Professeur à l'Université de Caroline du Sud, William ZARTMAN est l'auteur de plusieurs études sur l'Afrique du Nord (The Sahara bridge or barrier Problems ot new power Government and politics in Africa North of the Sahara). Il a paru intéressant à la Revue française de science politique, de faire connaître à ses lecteurs, cet article d'un des universitaires américains qui connaissent le mieux les problèmes du Maghreb. Les accords d'Evian, signés le 19 mars 1962 (le 18 mars ndlr) entre les représentants de la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne, ont mis fin à une guerre de sept ans et demi et établi des obligations mutuelles qui devaient régir les rapports entre les deux pays après l'indépendance (*). Ces obligations et ces rapports se situaient à deux niveaux 1. La coopération entre les deux communautés (musulmane et non musulmane) qui coexistaient en Algérie, imposait des obligations principalement à l'Algérie. La coopération entre les deux Etats mettait les engagements les plus importants à la charge de la France. A l'époque de la signature des accords, sur les onze millions d'habitants de l'Algérie, il y avait encore près d'un million de non musulmans. Mais à la fin de l'année le total des Européens était tombé à environ 150 000 ; deux ans plus tard il descendait au dessous de 100 000. L'équilibre par conséquent était détruit : la coopération entre communautés n'était plus possible à l'échelle envisagée ; seule subsistait la possibilité d'une coopération entre Etats.
Le paradoxe apparent que constitue le maintien des relations franco-algériennes malgré le déséquilibre
qui les caractérise au cours de la période de trente mois postérieure à Evian, fournit un exemple utile pour l'analyse à la fois : 1e des relations diplomatiques entre une nation développée et une nation en voie de développement ; et 2e des décisions en matière de politique étrangère dans un pays sous-développé. Cet article examinera les éléments constitutifs des obligations de la France et de l'Algérie pendant la première année, puis leur interaction au cours de la période suivante. La seconde partie sera consacrée à une discussion plus théorique des atouts et des faiblesses des deux parties dans la perspective de négociations et la tactique qu'elles adoptent en conséquence, dans une tentative pour appliquer certaines des leçons de la stratégie des conflits à une situation concrète.
Suivant les termes des accords Evian la France promettait à l'Algérie le droit à l'indépendance et consentait à lui accorder
son assistance technique et culturelle et son aide financière à retirer ses forces militaires et à assumer tout ou partie de la charge
indemnisation des colons pour les terres et non pour les propriétés commerciales confisquées par l'Algérie dans le cadre une
réforme agraire 2. D'autres déclarations établissaient les grandes lignes de la coopération bilatérale et les conditions de la passassion des pouvoirs.
La séparation des Trésors français et algériens n'intervint pas avant le 12 novembre 1962 et les négociations au niveau ministériel ne commencèrent finalement qu'à la mi-janvier 1963 entre les ministres des Finances Valéry Giscard Estaing et M Ahmed Francis. Le point de départ des négociations financières était l'obligation pour la France de maintenir pendant trois ans l'aide au niveau antérieur à l'indépendance 3. Une ordonnance de 1959 avait établi cette aide à 1 milliard de nouveaux francs par an mais dans les dernières années avant l'indépendance, l'Algérie avait également reçu 500 à 800 millions de francs supplémentaires de sources non comprises dans le budget 0.C.R.S. (Caisse des Dépôts financement direct). L'intérêt de Algérie tel que l'exprimait le ministre des Affaires étrangères M Mohammed Khemisti puis M.A Francis, résidait dans une interprétation libérale du "niveau antérieur à l'indépendance" et dans des assurances d'une aide à long terme au-delà de la limite des trois ans, afin de pouvoir entreprendre une planification rationnelle Mais l'instabilité de la politique algérienne offrait peu de chances à ce dernier espoir et le vote par Assemblée nationale française de tout juste un milliard de francs pour les crédits de développement en 1963 allait à l'encontre de la première requête
Le 21 janvier 1963, une déclaration commune confirmait le chiffre de 1 milliard 50 millions pour l'aide directe en 1963. Une
autre aide correspondant à l'ancienne assistance non budgétaire serait également mise la disposition de l'Algérie ; ainsi la
construction d'habitations bon marché H.L.M. prévue par le plan de Constantine serait continuée (180 millions de francs) un Fonds
de consolidation du crédit serait créé afin de garantir les crédits bancaires privés (100 millions), une contribution serait faite au
Fonds de solidarité agricole (5 millions) et un second prêt de trésorerie serait disponible pour l'année 1963 (250 millions) 4. Cette
aide supplémentaire de 535 millions de francs en prêts qui allait bien au-delà du don de 1 milliard 50 millions soutenait
favorablement la comparaison avec l'appui financier antérieur à l'indépendance et reflétait l'esprit aussi bien que la lettre des obligations
d'Evian
Suivit bientôt une période de difficultés. En mars des mesures furent prises en Algérie qui ébranlèrent la confiance de la France
dans les capacités gouvernementales du Bureau politique et dans ses intentions - qu'il avait lui-même mises en doute de manière
répétée dans ses déclarations publiques - de respecter les obligations d'Evian. Ces problèmes sont discutés plus loin de manière
plus détaillée ; toutefois ils eurent pour conséquence immédiate d'enterrer plusieurs tentatives pour étendre la coopération
bilatérale et notamment un projet prévoyant l'instruction d'un petit nombre d'officiers de l'armée algérienne en France. Une
conséquence plus générale fut de remettre en question l'ensemble du programme de coopération. De fait, si l'Algérie se mettait
à parler de réviser les accords d'Evian et à continuer de les modifier unilatéralement par ses actions, la France était-elle encore liée par
ses obligations ?
