La première garnison de Miliana

Notre départ est retardé d'un jour ; j'en profite pour t'envoyer un petit tableau de genre africain qui m'a été présenté à Marseille.
Tu sais que nous occupons, dans l'intérieur des premiers gradins de l'Atlas, une ville nommée Miliana. C'est une conquête de l'an dernier. Déjà deux garnisons, relevées l'une et l'autre dans l'espace des six à huit premiers mois, s'y sont succédé ; une troisième y séjourne en ce moment, dont on a peu de nouvelles.
Les communications sont loin d'être libres entre Miliana et Alger, ces deux possessions étant séparées par une distance de quinze à dix-huit lieues (73 à 88 km, ndlr). Des bruits sinistres se sont répandus, on n'y a pas pris garde : qu'importe à nos conquérants de France, et même à quelques-uns de nos conquérants d'Alger, la situation d'une petite troupe enfermée dans ses murailles, que d'ailleurs elle garde fort bien ? Voici, mon frère, ce que c'est que la garnison de Miliana. Je tiens ce que je vais te dire d'un homme que j'ai vu il y a trois jours, encore tout jaune et tout faible de la fièvre qu'il en a rapportée, et cet homme n'est autre que le commandant supérieur de Miliana, le lieutenant-colonel d'Illens, un vieil officier de l'armée d'Espagne, un petit homme à l'air doux et bénin, que son costume et sa mine m'ont fait prendre pendant un bon quart d'heure pour un bon négociant de Marseille, de ceux qui n'attendent que d'avoir ramassé un peu de rentes et marié leur fille pour se retirer dans une bastide, et là, jardiner jusqu'au dernier soupir. Tu vas voir quel bourgeois c'était.

" Je faisais, me dit-il, partie de l'expédition qui chassa de Miliana Mohammed-ben-Sidi-Embarrak, khalifat (lieutenant) d'Abd-el-Kader. L'armée ne savait pas si l'on occuperait cette petite ville, dont la situation est agréable, mais que les Arabes avaient saccagée avant de se retirer, et qui n'était qu'un monceau de ruines. On m'y laissa avec douze cents hommes. Je ne m'y attendais point, je n'avais pu faire aucune disposition, et l'armée, qui partit aussitôt, n'en avait pris aucune. Des vivres entassés à la hâte, quelques munitions, quelques outils, et c'était tout. J'avoue que je ne pus voir sans un certain serrement de cœur nos camarades s'éloigner et disparaître derrière les collines qui entourent Miliana. Le sentiment de ma responsabilité pesa douloureusement sur mon âme. Heureusement que je ne pus pas mesurer d'un coup ni toute notre faiblesse, ni tous nos dangers. Si j'avais connu le sort qui attendait mes malheureux soldats, je crois que j'aurais perdu la tête.

" Je me mis sur-le-champ à examiner notre séjour, je puis bien dire notre prison ; car nous étions cernés de toutes parts, et l'armée n'était pas à quatre lieues qu'on nous tirait déjà des coups de fusil. Je voulais savoir quelles ressources le lieu pouvait offrir. Le mobilier des Arabes est léger : lorsqu'ils s'en vont, il leur est facile de tout emporter avec eux ; ils n'y avaient pas manqué. Ce qu'ils s'étaient vus forcés de laisser était brisé ; toutes les maisons offraient des traces récentes de l'incendie. Nous ne trouvâmes rien que trois petites jarres de mauvaise huile, qui furent partagées entre l'hôpital et les compagnies pour l'entretien des armes, et deux sacs contenant quelques centaines de pommes de terre. On découvrit aussi, dans un silo (1), des boulets et des obus. Du reste, pas un lit, pas une natte, pas une table, pas une écuelle.

" Abandonnés au milieu du désert, nous n'aurions pas été plus dépourvus. Chaque pas que je faisais à travers ces funestes masures, chaque instant qui s'écoulait, me révélaient les périls de notre situation. Une odeur infecte régnait dans la ville ; de toutes parts elle offrait des brèches ouvertes à l'ennemi. L'on vint me dire que les spiritueux manquaient pour corriger la crudité de l'eau, que les vivres étaient avariés, et que l'on doutait qu'il y en eût assez pour suffire au besoin de la garnison ; mais cette dernière circonstance m'inquiétait peu. Déjà je ne pouvais que trop sûrement compter sur la mort pour diminuer le nombre des bouches. Plusieurs des soldats que l'on m'avait laissés étaient déjà souffrants. Je les voyais silencieux, tristes, promener autour d'eux un œil abattu. Je n'ignorais pas ce que m'annonçaient cette attitude et ces regards.

