L'enseignement religieux catholique, dans les espaces colonisés, a toujours été considéré comme le parent pauvre du système éducatif français. Soumis à des tracas et à des difficultés importantes, dès le début de la colonisation, il s'impose progressivement (même en périphérie du système) par des stratégies de contournement et des compromis avec les différents gouvernements généraux. L'Algérie coloniale de la fin du XIXe siècle a expérimenté la politique scolaire d'une congrégation missionnaire. Cette politique non seulement s'élabore dans une perspective d'évangélisation (développer l'universalisme du message chrétien et catholique en terre musulmane), mais s'inscrit également dans un projet d'assimilation assez caractéristique des expérimentations coloniales que l'Algérie a eu à connaître à la fin du XIXe siècle.
Nous présenterons, dans un premier temps, les modalités d'action de cette politique scolaire, en reconstituant le contexte historique dans lequel elle s'est inscrite et les acteurs principaux qui y ont participé. Dans un second temps, nous en montrerons les caractéristiques dont la principale réside dans sa confrontation problématique et parfois houleuse avec l'école républicaine.
Avec la création de l'évêché d'Alger en 1838 et la nomination d'un premier évêque 1, une succession de congrégations religieuses défile en Algérie dans les années 1840 2. Elles sont chargées d'encadrer une population civile que le clergé catholique français juge livrée à elle-même et sans référents religieux. L'urgence est de réencadrer ces groupes de pionniers en " perdition " et de les placer sous la protection de l'Église. Si l'idée de convertir les musulmans demeure dans l'esprit du clergé, les conditions de la colonisation et les réalités difficiles et insurrectionnelles du terrain algérien renvoient les pratiques de l'évangélisation à plus tard et ne font pas partie des priorités et des urgences du moment.
Il faut attendre la nomination en 1867 de Charles Lavigerie, archevêque d'Alger 3, pour que les projets de conversion des populations musulmanes retrouvent toute leur actualité et alimentent des conflits très houleux avec les autorités militaires farouchement opposées à l'idée d'une présence missionnaire. En 1871, le remplacement du régime militaire, qui prévalait depuis la conquête en 1830, par le régime civil laisse envisager, pour les congrégations religieuses, une marge de manœuvre plus grande et une présence plus active.
Charles Lavigerie est un membre éminent du clergé catholique. Professeur d'histoire ecclésiastique à la faculté de théologie de Paris, membre actif de l'Œuvre des écoles d'Orient, auditeur de la Rote, évêque de Nancy de 1863 et 1867 puis archevêque d'Alger et de Carthage, délégué apostolique pour le Sahara, le Soudan et l'Afrique équatoriale, il cumule les fonctions et les titres les plus prestigieux pour achever sa carrière comme cardinal primat d'Afrique. Appartenant au sérail convoité et secret des " princes de l'Église ", consultant auprès du pape, il est connu pour avoir tenu un rôle non négligeable dans les relations diplomatiques entre la jeune République française et le Saint-Siège. La puissance et l'importance du personnage à cette époque sont révélées par la garde de l'église Sainte-Anne de Jérusalem - la plus belle église catholique de la ville, dans un espace urbain et religieux extrêmement complexe - qu'il obtint en 1878 pour la Société des missionnaires d'Afrique alors que celle-ci était à peine fondée et n'avait pas encore vraiment fait ses preuves.
La Kabylie, une région fantasmée : entre particularismes locaux et mythe d'un christianisme ancien
L'Algérie comme la Tunisie furent, pour Lavigerie, des lieux d'espérance extraordinaire. Pour celui qui voulait convertir le continent africain tout entier, ressusciter l'Église antique d'Afrique et rendre aux Africains leur religion première (le christianisme), le cadre colonial offrait des promesses de réussite inespérées. Dès son arrivée à Alger, il créa l'Œuvre de Saint-Augustin pour la résurrection de la foi, organisation ouvertement destinée à propager la religion chrétienne en Algérie. La Kabylie bénéficiait alors de préjugés extrêmement favorables et le mythe kabyle, antérieur même à la colonisation et à la découverte des sociétés maghrébines 4, ne cessait d'avoir des partisans. Lavigerie, profondément kabylophile, était pleinement convaincu qu'entre Kabyles et Français, la même origine romaine chrétienne créait des liens providentiels.