La réaction de Paris fut calme comparée à l'indignation publique. Plutôt que de remettre en question les accords d'Evian le
Comité des affaires algériennes décida le 5 avril de les appliquer avec encore plus de rigueur tout en évitant de paraître songer
à des représailles et de donner prise à des accusations de néo-colonialisme. Puisque Ben Bella avait mis en question les clauses
militaires des accords, Paris conformément aux décisions d'une réunion antérieure du Comité le 8 février, annonçait une légère
accélération de l'évacuation des forces militaires sous prétexte que l'exode avait rendu inutile la présence un grand nombre de
troupes françaises.
Presque un mois après la réunion du comité, le ministre des Affaires algérienne M Jean de Broglie rendait visite à M Ben
Bella afin de remettre la coopération sur les rails par une manœuvre délicate consistant à alléger le convoi et à en modifier la route.
M de Broglie donna à M Ben Bella l'assurance que ni la France ni le principe de la coopération ne s'opposaient au socialisme algérien,
déclaration qui était importante pour l'Algérie Toutefois, il rappelait que la France était obligée de rembourser aux colons la
valeur des terres confisquées et il retournait cette obligation contre l'Algérie en soustrayant le paiement des indemnités du montant de
l'aide promise. La somme qui restait était divisée en deux parties égales ; sur la première 100 millions de francs étaient débloqués
chaque trimestre en tant qu'aide "libre" versée directement à l'anémique Trésor algérien tandis que les 400 millions restants étaient mis à la disposition de celui-ci sous la forme d'aide "liée" 5.
Dans cette situation les seules négociations possibles portaient sur la somme à laquelle les Algériens renonçaient et que M Ben
Bella réduisit de 250 millions de francs à 200 millions. M Ben Bella était prêt à renoncer à 200 millions pour en garder 800 millions et M de Broglie fit comprendre clairement que la révision d'une seule des clauses Evian entraînerait nécessairement la
révision de l'ensemble des accords. En outre la date d'évacuation des bases militaires françaises qui n'étaient pas nommément
désignées était avancée de juin 1965 à la fin de 1964. L'Algérie avait pris elle aussi, certains engagements Evian. Elle souscrivait sans réserves à la "Déclaration des droits de
l'homme" ; elle fonderait ses institutions sur les principes démocratiques et l'égalité politique entre les citoyens renforcerait les
garanties existantes accordées aux citoyens français et respecterait les droits de propriété dans les limites du droit d'expropriation et
d'une "indemnité équitable préalablement fixée" 6. Une association de sauvegarde et une Cour des garanties seraient créées. A la
République française l'Algérie ne laissait qu'un petit nombre d'installations militaires ; un bail de quinze ans sur le complexe de
Mers-el-Kebir, l'usage pour cinq ans de trois installations atomiques 7 et de cinq aérodromes 8. Enfin l'Algérie souscrivait
certaines obligations en ce qui concerne les fonctionnaires français, les conseillers techniques et les compagnies pétrolières du
Sahara
A première vue, le jugement porté sur ces obligations doit concilier les exigences de la justice et celles de la réalité. Aucune
de ces obligations n'était exorbitante ; cependant certaines allaient manifestement au-delà du pouvoir de l'Etat et d'autres se
trouvaient en contradiction avec les buts politiques de l'Algérie proclamés antérieurement. En ce cas la solution juridique est claire ;
le traité devait avoir la priorité, même dans une situation révolutionnaire. D'autres obligations couvraient les actes des personnes :
toutefois pendant les cinq mois qui suivirent Evian, il n'y eut pas de gouvernement algérien effectif pour faire appliquer le
traité. On peut aisément écarter un certain nombre de ses violations telles que la dispersion immédiate de A.L.N. au lieu de
son regroupement : c'était époque de Organisation Armée Secrète (O.A.S.) et la France avait elle aussi ses citoyens incontrôlables
qui refusaient de se considérer comme liés par les accords d'Evian. En fait, s'il y a un signe encourageant pendant toute la
période de l'indépendance, c'est le retour rapide des relations normales et même à certaines occasions amicales entre l'armée
française et les unités de A.L.N.-A.N.P. 9
Quatre incidents marquent la période incertaine qui précéda la visite symbolique de M Khemisti en novembre pour ouvrir les
négociations. Le premier fut la prise par les militaires de la station de radio Alger au mois octobre qui eut pour résultat l'arrêt
de la coopération en ce domaine pendant une année entière. Un autre fut le nombre croissant de Français qui disparurent sans
qu'on ait jamais pu les retrouver ; ce chiffre devait dépasser 3000 au milieu de année 1963. Un troisième problème concernait les
harkis tenus au secret en Algérie en violation directe et parfaitement évitable des obligations contractées à Evian. Le quatrième
incident - saisie des biens ruraux - avait plus d'importance. La vague de saisies sommaires était le fait d'une jacquerie paysanne, acte révolutionnaire par excellence, qui caractérise
l'ère de l'Algérie indépendante dans son ensemble 15. Toutefois, il n'est pas certain qu'elle se serait produite sans le fait même
qui fut à l'origine du bouleversement social qu'a connu l'Algérie : l'exode des Européens. Celui-ci entraîna une décapitation de la
société, condition préalable de toutes les mesures révolutionnaires qui ensuivirent ainsi que la destruction de l'équilibre des
relations franco-algériennes. La première mesure concernant les saisies sommaires avait pour but d'en limiter et non d'en légaliser
les conséquences illégales. Par la suite ce fut la jacquerie qui créa le droit et le Bureau politique ne fît qu'entériner un état de fait.
