l'utiliser.
J'ai choisi de publier le dernier paragraphe qui montre le mieux, me semble-t-il, l'état d'esprit de notre communauté.
Jean Libaude - recueil intitulé : "le passage" - pages 45 à 48
Mis en ligne le 08 janvier 2010