Entre évangélisation et assimilation
Avec la création de la Société des missionnaires d'Afrique, il tenait à reprendre l'apostolat auprès de ces " futurs maronites ". Pour lui donner plus de poids, il réactiva les thèmes classiques du mythe berbère : origine nordique, prétendue tiédeur de la pratique de l'islam, organisation sociale sur le mode républicain, sens inné de la liberté et de la démocratie, statut plus libéral de la femme… Tous éléments qui pouvaient différencier les populations berbères des populations arabes et arabophones.
En surévaluant le développement du christianisme antique sur tout l'espace romanisé d'Afrique du Nord (notamment dans les régions non urbaines ou enclavées comme les zones de montagne 5) et en lui attribuant un impact sur l'ensemble des populations berbères, il minorait en même temps très fortement l'islamisation de ce même espace. Le rappel de l'Église africaine antique, avec ses sept cents évêques, ses saints (Cyprien, Optat, Augustin, Fulgence), ses innombrables lieux de culte, le confortait dans sa volonté de faire de l'Algérie le berceau d'un christianisme moderne et offensif. " Sur les sommets de l'Atlas, formant avec les restes des Libyens et des Berbères la masse des populations indigènes, se trouvent les descendants des chrétiens. C'est le Liban de l'Afrique, mais un Liban que l'Europe a délaissé, et où le christianisme a disparu peu à peu, après la destruction de son sacerdoce 6. " " C'était une autre Pologne que nous avions là à affranchir. Nous devions, dès le premier jour, jeter à ses montagnes et à ses vallées le cri de la délivrance. Nous devions lui dire : "Afrique Chrétienne, sors du tombeau ! […] Que tes enfants, apprenant de nouveau ton histoire sachent, que nous ne venons à eux que pour leur rendre la lumière, la grandeur, l'honneur du passé" 7. "
Cette lecture volontairement élémentaire de l'histoire religieuse de l'Afrique du Nord et truffée de références martyrologiques alimentait une vision passionnée et enflammée du christianisme africain. Elle renforçait également l'idée que les Berbères islamisés par la contrainte et la violence ne demandaient qu'à réintégrer la supposée religion de leurs ancêtres. Cette interprétation historique, souvent désinvolte, qui consistait à balayer d'un revers de main plus de douze siècles d'histoire arabe et musulmane en Afrique du Nord allait être réactivée à plusieurs reprises au cœur des rencontres que Lavigerie eut à organiser avec les populations kabyles du Djurdjura.
L'intégration par Lavigerie du mythe berbère, en raison notamment de son aspect fortement assimilationniste, et les différentes expérimentations menées par les autorités coloniales firent de la Kabylie la région pilote de l'Algérie colonisée. À elle seule, cette région réunissait des particularités qui méritaient d'être soulignées : densité de la population, sédentarité, et, dans le même temps, début de l'émigration, déclin des institutions traditionnelles rendues caduques par l'administration coloniale, confrontation avec l'économie de marché - autant de changements lourds de conséquences. Les tentatives d'évangélisation de Lavigerie, via l'école missionnaire, s'inscrivent donc dans une politique coloniale plus globale. La Kabylie, plus qu'ailleurs en Algérie, fut tout à la fois une région d'expérimentations politiques et une région qui nourrit de multiples projections idéologiques et fantasmatiques.
Dans une perspective coloniale et chrétienne, les Kabyles convertis apparaissaient comme des assimilés idéaux. Idéaux par la conversion, par la naturalisation, par l'accès à la culture française passée au filtre de l'évangélisation ; idéaux aussi par un indigénat qui les protégeait des bouleversements que la société française avait connus dans le dernier tiers du XIXe siècle. Le " Kabyle bon chrétien ", à l'instar du " bon sauvage authentique " au XVIIIe siècle, devait être préservé de toutes les attitudes impies, mécréantes voire athées que la Troisième République charriait avec elle.