On a interprété ce qui s'est passé comme relevant du titre des accords Evian sur la "réforme agraire" ; mais en fait, il n'y
eut pas de réforme organisée. Le principe de la réforme agraire avait été proclamé par le Conseil national de la révolution
algérienne (C.N.R.A à Tripoli en juin 1962 16 ; elle fut mise en pratique par les paysans eux-mêmes, sous une direction politique
rudimentaire à l'échelon inférieur ; elle fut légalisée par le gouvernement et entra de ce fait dans le domaine des affaires étrangères.
Dans toute l'opération il n'y eut guère de décision prise ou de politique prévue par l'élite dirigeante
Ce ne fut pas avant mars 1963 que le gouvernement passa à l'action organisée sous l'effet d'un ensemble de facteurs qui
s'influençaient réciproquement. Du côté algérien, l'idée de coopération se heurtait à un désenchantement croissant, renforcé par
une série d'incidents mineurs, mais qui créaient justement l'atmosphère permettant ces incidents. L'un de ceux-ci fut l'adoption du
Code de la nationalité, qui sans violer formellement la lettre des obligations Evian, était en contradiction avec son esprit.17 Le troisième incident concernait les premiers essais atomiques français depuis l'indépendance qui eurent lieu le 19 mars. Le lendemain et à nouveau le 16 avril après consultation du gouvernement, M Ben Bella réclama la révision des clauses militaires des accords d'Evian. Sa déclaration fut immédiatement approuvée par l'Assemblée, mais avec une certaine sobriété de manière à ne
pas provoquer une réaction populaire contre les Français qui se trouvaient en Algérie. En même temps, sans attendre un vote de
Assemblée, le bureau du Premier ministre publiait un décret qui définissait la notion de "biens vacants" et limitait les possibilités
de recours légal contre ses abus 18. Etaient déclarés vacants à titre définitif, sans possibilité action judiciaire, tous les biens
antérieurement saisis, vacants ou non selon les définitions juridiques antérieures : le statut de la propriété n'était toujours pas
précisé puisque le décret ne transférait que "l'administration" aux comités de gestion. Toute ferme qui cessait ses activités normales
après la publication du décret, était également déclarée vacante, mais avec la possibilité de faire appel. Peu de temps après,
M Ben Bella plaça également un certain nombre de fermes sous la direction d'un "comité de gestion provisoire... en tant que
mesure conservatoire et dans l'intérêt supérieur de l'ordre public" en se fondant sur des lois et des décrets français remontant à
1938 19.
La seconde visite de M Jean de Broglie à Alger au début du mois de mai amena une promesse de nouvelles négociations financières, mais ne fit rien pour modifier le cours des saisies sommaires ; si tant est qu'elle eût un résultat, ce fut de permettre grâce à la déclaration que socialisme et coopération n'étaient pas incompatibles, de couronner l'édifice de lois qui légalisait
les saisies sommaires. Après les décrets de mars, de nouveaux cas de saisies de fermes et établissements commerciaux furent portés devant la justice, principalement à Alger. Cinq affaires plaidées devant la Cour civile d'Alger reçurent un accueil favorable Le 14 mai, un nouveau décret supprimait ce dernier recours en justice 20. Etait autorisée la saisie sommaire de tous les biens ruraux ou urbains dont la propriété était susceptible de troubler l'ordre public ou la paix sociale et le seul recours possible devait s'exercer devant une hiérarchie de commissions décidant souverainement, devant lesquelles aucun argument juridique était admis. Sur ces entrefaites, le principal magistrat d'Alger qui était Français, fut remplacé par un Algérien ce qui fit désormais disparaître le problème posé par l'existence d'un pouvoir judiciaire indépendant 21. En date du 20 mai 1963, 130000 hectares supplémentaires de terres de culture appartenant à 295 propriétaires avaient été saisis et 877 000 hectares - moins de la moitié du total antérieur à l'indépendance- restaient entre les mains de leurs 9288 propriétaires. Jusqu'en mars, époque où les petits tout comme les grands propriétaires abandonnèrent leurs terres et où les grandes propriétés furent saisies, la superficie moyenne des biens "vacants" était de 117 hectares ; entre mars et mai, les grandes propriétés, d'une superficie moyenne de 442 hectares, furent "liquidées" ; les fermes restantes avaient en moyenne seulement 94 hectares et à l'époque, des assurances répétées de M Ben Bella indiquaient que les petits fermiers européens ou musulmans n'avaient rien craindre, au moins ce moment-là.
Si l'on examine le bilan des obligations et de la coopération du côté algérien, on voit nettement que
la politique intérieure prime la politique étrangère. Dans son fameux discours du 4 avril, M Ben Bella a clairement posé le problème de la politique et des obligations de l'Algérie quand il déclaré : "Lorsqu'on s' arme de textes contre nous, nous nous armons de la morale socialiste de notre pays. Eh ! bien si nous violons les accords Evian par cette décision, tant pis pour les accords Evian !"
Pour l'Algérie, la coopération entre communautés était une affaire intérieure du ressort de sa propre
souveraineté. Il n'y avait qu'en France qu'on pouvait plus aisément séparer politique intérieure et politique étrangère ; en Algérie au contraire les relations extérieures ne constituaient qu'une annexe des affaires intérieures. Les dernières négociations financières commencèrent à Paris le 27 mai 1963. Algérie-Presse-Service fit preuve
d'une méconnaissance certaine de la situation lorsqu'elle écrivit ce propos :
"Toute idée de marchandage est très nettement exclue 22. En fait la France était prête à négocier ses obligations en matière
d'aide contre le respect par l'Algérie de ses propres obligations dans autres domaines. Trois jours d'entretiens préliminaires
s'achevèrent sur une déception pour la délégation algérienne. Lorsque le Comité des affaires algériennes du 30 mai maintint sa
position sur la distribution de l'aide telle qu'elle avait été prévue dans le communiqué du 3 mai entre M Ben Bella et M de Broglie.