" On était au milieu de juin. Sous un soleil qui marquait 30 degrés Réaumur (37,5° Celsius, ndlr), il fallait assainir la ville, réparer la muraille, faire faction, se battre, garder le troupeau, notre unique ressource et le perpétuel objet de la convoitise des Arabes, qui tentaient sans cesse de l'enlever. La masure que nous appelions l'hôpital fut bientôt remplie de fiévreux, la plupart couchés sur la terre, les plus malades sur des matelas formés de quelques débris de laine ramassée dans les égouts, où les Arabes l'avaient noyée avant de s'enfuir, et que nous avions tant bien que mal lavée. Cependant tout alla passablement jusqu'aux premiers jours de juillet. Le moral et la santé se soutinrent ; nous pûmes à peu près suffire aux fatigues excessives qu'exigeaient les travaux les plus urgents. Mais le mois de juillet nous amena une température de feu ; le thermomètre monta au soleil jusqu'à 58 degrés centigrades ; le vent du désert souffla et dura sans relâche vingt-cinq jours ; les maladies éclatèrent avec une violence formidable ; la diarrhée, la fièvre pernicieuse, la fièvre intermittente, enlevèrent beaucoup de monde et n'épargnèrent personne. Plus ou moins, chacun en ressentit quelque chose : tous les officiers, excepté un capitaine du génie (2), tous les officiers de santé, tous les administrateurs et employés, tous les sous-officiers et soldats anciens et nouveaux en Afrique ont payé leur tribut. A peine aurais-je pu trouver, en certains moments, cent cinquante hommes capables d'un bon service actif. Il fallait, en les menant à leur poste, donner le bras aux hommes que l'on mettait en faction. Ces pauvres soldats, dont le visage maigre et défait s'inondait à chaque instant de sueur, pouvaient à peine se soutenir sur leurs jambes tremblantes ; n'ayant plus même la force de parler, ils disaient péniblement à leur officier, avec un regard qui demandait grâce :

" Mon lieutenant, je ne peux plus aller, je ne peux plus me tenir.
- Allons, mon ami, répondait tristement l'officier, qui souvent n'était guère en meilleur état, un peu de cœur, c'est pour le salut de tous. Place-toi là, assieds-toi.
- Eh bien ! Oui, répondait le malheureux, content de cette permission, je vais m'asseoir. "
On l'aidait à défaire son sac, il s'asseyait dessus, son fusil entre les jambes, contemplant l'espace avec ce morne regard qui déjà ne voit plus. Ses camarades s'éloignaient la tête baissée. Bientôt le sergent arrivait, et de la voix sombre qu'ils avaient tous :
" Mon lieutenant, il faut un homme.
- Mais il n'y en a plus. Que le pauvre un tel reste encore une heure.
- Un tel a monté sa dernière garde ! " Il fallait conduire, porter presque, un mourant à la place du mort.
- Et ils obéissaient ? Dis-je au colonel, qui avait les yeux remplis de larmes.
- Je n'ai pas eu, reprit-il, à punir un acte d'indiscipline. Mais je ne pouvais leur ordonner de vivre ! Quelques-uns devinrent fous. Ceux que la nostalgie avait attaqué, ceux dont le cœur était plus sensible, les jeunes soldats qui avaient laissé en France une fiancée qu'ils aimaient encore, furent atteints les premiers, et ne guérirent pas. Après eux, je perdis tous les fumeurs. Le manque absolu de tabac était sans contredit, pour ces derniers, la plus cruelle des privations. J'avais décidé un Kabyle qui venait rôder autour de nous à nous en vendre, et il m'en avait même apporté trois à quatre livres, qui, distribuées aux plus nécessiteux, prolongèrent véritablement leur vie ; mais, pris sans doute par les Arabes, cet homme ne reparut plus. Alors, profitant de quelques connaissances ou de quelques souvenirs qui me venaient je ne sais d'où, je fis faire, comme je pus, avec des feuilles de vigne et d'une autre plante, une espèce de tabac qui fut reçu par ces infortunés comme un présent du ciel. Malheureusement mon invention vint trop tard.