La surenchère dans les qualités et vertus supposées des Kabyles prit, avec Lavigerie et sa politique d'évangélisation, toute sa dimension fantasmagorique. Il n'est donc pas étonnant que le mythe kabyle, dans toutes ses incohérences et extravagances, ait servi de trame légitimante à ses projets. Il lui permit même de prendre des libertés dans la lecture de l'histoire religieuse de l'Afrique du Nord, des libertés inconsidérées et apparemment incongrues chez un personnage aussi érudit que le futur cardinal 8. À la même période, pourtant, d'autres lectures plus modérées et plus sérieuses étaient proposées par d'autres Pères blancs. Ainsi le père Dugas voyait chez les Berbères " un reste authentique de l'ancienne race indigène du nord de l'Afrique " et les disait " issus d'un rameau tout différent et bien antérieur à l'élément arabe en Algérie 10 ". Si les discours de Lavigerie prêtent aujourd'hui à sourire, il n'en demeure pas moins qu'ils constituaient à son époque la trame de lecture de la société algérienne, partagée aussi bien par les milieux érudits et éclairés que par l'opinion commune métropolitaine et coloniale.
Une société kabyle traumatisée par la répression coloniale
C'est la Kabylie montagneuse que ciblait Lavigerie, celle-là même qui avait d'abord été investie par les jésuites dans les années 1850 et 1860 et qui, surtout, avait été mise à la périphérie des projets de colonisation rurale. Dans les années 1870, elle se caractérisait par la très faible présence de la population européenne et une urbanisation très limitée. C'était une région enclavée, isolée des initiatives de développement colonial, et où, selon Lavigerie, l'on pouvait trouver les traces les plus anciennes et les plus authentiques du christianisme antique qu'il recherchait.
La Kabylie fut également très tardivement pacifiée. Il fallut attendre 1871 pour que sa " pacification " soit définitivement acquise alors que le début de la conquête de l'Algérie remontait à 1830. L'insurrection de 1871 - dernier soubresaut des révoltes et des résistances à la colonisation - s'acheva par une répression féroce (séquestres, impôt de guerre, condamnations à mort, déportations vers la Nouvelle-Calédonie et vers Cayenne, déplacements de populations…). La répression fiscale, selon Charles-Robert Ageron, aurait coûté aux tribus kabyles 70% de leur capital ; elle consista en un séquestre des terres et un impôt de guerre qui s'éleva à plus de dix millions de francs 11. Dans tous les cas, la répression causa un traumatisme profond que la tradition orale a retenu et transmis. La dépossession accentua la pauvreté des familles et fragilisa les individus, et l'équilibre, si précaire, de la subsistance et de la survie fut souvent rompu.
C'est donc dans une région traumatisée, appauvrie, où l'organisation économique était particulièrement déséquilibrée et le lien social malmené (la tradition orale et poétique témoigne des souffrances des Kabyles qui s'interrogent sur ce monde nouveau et déstabilisant, sinon effrayant, venu se substituer à l'ordre ancien), que s'installèrent les missionnaires de la congrégation d'Afrique. Les Pères blancs furent les témoins particulièrement attentifs d'une époque de transformations et de bouleversements. Le dernier quart du XIXe siècle est en effet considéré, pour la Kabylie, comme un moment charnière de rupture des équilibres traditionnels et d'amorce de mutations. En cela, les archives missionnaires sont une source d'informations rares qui viennent compléter les apports de la tradition orale berbère.
