Alger avant la conquête

Cet article n'a pas été écrit spécialement pour notre publication. Il a paru le 12 mars 1865 dans le journal des colons dirigé par M. Alexandre Lambert.
Nous avons cru devoir le reproduire ici parce qu'il dépeint d'une manière saisissante les humiliations infligées à la France et aux nations civilisées par le Gouvernement des Beys et que ce tableau de la piraterie algérienne est à la fois une justification de la conquête et une démonstration éloquente de la nécessité de ne point restituer l'Algérie aux musulmans, ainsi que certains écrivains arabophiles ont osé le proposer.

Adolphe Berthoud.
"Napoléon III en Algérie" par Octave Tessier correspondant du Ministère de l'Instruction Publique pour les travaux historiques. Édition 1868.

Les peuples n'ont pas de mémoire. Il ne manque pas de gens en France qui qualifient de spoliation la conquête d'Alger.
Les pauvres musulmans sont bien à plaindre ; ce sont :
- des Polonais,
- des Irlandais,
- des Vénitiens.
Une pauvre nation subjuguée.

Les Emile de Girardin (journaliste et député 1806-1881) et consorts s'amusent à ces rapprochements malencontreux et l'excellent public accepte naïvement ces paradoxes de l'esprit de parti.
Nous recommandons à ces défenseurs bénévoles des nationalités absorbées, la lecture de l'intéressant recueil que vient de publier M. Albert Devoulx (conservateur des archives arabes de l'Algérie ; auteur d'ouvrages historiques sur l'Algérie. 1826-1876).
Ils s'édifieront sur la situation politique et morale de ce peuple intéressant que la France a dépouillé de ses droits légitimes.

Ils verront à l'œuvre les Algériens et leurs autorités constituées depuis le Chaouch jusqu'au Dey, et s'ils ont un peu de cœur à l'endroit où s'attache ordinairement la croix d'honneur, ils rougiront de ce que non seulement la France, mais même la chrétienté ait subi, pendant tant de siècles :
- l'odieuse tyrannie,
- les insultes grossières,
- les exigences inouïes de ces petits chefs de brigands couronnés qui, du haut de la Casbah, présidaient impunément aux entreprises les plus audacieuses de piraterie, de pillage,
- de dévastation dans toute l'étendue de la Méditerranée

Il me parait étrange que des États tels que :
- la France, l'Espagne, l'Angleterre
N'aient pas vingt fois détruit cette caverne de brigands et se soient toujours bornés à des répressions insuffisantes dont les Deys d'Alger se moquaient lorsque les vaisseaux chrétiens avaient tourné leur proue du côté de l'Europe.

Pour expliquer cette longue longanimité, il faut se reporter aux guerres terribles qui ont presque perpétuellement divisé les principaux intéressés.
Les luttes des nations civilisées facilitaient l'exploitation régulière de l'Europe par une horde de sauvages.
Les petits États surtout avaient à souffrir parce qu'ils ne pouvaient pas montrer les dents, et l'on peut assurer que cela n'aurait pas encore cessé si la France n'avait pas, en 1830, décidé que cela ne pouvait durer plus longtemps.

Quand nous disons que les petites nations avaient plus à souffrir que les grandes, nous citons une opinion de M. Devoulx ; car nous ne pensons pas, en vérité, qu'il soit possible d'inventer des vexations plus honteuses que celles qui étaient infligées à la France par les pirates d'Alger :
- Pillage de notre commerce jusqu'au deux encablures de nos ports,
- réduction en esclavage de nos nationaux,
- emprisonnement de nos Consuls sous les moindres prétextes,
- bastonnades infligées par caprice aux résidents,
- exigences répétées de cadeaux, de sommes d'argent,
- expulsions violentes en cas de refus,
- violation flagrante des traités les plus solennels le jour même où ils sont signés,
- menaces de guerres,
- incendie de nos comptoirs.

Voilà quelques-unes des petites aménités dont étaient gratifiés par les Deys d'Alger, les Consuls et les résidents français de la Régence.
C'était une rude tâche que d'être Consul français à Alger. C'était un vrai martyrologe que l'histoire de ces représentants.
- Le premier qui fut envoyé, en 1581, fut mis en prison par ordre du Pacha.
- En 1683, le père Levacher, Consul à Alger, fut attaché à la bouche d'un canon.
- En 1688, M. Pielle est arrêté et mis au bagne ; il subit aussi le supplice du canon comme le père Levacher.
- En 1697, le Pacha El-Hadj Hamed menace le Consul de le faire mettre à la bouche d'un canon. Ce Consul prend l'épouvante et s'enfuit d'Alger.