" J'étais forcé de m'ingénier de toutes manières pour combattre mille dangers, pour tromper mille besoins impossibles à prévoir.
Afin de lutter contre les désastreux effets de la nostalgie, j'avais organisé une section de chanteurs qui deux fois par semaine essayaient de récréer leurs camarades, en leur faisant entendre les airs et les chansons de la patrie. Les uns riaient, les autres pleuraient. Quand les chanteurs, qu'on écoutait avec un douloureux plaisir, avaient fini, beaucoup regrettaient plus amèrement la patrie absente. Ce mal du pays est terrible ! Je ne savais pas, en définitive, si cette distraction, toujours impatiemment attendue, produisait un résultat favorable ou contraire. Mais je n'eus pas à délibérer là-dessus bien longtemps !
La maladie attaqua les chanteurs ; presque tous moururent comme ceux que leurs chants n'avaient pu sauver.

" On nous avait abandonnés si vite et avec une si cruelle imprévoyance, que dès les premiers jours les souliers manquèrent à un grand nombre d'hommes. Je me souvins heureusement des chaussures espagnoles. Les peaux fraîches de nos bœufs et de nos moutons, distribuées aux compagnies, leur servirent à faire des espadrilles. Beaucoup aussi manquaient de linge et d'habillements. La mort n'y pourvut que trop... Quel lamentable spectacle offrait cette pauvre troupe, mal en ordre, déguenillée, mourante ! Parmi tant de misères, c'est encore une souffrance pour le soldat de ne pouvoir quelquefois se mettre en grande tenue.

"" Je vous ai dit qu'une partie des vivres étaient avariés. La farine surtout ne produisait qu'un pain détestable ; et encore vîmes-nous le moment où ce mauvais pain nous manquerait, non pas faute de farine, mais faute de boulangers. Comme nos chanteurs, comme nos jardiniers, qui n'avaient point vu germer leurs semailles, nos boulangers étaient morts ou malades, et j'eus à plusieurs reprises une peine infinie à me procurer le pain nécessaire au peu d'hommes qui pouvaient manger. Que vous dirai-je ? Les bataillons se sont trouvés souvent presque sans officiers, l'hôpital presque sans chirurgiens et sans infirmiers.
Ceux qui travaillaient le plus, ceux qui travaillaient le moins, les forts, les faibles, ceux qui avaient pu guérir déjà une ou deux fois, ceux qui semblaient devoir résister à tout, venaient successivement encombrer cet hôpital, d'où j'avais fait emporter tant de cadavres.

" Les Arabes soupçonnaient notre détresse sans la connaître entièrement. Mes pauvres soldats faisaient bonne contenance devant l'ennemi, qui ne nous laissait point de repos. Il fallait presque tous les jours combattre, et les balles venaient mordre à ceux que la maladie n'avait point entamés. Nos fiévreux enviaient le sort de leurs frères qui mouraient d'une blessure. Ils se faisaient conter les traits de courage qui tenaient en respect les Bédouins.
Un jour, un brave garçon, un carabinier nommé Georgi, se précipita seul au milieu de trente Kabyles qui attaquaient un de nos avant-postes ; il en perça plusieurs de sa baïonnette, mit les autres en fuite et les obligea d'abandonner leurs blessés, dont il se rendit maître. Ce fut une fête dans la ville et dans l'hôpital ; cette action de Georgi fit plus que tous les médicaments. Mais nous n'avions pas souvent de ces prouesses. Pour poursuivre l'ennemi, il fallait plus de jambes qu'il ne nous en restait. C'était beaucoup de n'être pas absolument bloqués dans nos murs. Au bout de trois mois, vers la fin de septembre, n'ayant que très peu d'hommes à opposer aux attaques réitérées des Arabes, le ravitaillement des postes avancés devenait très difficile. Officiers, médecins, gens d'administration, tout le monde prit le fusil ; je le pris moi-même, et je dus aller à l'ennemi, suivi d'une quarantaine d'hommes, dont quelques-uns étaient à peine convalescents.