Orphelinats ou espaces scolaires ? Miséreux et fils de notables
L'école est bien entendu un des outils incontournables pour évangéliser. Entre 1873 et 1880, les missionnaires disposèrent pour leur action scolaire d'une marge de manœuvre plutôt confortable dans les villages où ils s'étaient installés, dans la mesure où il n'y avait aucune concurrence extérieure. En 1873, pourtant, il était déjà question de créer en Kabylie des écoles communales françaises, mais Lavigerie devança le projet en fondant, la même année, cinq petits établissements primaires de garçons. Pour court-circuiter les détracteurs de l'enseignement libre, il fit ensuite reconnaître d'utilité publique, par le décret du 31 août 1878, l'Association enseignante de Notre Dame d'Afrique qui concernait les membres de la congrégation demeurant en Algérie et chargés des tâches d'enseignement. Même si la chute de l'Empire, en 1870, avait entraîné une vague d'anticléricalisme et de laïcisation et même si la question religieuse était systématiquement au cœur des débats politiques, elle avait encore néanmoins peu d'effets sur les projets des missionnaires. Peu concurrencés et malgré les difficultés qui s'annonçaient (formation pédagogique, programmes scolaires, problèmes de régularité et de fréquentation des enfants…), ceux-ci imposèrent rapidement un cursus d'enseignement avec des programmes et des instructions scolaires rapidement élaborés. La grande difficulté, soulignée avec insistance, était celle du recrutement. La résistance des tribus locales était grande et les familles voyaient avec une grande méfiance l'établissement de petites écoles françaises au cœur des villages. Les premières recrues étaient rares et peu régulières dans la fréquentation de l'école. Les missionnaires en venaient même à promettre un repas, un vêtement ou une pièce de monnaie pour les attirer : " pour encourager les enfants qui fréquentent l'école, on leur paie le kouskous 12 ".
L'exemple de l'école de Taguemount-Azouz est intéressant car il illustre assez bien les difficultés rencontrées et les stratégies de recrutement opérées par les religieux. Premier village d'installation, c'était aussi un des plus peuplés de la région. Avec 1 304 habitants en 1873, il était un bourg à peine moins important que Tizi-Ouzou 13. L'école gratuite avait du mal à se remplir et les habitants la confondaient avec une structure d'accueil pour les handicapés ou, plus souvent, avec un dispensaire. Elle finit par s'ouvrir avec les trois fils du marabout Si Hmed el Hadj qui encouragea l'amîn 14 de Taguemount-Azouz, Si Abdallah, à envoyer à son tour ses neveux chez les pères. Celui-ci, récemment nommé chef de la tribu des Ath-Mahmud par les autorités françaises, et voyant là un moyen de manifester son allégeance à leur égard, scolarisa une partie des enfants de sa famille. Son successeur à la tajma'at 15, l'amîn Slimane Ath-Messaoud, porté par la même dynamique, exhorta les villageois à envoyer leurs enfants chez les missionnaires. Son engagement donna lieu, par ailleurs, à un petit négoce joliment rentable : un de ses fils, Dahmane, chargé de recruter les élèves, recevait de la part des pères cinquante centimes pour chaque nouvel arrivant 16.
Dans le cas de Taguemount-Azouz, les missionnaires opérèrent donc à partir du haut du groupe social. En attirant les fils de notables et ceux des personnalités les plus écoutées détenant la légitimité religieuse et politique, ils contournaient toutes les réticences et les résistances actives et potentielles. Ils découvraient également les subtilités des solidarités liées à l'appartenance à un sof 17 et les effets de leur ralliement. Devant la complexité des alliances politico-familiales, ils prirent en effet rapidement conscience qu'il ne fallait privilégier ni un sof ni un autre sous peine de se discréditer et de voir tous les efforts mobilisés ruinés en peu de temps 18.
Et l'école se remplit vite : en 1880, elle comptait 45 élèves ; en 1885, plus de 100 élèves fréquentaient assidûment les cours des pères et un cours du soir proposé aux adultes rencontrait un succès inespéré. Un rapport général daté de 1909 nous apprend que l'école de Taguemount-Azouz était l'une des plus fréquentées de Kabylie (écoles laïques et libres confondues) en raison de l'ancienneté de la présence des pères et de la densité de population.
En règle générale, la stratégie par le haut fut la plus fréquemment pratiquée par les Pères blancs. Elle se heurta parfois à une résistance très grande. Ainsi l'école construite dans le village d'Iberkanen de la tribu des Arrifs en 1873 ferma en 1879. Ce fut l'échec le plus spectaculaire et le plus amer des missionnaires qui, jamais, n'arrivèrent à convaincre la population locale de l'utilité de leur présence et de leur enseignement.