La position des Français était intolérable. Ils étaient menacés sans cesse pour leurs vies et leurs biens. Qu'importaient les traités à la soldatesque brutale et sanguinaire qui, sous le moindre prétexte, massacrait les chefs, même qu'elle s'était donnés.
Les musulmans ne se souciaient nullement du droit des gens. Les chrétiens étaient des ennemis que l'on pouvait tolérer, qu'on ne renonçait jamais à humilier et à insulter.
- En pleine paix des navires français étaient capturés en mer,
- la cargaison était vendue,
- l'équipage et les passagers étaient mis au bagne.
- Les avanies les plus humiliantes étaient infligées à nos Consuls.
Ainsi M. Delaume ayant refusé de déposer son épée, lors de sa présentation, le Dey menaça de la briser lui-même.
Les Consuls étrangers baisaient la main de Son Altesse.

Un Consul envoyé par l'Angleterre ayant décidé qu'il ne se soumettrait ni au baise main ni à l'obligation de déposer l'épée, le Dey lui fit dire que s'il se présentait l'épée au côté, il la lui arracherait lui-même et la lui casserait sur la tête.
On subissait ces hontes parce que la guerre avec la Régence avait toujours pour résultat la ruine et la mort de nationaux, sans amener d'avantages sérieux ni durables.
- En 1740, une galère espagnole ayant enlevé un bateau algérien dans les eaux de Toulon, le Dey accusa le gouvernement français d'avoir favorisé cette capture.
- Le Consul M. Déjonville fut arrêté et mis aux fers ainsi que le vicaire apostolique et les prêtres de la mission.
Le Dey fit arrêter les équipages de sept navires français qui se trouvaient dans le port d'Alger et envoya ces marins, enchaînés deux par deux, aux travaux les plus rudes. Puis il donna l'ordre au Bey de Constantine de faire incarcérer tous les Français qui se trouvaient à la Calle.
Le Gouvernement français, craignant de compromettre la vie de ses nationaux et des intérêts considérables, céda aux exigences du Dey.
Il paya 1.650 sequins (ancienne monnaie d'or de Venise utilisée aussi dans les pays du Levant) pour les onze prisonniers génois qui avaient été mis en liberté par suite de la capture du bateau algérien.

En 1744, en pleine paix, le Dey fait ravager notre établissement de la Calle et massacrer ses habitants, sous prétextes que nous entretenions des intelligences avec Malte et les Tunisiens. Aucune satisfaction ne fut accordée pour cet acte de brigandage.

En 1753, un navire français est attaqué dans le détroit de Gibraltar. Il se défend ; il est pris.
- Son capitaine traîné devant le Dey d'Alger expire sous le bâton.
- L'équipage est mis à la chaîne, deux à deux.
- Aucune satisfaction n'est donnée.
Malgré les menaces de guerre le Dey se borne à mettre l'équipage en liberté et nous étions la nation la plus favorisée !

En 1757, le Dey Baba-Ali fait dire au Consul M. Lemaire que désormais il entend recevoir annuellement des présents du Roi de France.
Cette injonction étant restée sans effet, M. Lemaire est saisi le 11 octobre et mis aux fers avec les esclaves.
Un mois après, il fut permis au Consul de rentrer dans sa maison mais à la condition de garder les fers.

En 1760 le Consul, M. Pérou, reçoit du Dey l'ordre de quitter immédiatement Alger, avec menace d'y être contraint.
Redoutant la violence des Turcs à l'égard de nos résidents il cède et part pour la France.

En 1763, sous un prétexte futile :
- M. Vallière,
- le vicaire apostolique,
- le chancelier,
- les missionnaires,
- les équipages de quatre navires provençaux,
En tout 53 personnes sont jetés aux fers, exposés aux insultes de la populace et employés aux travaux publics. Ce n'est qu'au bout d'un mois que M. Vallière obtient la liberté à force de présents.

La même année le Dey fait arrêter tous les Français établis à Bône et à la Calle.
Il interdit à M. Vallière de partir pour la France et le garde en otage.
Il fallut une flotte pour mettre à la raison la bête sauvage qui régnait à Alger.

En 1798, le Consul M. Moltide et tous les résidents français sont mis à la chaîne. Ils y restent un mois et demi.

Nous n'en finirons pas à rappeler les actes de brutalité barbare dont les Deys d'Alger se sont rendus coupables envers la France.
Les bagnes d'Alger furent remplis de Français jusqu'au dernier jour et lorsque M. Dubois-Thainville, en 1801, quitta Alger il n'avait pas retiré moins de 700 Français de l'esclavage.

Cette patience d'une grande nation étonne quand il s'agit d'un petit roitelet :
- sans armée, sans puissance, presque sans État,
- qui l'abreuvent de mépris et d'insultes journellement pendant des siècles.
Ose-t-on dire en présence de pareils faits, que la conquête d'Alger fut une iniquité ? Nous pensons que pour l'honneur de la France, cette réparation fut bien tardive.