Après une suspension de près de deux semaines, une délégation algérienne plus importante conduite par le ministre des Finances
M Francis, le ministre de la Jeunesse et du Tourisme M Abdelaziz Bouteflika et le ministre du Travail M Bechir Boumaza
revint à Paris. Le problème essentiel était posé par l'état du Trésor algérien : pour le premier semestre de l'année, les impôts étaient
de 30 % inférieurs aux prévisions, avec un déficit mensuel de 100 à 150 millions de francs. La France était sensible à ce problème,
particulièrement en l'absence de toute possibilité de remédier à court terme à une situation financière qui ne pouvait que
s'aggraver, mais préférait la solution des prêts de trésorerie remboursables en théorie, plutôt que d'accroître l'aide de développement
directe qui ne pourrait fournir les fonds nécessaires aux dépenses de fonctionnement.
Mais bientôt, l'équilibre des intérêts entrait à nouveau en jeu. Un décret de routine, promulgué le 13 juillet par
M Ben Bella, prévoyait qu'il serait exigé de tous les étrangers quittant l'Algérie, la preuve qu'ils avaient payé leurs impôts. La mesure de nature essentiellement fiscale, eut des répercussions politiques immédiates.
Elle était manifestement contraire aux accords d'Evian, comme la France le fit remarquer, elle portait atteinte la libre circulation entre l'Algérie et la France et était discriminatoire en matière impôts 23. Le registre des impôts pour 1962 et les années antérieures avait été détruit par l'O.A.S. et certains Français manifestaient leur amertume de devoir des arriérés d'impôts après
avoir déjà "fait don" de leurs biens qui avaient été saisis. La France menaça de considérer les impôts perçus pour la période
antérieure à l'indépendance, comme devant lui revenir à elle et non à l'Algérie et la conclusion des négociations financières fut
nouveau retardée d'une semaine. En fin de compte le décret fut révoqué en fait sans l'être dans les textes. Il fut décidé que l'Algérie
accepterait une déclaration sur l'honneur délivrée par l'ambassade de France ou les services français compétents, selon laquelle
l'intéressé avait payé ses impôts.
D'autres problèmes furent réglés au cours de ces négociations.
L'Algérie consentait à réaffirmer les dispositions des accords d'Evian prévoyant une cour internationale d'arbitrage pour les
conflits pétroliers 24. Bien qu'elle eût souhaité qu'un organisme national décidât des questions relevant de sa souveraineté
territoriale, l'Algérie reconnaissait ses dettes envers la France en ce qui concerne les prêts d'assistance financière ; c'était là un
problème plus diplomatique qu'économique, puisqu'il est douteux que l'Algérie veuille ou même puisse rembourser tout l'argent qu'elle
doit 25. Les colons recevaient l'assurance qu'ils seraient autorisés à moissonner et vendre leur récolte de 1963 et les citadins qu'ils
pourraient s'en aller l'été en vacances, sans risquer de perdre leurs appartements déclarés "vacants".
De autre côté, avec un mépris non cartésien pour la symétrie, la France rejetait la tentative de M Ben Bella pour jouer l'atout diplomatique précieux dont il disposait en offrant de relâcher 1200 harkis en échange des huit Français emprisonnés pour aide au F.L.N avant l'indépendance. La France écarta cette offre qualifiée par elle de "marchandage" alors que M Ben Bella y voyait lui-même un "chantage". Formulée au cours des négociations au lieu de l'être dans un discours public, elle aurait pu
réussir. Seule carte disponible dont Algérie pût faire usage, elle fut jouée de manière brutale et agressive La France elle
aussi avait une carte, mais elle la joua en douceur et surtout sans blesser la susceptibilité des Algériens ; elle remporta toutes
les levées : c'était l'aide financière. L'accord final du 26 juin 1963 reprenait le chiffre de 800 millions de francs pour l'aide de développement. Les 50 millions déjà payés seraient considérés par l'Algérie comme aide "libre", mais la France paierait non seule
ment les 150 millions qu'elle devait pour le reste du premier trimestre et la totalité du second, mais elle débloquerait également
à l'avance les 100 millions du troisième trimestre. En ce qui concerne l'aide "liée", 150 millions sur 400 seraient débloqués
immédiatement (juin), 50 millions sur le prêt de trésorerie de 250 millions négocié en janvier seraient aussi mis la disposition
de l'Algérie.
150 millions de francs seraient également consacrés au paiement direct du "personnel de la coopération". L'assistance du gouvernement français était passée d'environ 80 000 fonctionnaires
au moment de l'indépendance, à 20 700 fonctionnaires (y compris 15 200 professeurs) en juillet 1963, mais ceux-ci se trouvaient
souvent à des postes-clés dans le domaine technique et administratif 26. Pendant la période intérimaire de trois ans, cet aspect
de la coopération s'est révélé aussi indispensable que l'aide financière française au fonctionnement effectif minimum du
gouvernement. En attendant que se soit écoulé le temps nécessaire pour qu'on puisse négocier un "programme normal d'assistance technique", la France a accordé son aide de trois manières : fonctionnement direct, envoi de conseillers et formation de remplaçants,
formation directe. Les deux parties souhaitaient voir la coopération technique mettre surtout l'accent sur ce troisième type d'aide aux
dépens du premier.