" Tout se tournait contre nous. Les fruits que nous offraient les arbres étaient dangereux et se changeaient en poison. L'approche de l'automne n'adoucissait pas cette température qui nous avait dévorés. La mortalité allait croissant. Je remarquai que les Arabes, voulant s'assurer de nos pertes, venaient la nuit compter les fosses dont nous entourions les murs de la ville ; et nous en creusions de nouvelles tous les jours ! J'ordonnai qu'on les fit plus profondes et qu'on mit dans chacune plusieurs cadavres à la fois. Les soldats obéirent ; mais leur force épuisée ne leur permit pas de creuser bien avant. Un matin, ceux qui devaient remplir à leur tour ce lugubre office vinrent tout effarés me dire que les morts sortaient de terre. La terre, en effet, n'avait pas gardé son dépôt. Elle était inhospitalière aux morts comme aux vivants. La fermentation de ces cadavres l'avait soulevée ; elle rendait à nos regards les restes décomposés de nos compagnons et de nos amis. Je ne puis vous dire l'effet de ce spectacle sur des imaginations déjà si frappées.

Malade moi-même et me traînant à peine, j'allai présider au travail qu'il fallut faire pour enterrer nos morts une seconde fois ; et, afin que mes intentions fussent à l'avenir mieux remplies, je continuai de conduire désormais ces convois chaque jour plus nombreux et plus lamentables. J'avais beau m'armer de toute ma force, je ne pouvais m'y faire. Je m'étais attaché à ces soldats si bons, si malheureux, si résignés, si braves. Des enfants n'auraient pas mieux obéi à leur père, un père n'aurait pas davantage regretté ses enfants Je ne me suis pas un seul instant endurci à cette douleur ; je sens que je ne m'endurcirai jamais à ce souvenir !...
- Colonel, lui dis-je, quel était donc le chiffre de vos pertes ?
- Lorsqu'on vint, reprit-il, nous relever, le 4 octobre, nous en avions enterré huit cents.
- Huit cents ! M'écriai-je.
- Au moins huit cents, reprit-il ; les autres, ceux qu'on emmena ou qu'on emporta, étaient malades, et l'on a jalonné le chemin de leurs sépultures. Ni l'art des médecins, ni la joie de leur délivrance, ne les purent remettre. Ceux qui parvinrent jusqu'aux hôpitaux de Blidah ou d'Alger y succombèrent victimes d'un mal incurable. Au sortir de Miliana, il ne s'en était pas trouvé cent qui fussent en état de marcher durant quelques heures ; il ne s'en trouva pas un qui pût porter son sac et son fusil. Lorsque plusieurs mois après je quittai l'Algérie pour venir me rétablir en France, il y en avait encore, à ma connaissance, une trentaine de vivants. Qui sait s'ils vivent aujourd'hui ? Je fus un des moins maltraités, et vous me voyez... Eh bien ! Nous n'avons pas cessé de travailler ; nous avons exécuté des travaux considérables ; nous avons mis la place en état de défense ; nous avons établi un bel hôpital ; tout le monde, jusqu'au dernier moment, a rempli son devoir. Toujours l'ennemi nous a respectés et nous a craints. La discipline a été jusqu'au bout parfaite ; l'union, la concorde, le dévouement, n'ont pas cessé de régner entre nous. Au milieu de tant de fatigues, de tant de privations, de tant de misères que je ne puis raconter, il n'y a eu que vingt-cinq déserteurs, et ils appartenaient à la légion étrangère : pas un n'était Français.

LOUIS VEUILLOT (1888)
LES FRANÇAIS EN ALGÉRIE (extrait)
SOUVENIRS D’UN VOYAGE FAIT EN 1841 - A EUGÈNE VEUILLOT
http://www.saint-remi.fr/medias/extraits/les_francais_en_algerie_extrait.pdf

1. Les silos sont des trous où l'on cache le blé.
2. Le capitaine Bonafous.
Louis Veuillot, né à Boynes (Loiret) le 11 octobre 1813 et mort à Paris le 7 avril 1883, est un journaliste et homme de lettres français. Catholique passionné, il défendit avec vigueur l'enseignement privé.
Wikipédia

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Mis en ligne le 24 mai 2011
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