Si l'école missionnaire privilégiait dans un premier temps, par pragmatisme politique et social, la fréquentation des fils de notables et d'autorités locales, la création de petits internats jouxtant l'école participait d'un autre projet. Dès leur installation, les missionnaires libérèrent dans leurs locaux, implantés au cœur des villages et de la vie kabyle, un espace destiné à héberger quatre à cinq enfants 19. Les internes étaient admis à partir de critères et de modalités de recrutement très stricts : les plus jeunes possible et orphelins de père et de mère. " Depuis un mois, cinq à six enfants se sont présentés pour entrer comme internes dans notre école mais on n'a pas pu les accepter car : ou ils n'étaient point complètement orphelins ou bien ils étaient déjà d'un âge avancé 20. " " Entrée à la maison comme orphelins de deux enfants Rabah et Mohand El Hadj Mohand de Khalfoun. Ces deux orphelins ont un frère plus âgé qu'eux ; il est lui même malade et d'une extrême pauvreté. Il allait mettre ses deux jeunes frères à la porte de sa maison lorsque l'on est venu nous les offrir. Ces deux enfants étant orphelins de père et de mère, nous les avons acceptés 21. "
La misère de ces orphelins alimente, dans la population locale, la confusion entre maladie et pauvreté. Il est intéressant de constater que, dans les représentations, l'état d'orphelin se conjugue avec celui de handicapé et d'invalide. Les missionnaires furent, par ailleurs, submergés par les demandes d'assistance ou, dans des cas extrêmes, par des abandons d'enfants.
La création d'internats destinés uniquement aux enfants orphelins répondait de façon concrète aux actions d'évangélisation. Cet espace, qui échappait aux pressions villageoises et familiales et où étaient éduqués des enfants qu'on ne viendrait jamais réclamer, rendait les conversions précoces possibles. Même si Lavigerie ne souhaitait pas de conversions prématurées, le père Soboul, supérieur de la mission de Taguemount-Azouz de 1874 à 1876, le confirmait : " le même enfant, pensionnaire vivant en continuel contact avec le missionnaire, recevant ses conseils, le voyant prier, sentira son âme s'éveiller à des sentiments inconnus jusque là. Sentiments de respect, d'affection et de reconnaissance […] L'expérience est là pour affirmer ce que je pense : tous nos chrétiens actuels ont été pensionnaires. "
L'accueil et l'éducation des orphelins recueillis dans les internats étaient soumis à des exigences précises. Ainsi, en 1892, il était recommandé de tenir avec une grande attention des fiches de renseignements : " Relativement à ces enfants, il me paraît indispensable qu'on tienne très sérieusement un cahier de renseignements sur leur compte, leurs défauts, leurs qualités et tous les incidents de leur séjour dans le poste ; en un mot, tout ce qui est de nature à les faire connaître, afin que si à un moment donné, on a besoin de renseignements précis, on puisse les avoir même en l'absence des pères qui les ont élevés 22. "
Paradoxalement, l'ouverture des internats-orphelinats allait être à l'origine de grandes tracasseries pour les missionnaires. Considérés par les autorités françaises locales et par les villageois comme des foyers secrets de conversions forcées, ils firent assez rapidement l'objet de transformations. Pour mettre fin à la polémique et aux rumeurs, les religieux ouvrirent à Taguemount-Azouz un internat qui accueillait des enfants de colons et d'indigènes pourvus de leur certificat d'études, afin de les préparer au brevet de capacité. C'était un pensionnat franco-kabyle qui comptait 26 élèves dont 6 kabyles chrétiens. La présence d'Européens dans le système d'enseignement missionnaire contribua à le valoriser et, surtout, à démontrer que les missionnaires étaient d'aussi bons enseignants que les instituteurs laïcs et aussi compétents avec un public scolaire européen. " L'introduction des Européens dans notre école nous a, en outre, fait beaucoup de bien auprès des indigènes. Jadis, ils disaient que nous ne savions pas enseigner. Quelques-uns regardaient notre prochain départ de Kabylie au moment de l'installation des instituteurs laïcs dans plusieurs tribus. "