Les difficultés d'ordre général étaient abord financières ; pendant la première année de l'indépendance le paiement des professeurs se faisait très irrégulièrement : les autres fonctionnaires étaient cependant plus favorisés. Pour ceux d'entre eux que des motifs économiques avaient attirés en Algérie, la hausse du coût de la vie présentait également un problème malgré certaines
exemptions impôts accordées par le gouvernement algérien en 1964. Lorsque les retards dans le paiement des traitements
s'atténuèrent, d'autres difficultés de nature moins tangible - essentiellement des problèmes psychologiques d'adaptation à l'Algérie
nouvelle - prirent une importance croissante. Ainsi pour le début de l'année scolaire 1964-1965, le nombre de professeurs sur lequel
on peut compter est tombé à la moitié du chiffre de 1963, alors que les besoins de l'Algérie restent aussi grands que jamais. Ces
difficultés ont affaibli le poste "assistance technique" dans le décompte des atouts français au cours des négociations avec l'Algérie et
par là même ont diminué dans l'esprit public, l'importance d'un programme d'aide qu'on imaginait volontiers aussi vaste que
l'ensemble des programmes français d'assistance technique et culturelle dans le reste du monde.
Un autre élément des relations franco-algériennes représentait un renversement de la situation envisagée à Evian. Au lieu que ce soit l'Algérie qui retienne un million d'otages français, c'était la France qui gardait un demi-million de réfugiés économiques algériens (ceux-ci venant encore ajouter au débit de l'Algérie dans le bilan des négociations). Mais l'Algérie voyait dans
l'émigration surtout un débouché pour les chômeurs non qualifiés, alors que la France ne désirait que des ouvriers qualifiés ou semi qualifiés. Le nouvel exode constituait une mauvaise publicité pour le socialisme algérien et bien qu'il donnât aux ouvriers algériens
du travail et une formation jusqu'à ce que l'économie algérienne pût les réabsorber, il se trouva qu'un certain nombre d'ouvriers
qualifiés - on a cité le chiffre de 10 % - 27, projetèrent de rester en France et réclamèrent la citoyenneté française. Les seuls articles
des accords d'Evian qui se référaient à la migration des travailleurs, garantissaient la liberté de circulation et l'égalité des droits 28.
Une discussion préliminaire du problème eut lieu au niveau ministériel en décembre 1962, mais on laissa la question en suspens jusqu'à ce qu'un afflux net de 70 000 travailleurs en deux ans,
rendît urgentes les négociations. Cet accroissement soudain entraîna de nouveaux problèmes de santé et de logement. Lorsque
la France essaya d'imposer des contrôles médicaux, on cria aussitôt à la "discrimination". Un décret algérien du 5 juin 1963
restreignit l'émigration en exigeant un certificat de chômage de l'Office national algérien du travail, mais les négociations de juin
1963 n'aboutirent à un accord que sur un petit nombre de détails techniques, y compris un examen médical en Algérie. Ce ne fut
pas avant janvier de l'année suivante que le ministre des Affaires sociales, M Mohammed Segh Nekkache, sonda les dirigeants
français à propos de nouvelles conversations. En mars l'ambassadeur Algérie protesta officiellement contre les articles "alarmistes"
de la presse française au sujet du nouvel exode et de la poussée de crimes qui l'accompagnait Les Algériens étaient prêts à
négocier. Le 10 avril un protocole était signé - qui devait entrer partiellement en vigueur deux semaines plus tard et pour
l'autre partie à dater du 1er juillet - créant une inspection médicale franco-algérienne en Algérie, prévoyant une notification
trimestrielle par la France de ses besoins en main-doeuvre immigrée, réglementant le voyage des autres catégories d'Algériens en
France et accordant aux Algériens une plus grande facilité d'accès aux centres français de formation professionnelle. Les deux parties
prirent soin de souligner qu'il n'était pas porté atteinte à la liberté de circulation bien que l'immigration de la main-d'oeuvre soit
tombée de 40 % pendant le premier mois qui suivit l'accord. Les campagnes de septembre pour l'adoption de la Constitution et la Présidence en Algérie s'accompagnèrent d'une vague de promesses quant à des "décisions spectaculaires en matière de socialisation" et d'"abolition de tous les privilèges sociaux en Algérie". En particulier M Ben Bella déclara qu'il "prendrait l'été prochain (1964) les terres de tous les colons et bourgeois"
et M Bouteflika compara le socialisme algérien au "déferlement du torrent dans la vallée". Les 17 et 18 septembre l'Algérie
nationalisa les trois derniers Journaux indépendants, dont le tirage avait jusque-là toujours dépassé celui des organes du parti. Puis le
1er octobre dans un meeting populaire destiné soutenir le gouvernement contre les dissidents kabyles, Ben Bella déclara :
"A partir de cette seconde, plus un hectare dans cette terre d'Algérie n'appartiendra à un colon". La réaction de l'opinion française
fut vigoureuse et bien que le gouvernement ait à nouveau agi avec une lenteur délibérée, tous les éléments qui conditionnent
les relations franco-algériennes entrèrent une nouvelle fois en jeu. Malgré cette formule, les relations franco-algériennes entrèrent dans une nouvelle période de malaise vers
la fin de l'année, en partie à cause de la poursuite des saisies sommaires qui orientaient maintenant, de plus en plus,
vers la nationalisation des biens immobiliers dans les villes et des établissements industriels. Des commissions mixtes
nommées pour régler le détail des problèmes ne parvinrent pas à des accords satisfaisants. A la fin de février 1964 M de Broglie
fit son troisième voyage à Alger pour relancer la coopération, mais ne revint qu'avec des concessions sur quelques
points de détails. L'Algérie devait payer 10 millions de francs d'indemnités pour les petites fermes nationalisées en 1963 ; le
principe d'un organisme chargé de gérer les appartements occupés par des squatters, que la France avait proposé au début
de 1963, était accepté ; les promesses garantissant les droits de propriété étaient réitérées avec des assurances que la vague
de saisies touchait à sa fin et qu'à l'avenir il n'y aurait de nationalisations après examen et négociations avec les propriétaires ;
cette dernière condition ne fut toutefois pas respectée, lorsque les industries de conserves alimentaires restantes, furent
nationalisées le mois suivant dans une tentative de M Ben Bella pour rallier des partisans juste la veille du congrès du F.L.N.