La question la plus importante dans les documents publiés par M. Devoulx, celle qui fut l'objet des constantes préoccupations :
- des résidents,
- des Consuls français et
- des autorités turques,
c'est la question des cadeaux, véritable tribut levé par l'avidité des pirates sur la peur qu'ils inspiraient aux gens que leurs affaires obligeaient de séjourner dans la Régence.

De la part du Dey, chaque petite circonstance de la vie, depuis le premier jusqu'au dernier jour de son règne, était une occasion de recevoir des présents plus ou moins riches de la part de tous les Consuls européens sans exception.
L'avènement au trône, occasion de rigueur.
- Puis les mariages fort fréquents chez ces potentats turcs.
- Puis la naissance des enfants,
- leur circoncision aussi.
- Le Dey avait remporté une victoire, il fallait donner en signe de réjouissance,
- avait-il essuyé une défaite, il fallait donner pour montrer la part qu'on prenait à son malheur,
- revenait-il du pèlerinage de la Mecque, il fallait encore donner,
- envoyait-il par caprices quelques marins français au bagne, il fallait donner pour les en faire sortir,
- délivrait-il par boutade quelques malheureux esclaves, il fallait donner par remerciements,
- faisait-il étrangler son ministre, il fallait donner en matière de félicitation.
Il fallait donner toujours.

Ce qu'il y a de singulier c'est que les nations européennes, se jalousant jusqu'au sein de leur honte, faisaient de leur mieux pour s'éclipser les unes les autres, par la richesse des présents, afin d'obtenir les bonnes grâces du tyran.
L'Angleterre avait-elle donné un caftan d'argent, vite le Consul de France assemblait tous ses nationaux pour offrir un caftan d'or, à seule fin de ne pas demeurer en reste de politesse.
Le Dey encourageait cette lutte de bons procédés en envoyant au bagne ceux dont les cadeaux lui paraissaient insuffisants.

Cette manière de recevoir des cadeaux s'était si bien établie à la cour du principicule turc que les serviteurs avaient fini par juger profitable de faire comme leur maître ; si bien que depuis le dernier chaouch du palais jusqu'au premier ministre, toute la bande de la hiérarchie administrative était, pour ainsi dire, à la solde des Consuls étrangers.

Voici la liste de quelques-uns des fonctionnaires auxquels il était d'usage d'offrir, en temps et hors temps :
- de l'argent,
- des caftans,
- des vestes,
- des pièces de drap,
- des armes

Car ce qui est bon à prendre est bon à garder, avec l'indication des circonstances de ces dons :
- Le casenadar (trésorier général) parce qu'il doit rentrer demain après une absence de 6 mois
- l'écrivain des chevaux, simplement pour lui faire une honnêteté,
- Sidi Ali, neveu du Dey,
- Ali, chaouch du casenadar,
- l'écrivain de la porte du Dey,
- les écrivains de la douane,
- le capitaine dont le vaisseau est en construction,
- le vekilargi, intendant de la marine, à cause de son heureux retour de la Mecque,
- Mehemet-Aga, ambassadeur de Constantinople et les musiciens de sa Hautesse qui sont venus montrer leur talent à Alger,
- les commandants des vaisseaux qui doivent aller en course,
- l'Amiral de la Régence parce qu'il n'est guère poli de faire un compliment sans y ajouter quelque chose,
- le capitaine à l'occasion de son mariage etc., etc.

Nous ne voulons pas fatiguer le lecteur de cette nomenclature grotesque.
Ces misérables pillards rivalisaient d'insolence avec les Deys à l'égard des chrétiens qui étaient à leur merci. C'était une exploitation régulière dont nul traité ne nous garantissait

Les Deys possédaient une mine inépuisable de recettes.
Leur orgueil leur avait si bien persuadé que ce tribut leur était dû par les nations européennes qu'ils avaient fini par exiger de chacune d'entre elles des sommes payées annuellement, sous peine de voir leur commerce ruiné, leurs rivages dévastés, tout trafic rendu impossible dans la Méditerranée.

Nous en avons dit assez pour intéresser le lecteur à l'ouvrage de M. Devoulx.
C'est là un travail :
- vraiment sérieux,
- vraiment utile,
- vraiment profitable,
Non seulement au point de vue scientifique et historique mais aussi à celui de la saine entente des choses dans le passé et dans le présent.

La colonie n'est pas riche en littérature nationale, et les esprits qui s'intéressent à son progrès doivent saluer avec reconnaissance les travaux solides des hommes que la phraséologie ne séduit pas et que l'aridité de la science ne rebute pas.
Que M. Devoulx poursuive avec courage son œuvre historique si nettement dessiné dès le début et nul ne pourra se glorifier d'avoir contribué plus que lui à l'émancipation intellectuelle de l'Algérie.

Christian Graille
https://www.seybouse.info/seybouse/infos_diverses/mise_a_jour/maj224.html

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Mis en ligne le 02 mars 2022