L'offensive de l'école républicaine
La réforme nationale de l'enseignement par Jules Ferry à partir de 1880 changea la donne de l'école missionnaire. Celle-ci se retrouva directement confrontée à la concurrence des écoles de la République, une concurrence qui accentua les difficultés déjà rencontrées avec les Kabyles. Avant 1871, la politique scolaire était absente des projets de la colonisation en Algérie. Onze établissements seulement étaient présents sur tout le territoire algérien. Il s'agissait d'écoles directement issues des établissements français-arabes mis en place par le général Randon à partir de 1850 23. Il n'était pas question, pour ceux qui tenaient les rênes du système colonial en Algérie, d'envisager une politique scolaire où Indigènes et Européens partageraient le même enseignement et les mêmes espaces. Il fallut donc attendre la décennie 1880 pour voir s'élaborer un véritable programme en matière de construction d'écoles, avec la promulgation du décret du 13 février 1883 24 qui imposait en Algérie une école laïque et gratuite. Les grands débats politiques de la période, annonciateurs de la loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État, alimentèrent en outre les conflits entre les lois scolaires de Jules Ferry et les écoles congréganistes. Les pratiques de concurrence entre l'école missionnaire et l'école laïque vis-à-vis de la population kabyle ne manquèrent pas de se manifester à l'échelle locale du Djurdjura.
Le phénomène migratoire, qui, dès les années 1870, est l'une des données économiques et sociologiques fondamentales de la Kabylie, explique en grande partie l'engouement des Kabyles pour l'école. Un certain nombre d'émigrants scolarisés obtenaient en France des conditions de travail plus favorables et des emplois plus qualifiés. Bénéficiant d'une politique scolaire plus importante et surtout plus précoce que les autres régions d'Algérie, la Kabylie vit dans l'émigration et dans la scolarisation des moyens d'autonomisation et de promotion.
La politique scolaire en Kabylie, pensée et organisée à partir de la France métropolitaine par une équipe de républicains laïcistes convaincus (Jules Ferry et surtout Ismaël Urbain et Alfred Rambaud), était également sous-tendue par le mythe kabyle et l'idéal assimilationniste déjà évoqués. Pour neutraliser la grande résistance, voire l'hostilité, de l'administration coloniale et des colons, la prise en charge financière se fit, dans un premier temps, à partir de la métropole sans dépendre des institutions algériennes. La scolarisation d'une région montagneuse et rurale se fit d'ailleurs à très grands frais, ce que la presse européenne d'Algérie ne manqua pas de dénoncer et de critiquer 25.
La concurrence entre écoles républicaines et écoles libres était très forte, parfois féroce, et les archives des Pères blancs révèlent régulièrement les tracas et accusations dont leur enseignement faisait l'objet de la part des autorités locales, en particulier de Camille Sabatier, l'administrateur de Fort-National, qui ne cacha jamais ni son hostilité à leur encontre ni ses convictions anticléricales 26. On les voit s'opposer régulièrement à ses campagnes de dénigrement et réclamer avec vigueur l'exercice du droit légal relatif aux écoles libres. Entre les rumeurs permanentes d'échec des écoles missionnaires au certificat d'études et les plaintes des détenteurs du diplôme d'être ostracisés et de n'obtenir de postes ni dans l'enseignement ni dans l'administration, les Pères blancs étaient soumis à la concurrence féroce des écoles laïques. Ils jouaient d'ailleurs sur l'anticléricalisme des écoles républicaines pour attirer les familles kabyles vers eux.