Il semblait plutôt que si la coopération devait être caractérisée par une compréhension nouvelle,
celle-ci ne pourrait venir que d'une réunion à l'échelon supérieur
Des tentatives antérieures pour faire venir le général de Gaulle à Alger, avaient échoué et le moment
d'une visite officielle de M Ben Bella n'était pas encore venu. Toutefois le 13 mars, au retour d'une visite de M Ben Bella
en Yougoslavie, une "escale technique" fournit aux deux chefs Etat occasion de se rencontrer officieusement au château de
Champs, en présence de MM de Broglie, Bouteflika et des ambassadeurs des deux pays. Le seul détail discuté à Champs et le dernier problème spécifique de la coopération, concerne le pétrole
saharien 30. Comme M Boumasa à indiqué à de nombreuses reprises, le pétrole est pour l'Algérie le moyen de se libérer des
subsides français. Le problème consiste à s'emparer du maximum de pétrole et de redevances sans bouleverser le reste
de la coopération à laquelle l'Algérie accorde encore une certaine utilité. Des bruits de nationalisation des compagnies
pétrolières 31, peut-être encouragés à titre de ballons d'essai, suscitèrent une réaction vigoureuse France et furent désavoués
comme il convient Alger. Il apparut que Algérie visait à englober l'industrie pétrolière par un double
mouvement dont les deux temps respectaient la lettre des accords d'Evian 32 : accroissement graduel des redevances et participation
algérienne accrue dans les nouveaux contrats et les nouvelles entreprises. Le premier test eut lieu en janvier 1964, les négociations
se trouvant dans une impasse depuis juin : l'Algérie annonça qu'elle construirait un troisième pipeline jusqu'à la Méditerranée (Hassi
Messaoud-Arzew) par l'intermédiaire de sa propre Société nationale de transports des hydrocarbures. Trois mois plus tard, la
suite des offres concurrentes de compagnies allemandes, américaines et françaises, le contrat de construction du pipe-line était
accordé à une firme britannique, un quart des frais de construction provenant d'un prêt de Koweit, un autre quart de la Banque
arabe de développement et le reste d'Angleterre. En mars, un accord était signé avec la compagnie italienne E.N.I, pour la
construction d'une raffinerie à Arzew qui devait concurrencer la raffinerie achevée au même moment à Maison-Carrée et qui avait été
dans une large mesure, financée par la France. Ainsi l'Algérie cherchait à affaiblir l'emprise française sur ses ressources
pétrolières, tout en renforçant son propre contrôle sur la production, les exportations nécessaires à l'obtention de devises fortes,
la consommation intérieure destinée à l'industrialisation et les redevances (probablement dans cet ordre de priorité). Aussi restait-il de
nombreux points à discuter au cours de futures négociations dont le premier stade s'ouvrit en juin
De cet examen historique des obligations mutuelles, on peut dégager une analyse plus vaste des
relations post-coloniales. La position de principe de la France est fondée sur sa promesse d'aider l'Algérie par l'assistance financière
et les capacités techniques qu'on peut raisonnablement attendre d'elle. Sa position tactique est de garder sa liberté d'action par
des négociations annuelles jusqu'à ce qu'il se crée une situation stable, de fournir son aide de manière éviter de la part de l'Algérie, des réactions extrêmes antagonisme et de ressentiment, d'inciter à l'ordre sur le plan économique 33 et utiliser cette aide de
manière à négocier des concessions limitées. Ces concessions ne touchent aux obligations contractées par l'Algérie et non à la
politique intérieure algérienne : une fois le fait bien reconnu, en mai 1963 les négociations peuvent suivre un cours plus calme, au
niveau diplomatique, bien que la nature du processus décisionnel en Algérie ait eu pour conséquence d'exposer davantage la
situation diplomatique aux troubles intérieurs.
La France dispose de cinq atouts à la table de négociations.
Le plus important est l'aide financière non pas illimitée, mais disponible au moins au niveau antérieur de l'indépendance. Le
second réside dans les moyens techniques, professeurs y compris, réunis pour maintenir vivante la mission civilisatrice de la France
à l'ère post-coloniale. Le troisième est la masse des travailleurs algériens émigrés, qui malgré les problèmes qu'ils posent à la
France, représentent surtout un fardeau diplomatique pour l'Algérie. Le quatrième est la relation de réciprocité entre les deux
pays : les richesses françaises et les besoins algériens mettent l'Algérie en position de demandeur et la France en position
d'offreur. Un tel déséquilibre ne constitue pas seulement un avantage pour l'un et une faiblesse pour l'autre ; mal présenté il peut
susciter plus de ressentiment que de gratitude 34. Aussi la France se trouve-t-elle dans la nécessité de négocier avec habileté tactique
et retenue de manière à garder l'avantage
Finalement, comme pour la Tunisie et le Maroc, l'habitude pousse à maintenir les liens entre la France et
l'Algérie. C'est particulièrement vrai des relations économiques et si l'expérience du Maroc et de la Tunisie reste valable, on
peut attendre que les relations commerciales soient inchangées pendant la première période de l'indépendance 35. Dans le
domaine des relations culturelles "l'habitude française" entre en conflit avec l'arabisme que proclame le régime. Mais pour
reprendre l'exemple de la Tunisie et du Maroc, il est bien évident qu'il y a des obstacles matériels à l'arabisation (livres,
professeurs, vocabulaire) et une incompatibilité entre arabisation et universalisation de l'enseignement
(répartition de maigres ressources entre les deux types d'enseignement), qui s'opposeront au fonctionnement même d'un système
d'éducation bilingue avant la seconde décennie de l'indépendance. Mais il y a aussi le fait que, contrairement aux expériences
marocaine et tunisienne, il y a plus de "plaie vive" entre les deux pays, comme la guerre d'Algérie en avait représenté une
dans les relations des voisins de l'Algérie avec la France. Mers-el-Kébir est le Bizerte de l'Algérie, mais un calendrier d'évacuation
est déjà établi, même si l'on remet en cause l'existence de la base comme on le fera sans aucun doute avant l'expiration du bail de
quinze ans. Toutes les troupes françaises à l'exception des 10 000 hommes qui occupent les bases nommément désignées, ont
déjà été retirées un an avant la date fixée à Evian. Il n'est à prévoir aucun incident comparable à l'enlèvement de M Ben Bella en
1956 qui avait causé la rupture des relations auparavant amicales entre la France et le Maroc Les essais atomiques ont pris fin.