Il est vrai que le dispositif pédagogique, financier et matériel mobilisé par l'école de la République était nettement supérieur à celui de l'école missionnaire. Les résultats se firent très vite sentir. En 1882, huit écoles républicaines furent créées en Kabylie ; en 1883, la première promotion de l'école laïque obtint son certificat d'études, et à la fin des années 1880, les élèves se comptaient par centaines 27. Outre ces moyens, l'offensive de l'école républicaine se caractérisait par une double attaque anticléricale, dirigée non seulement contre les écoles catholiques, mais aussi, et surtout, contre le système d'enseignement traditionnel kabyle et musulman géré par les clercs marabouts. Celui-ci, déjà mis à mal à la suite de l'appropriation des biens habous 28 par l'État colonial et privé de l'essentiel de ses ressources, ne devait jamais retrouver son dynamisme, d'autant que les écoles républicaines rencontrèrent un succès grandissant et que les fils des clercs eux-mêmes finirent par les investir. Si les écoles connurent des suppressions et des réouvertures au gré des rapports conflictuels avec le gouvernement général de l'Algérie et des politiques scolaires, notamment après la séparation de l'Église et de l'État, les internats des Pères blancs bénéficièrent en revanche d'une plus grande stabilité et continuité dans le temps. Celui de Taguemount-Azouz était destiné, à l'origine, à former une élite chrétienne et à permettre aux missionnaires d'exercer une influence plus grande sur les enfants des familles les plus marquantes de la région. Par leur niveau d'éducation et de réussite, les élèves formés à l'école des Pères blancs allaient devenir des modèles à imiter par les autres.
La rigueur et les exigences de l'enseignement missionnaire contribuèrent très vite à son succès, d'autant plus qu'il débouchait souvent sur des situations professionnelles valorisantes et enviées. L'exemple de l'école des Pères blancs d'Aït-Larbaa (172 élèves dont 13 kabyles chrétiens et 5 français) est éclairant en matière de débouchés 29 : enseignement (pour 25 anciens élèves, dont 21 instituteurs) ; commerce (32 dont 1/3 de bijoutiers 30) ; comptables, agents des transports (1) ; employés municipaux (13) ; police, gendarmerie, douane, armée (17) ; PTT, contributions, finances (22) ; emplois chez les Pères blancs, moniteurs ou agents de service (6) ; études supérieures, étudiants en lettres ou en médecine (9) ; professions non mentionnées (47).
L'accès à l'école ou le " bond de mille ans " comme l'a écrit Augustin Ibazizen 31 fut déterminant dans l'émergence précoce d'une élite locale ouverte sur la modernité. L'école missionnaire peut être considérée comme l'initiatrice d'un mouvement puissant, relayée par les écoles laïques de la République. Elle contribua largement à sortir la société kabyle de l'illettrisme et à l'ouvrir à d'autres horizons, bref à faire de la Kabylie une montagne savante. Son rayonnement fut disproportionné par rapport à ce qu'elle représentait réellement sur le plan matériel et en termes d'effectifs scolaires objectifs. Il faut préciser qu'en 1905-1906, l'enseignement des indigènes du département d'Alger était assuré dans 18 écoles religieuses (gérées surtout par les Pères blancs) pour 118 écoles laïques. Ces 18 écoles accueillaient 5% des 12 623 élèves scolarisés cette année-là 32.
L'enseignement missionnaire fournit des promotions de fonctionnaires et de cadres moyens et supérieurs qui accédèrent à un rang social plus élevé que celui de leur milieu d'origine. Il fut perçu dès le début du XXe siècle comme un moyen d'élévation sociale. Si l'action scolaire avait connu, à ses débuts, une hostilité affirmée dans un contexte plus généralisé d'opposition à la domination coloniale, elle était donc assez rapidement devenue attractive. Dans la première moitié du XXe siècle, elle produisit une élite francophone acculturée (par rapport aux autres régions d'Algérie), mais non assimilée. Contrairement aux objectifs initiaux qui étaient d'évangéliser, de convertir et de franciser, l'espace scolaire missionnaire (comme celui de la République) devint en effet l'espace de l'affirmation de la conscience de soi et des idées progressistes acquises au mouvement anticolonial, indépendantiste puis national.
Karima Dirèche est chargée de recherches au CNRS-TELEMME (Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, Aix-en-Provence). Elle a publié :
1 L'évêché d'Alger fut érigé par la bulle du 9 août 1838. À l'arrivée de Mgr Dupuch, premier évêque d'Alger, le diocèse était constitué de 3 millions de musulmans, de 25 000 colons et de 60 000 soldats. |