Mais pourquoi la France a-t-elle consenti à poursuivre la coopération ? Après exode des Européens, la France
n'avait plus les mêmes raisons qu'auparavant d'aider une Algérie hostile. L'hypothèse selon laquelle il n'y avait pas de véritable
raison en dehors de la force d'inertie, ou de l'attitude correspondant à "l'habitude française" en Algérie, mérite sans aucun doute
qu'on s'y arrête. Une de ces raisons est l'obligation morale à laquelle la France s'est sentie tenue envers son ancienne colonie.
Quel que soit le régime en Algérie, le gouvernement français a estimé qu'il avait le devoir de soutenir ce pays et un grand
nombre d'Algériens concilient un nationalisme légitime et une affection pour la France qui doit leur être rendue. Il y a aussi dans
cette attitude, le sentiment que la France à déjà tant fait en Algérie qu'il est trop tard pour se dégager. On s'est référé non
seulement au plan de Constantine ou, de manière plus générale, à l'infrastructure moderne de l'Algérie, mais aussi la
mission civilisatrice, aux investissements dans le domaine de l'enseignement et aux liens culturels
Le troisième facteur qui entre en jeu et l'étape suivante de l'argumentation sont qu'en dehors de toute
obligation morale et politique, l'Algérie représente pour la Weltpolitik de la France, une occasion qui ne le cède en
importance qu'à la force de frappe.
L'Algérie constitue une ouverture vers le monde socialiste ; selon les paroles du général de Gaulle, que les représentants français
en Algérie ont répétées fréquemment : "Il n'y a encore jamais eu de coopération aussi importante entre un pays capitaliste et
un pays socialiste" 36. Cette politique a de nombreuses ramifications.
En aidant massivement l'Algérie tout comme le Sénégal, la Côte d'Ivoire, le Maroc et la Tunisie, la France a parié sur les
deux (ou sur plusieurs) tableaux idéologiques en Afrique. En gardant l'Algérie dans sa zone d'influence, le général de Gaulle
contredit les arguments des partisans de l'Empire, qui tenaient la France pour impuissante sans ses colonies, tout en bâtissant une
coopération de "troisième force" entre les non-alignés et son Europe indépendante. En outre, lorsqu'on entend les fonctionnaires
français en Algérie (de toutes nuances politiques), on a très souvent l'impression qu'il s'agit de "l'expérience noble", du "pari
du siècle", une alliance entre le nouveau dynamisme français et des forces de progrès du monde en voie de développement. Pari
bien placé pourrait-on ajouter, puisque l'infrastructure laissée en Algérie, en fait un des pays les plus développés parmi les sous-développés.
Un quatrième élément dans les obligations que la France impose découle des trois précédents ; la France n'a
pu ni voulu tenter avec l'Algérie, une "expérience guinéenne". D'une part, elle devait tenir compte de sa réputation internationale ;
si la coopération échouait par sa faute, toute l'affaire algérienne se solderait par une défaite totale, tandis que le succès
de la coopération pouvait fournir un nouveau modèle pour les relations post-coloniales et effacer l'impression défavorable
qu'avait laissée la politique algérienne de la République précédente. D'autre part, ce n'était pas l'intérêt réaliste de la France
de traiter l'Algérie comme elle avait traité la Guinée. L'enjeu était plus important, la démonstration avait déjà été faite en Guinée et cette fois-ci une politique semblable se serait fatalement retournée contre la France
Enfin, la France s'est aussi sentie engagée envers M Ben Bella en partie parce qu'il était le nouveau
dirigeant du pays et en partie parce qu'il représentait le meilleur rempart contre une autre solution. L'A.L.N offrait une
perspective peu souhaitable et de manière logique, on a toujours eu le sentiment qu'il n'y avait pas de meilleur choix que
M Ben Bella pour la maintenir dans les limites d'une coopération loyale. Quant à M Ferhat Abbas, il a été accusé indirectement
par Ben Bella, de "contacts à l'étranger". En dehors d'un chaos pire, il n'y a pas en fait d'autre solution que la présence de
M Ben Bella à la tête de Algérie
A cette série d'arguments, il faut ajouter un certain nombre d'autres facteurs qu'on cite trop souvent comme
les seules raisons de l'engagement français envers l'Algérie. Les emplacements pour les expériences nucléaires ont représenté
très certainement un des intérêts français, mais au mieux un intérêt à court terme. L'autre colonne du bilan diplomatique ne fait dans la plupart des cas, que refléter les atouts et les faiblesses de
la France. La position de principe de l'Algérie a été d'accepter l'aide afin de poursuivre son programme socialiste. Bien qu'elle s'en
soit aperçue moins nettement, elle était aussi engagée envers la France en raison la fois de "l'habitude française" dont inconsciemment
il lui était difficile de se débarrasser et de son sentiment que la coopération avec le général de Gaulle était plus facile qu'avec
n'importe qui d'autre si tant est, qu'en fait il y eût d'autres possibilités que celle offerte par la France 37. Contrebalançant
ce vague engagement il y a l'idée refoulée mais prête surgir dès qu'on gratte la surface, que l'argent et les capacités techniques
peuvent toujours venir d'ailleurs. Dans les calculs de la négociation, la France été considérée comme le partenaire le plus
souhaitable que pour autant elle ne s'immisçait pas plus dans les affaires intérieures de l'Algérie qu'on ne pouvait le craindre
d'autres pays. Aucune des deux parties n'a jamais considéré la coopération comme incompatible avec une certaine diversification
des liens extérieurs de l'Algérie. Ainsi l'engagement de l'Algérie envers la France est plus souple que celui de la France envers
l'Algérie.
La position tactique de l'Algérie est juste l'opposé de celle de la France. En un sens ç'a a été un refus de la
tactique : rien n'aurait pu davantage contribuer à la rupture, que les nationalisations et les saisies, les feuilles impôt et les
déclarations provocantes. On peut voir dans une très large mesure, une manifestation du besoin désespéré qu'éprouve un
pays nouvellement indépendant d'affirmer une indépendance fragile ; pour le reste, cette attitude relève de l'incapacité propre
à l'Algérie d'apercevoir le lien entre politique intérieure et politique étrangère.
Toutefois d'autres tactiques apparaissent. L'une d'elles a consisté dans la contrainte par défaut.
"Lorsqu'une personne ou un pays n'est plus en mesure de se garder ou d'éviter des dommages réciproques, l'autre partie
intéressée n'a pas d'autre solution que d' en assumer le prix ou la responsabilité 38". Les intérêts mentionnés plus haut, ont rendu
la France sensible à cette tactique. Une seconde tactique a son origine dans ce qu'on pourrait appeler des "réparations coloniales", qu'exprime assez bien le refus des considérations tactiques dont on a déjà parlé, mais qui correspond aussi aux idées françaises
de Noblesse oblige ou obligation morale. "Cette aide doit être la consécration d'une double prise de conscience, prise
de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer.
Nous sommes puissants de notre bon droit et de la justesse de nos positions", a écrit Frantz Fanon 39.
L'attitude qui consiste à voir dans l'aide, des "réparations coloniales", sert en réalité d'antidote inconscient (ou subconscient) à
tout sentiment éventuel de gratitude et diminue l'effet psychologique de l'aide française en Algérie et par conséquent l'efficacité
de cette aide en tant que moyen pour la France de contrôler les événements en Algérie. Cette attitude a été, en fait, poussée si
loin par M Boumaza, qu'elle en est venue à ressembler à une sorte de "cartiérisme à rebours" ; à plusieurs occasions, le
ministre de l'Economie nationale a minimisé l'importance de l'aide française, ses effets sur l'économie algérienne et le fait même
que son maintien était souhaitable du point de vue politique et économique 40. Une troisième règle tactique et qui pourrait bientôt
disparaître, est la règle de souplesse : "n'allez jamais si loin que vous ne puissiez pousser plus avant". En ce sens
M Ahmed Ben Bella s'est quand même montré conscient du rapport étroit qui existe entre politique intérieure et politique étrangère ; toutes ses réactions se sont produites au niveau de la politique intérieure, hors de portée légale de la puissance française. Sa
réaction à propos des essais atomiques, est tout à fait typique : "s'il y a une autre explosion nucléaire au Sahara, je serai contre
mais je ne ferai pas la guerre à ce sujet. Elle signifiera l'accélération de notre socialisme et nous mettrons la main sur les privilèges restants".
Une dernière tactique et qui pour d'autres raisons s'est accordée aussi avec le point de vue français, dérive
du sentiment qu'avait l'Algérie d'être une ancienne colonie privilégiée et par conséquent de n'avoir rien à gagner de
négociations communes avec les autres pays du Maghreb 41. Cette attitude, illustre de manière tout fait remarquable, la
puissance d'un nationalisme étroit devant d'autres idées-forces, telles que le panmaghrébisme ou l'unité africaine. Les
incompatibilités idéologiques qui vident l'unité maghrébine de toute substance ont servi à renforcer ce sentiment mais en
l'occurrence, elles n'en ont pas été la source.
L'Algérie s'est montrée incapable de concevoir que si sur un certain nombre de points particuliers elle est en mesure d'obtenir
de la France un traitement plus favorable que ses deux voisins, si les trois pays devaient négocier en bloc, ils pourraient
tous trois améliorer leur position. La France a été la dernière à lutter contre ce préjugé et la première en tirer parti. Néanmoins
les relations franco-algériennes n'ont pas été sans avoir leurs répercussions sur les relations de la France avec le Maroc et la
Tunisie, dont certaines ne manquent pas d'être singulières. La France n'aurait jamais été "forcée" de suspendre
brusquement son aide à la Tunisie si la Tunisie n'avait pas été "forcée" par l'exemple algérien, de nationaliser brusquement
les terres de colonisation qui restaient chez elle.
Etant donné cette situation, qu'est-ce qui a déterminé l'attitude de l'Algérie à l'égard des accords
d'Evian après l'indépendance ? L'élément essentiel bien que négatif, a été la révolution socialiste
sur la base du programme de Tripoli. Aussi longtemps que la coopération a fourni des subsides pour le socialisme et n'a pas
entravé ses progrès, les relations franco-algériennes sont restées du domaine des affaires étrangères ; autrement, les questions
intérieures ont prédominé. La relation normale entre droit interne et traités internationaux selon le droit international de Occident, est
ici inversée. Lorsque les relations franco-algériennes relèvent des affaires étrangères, deux principes fondamentaux du droit
international entrent dans la discussion. D'une part, l'Algérie avait souscrit des obligations formelles régies par le principe Pacta
sunt servanda ; et même ne pourrait-on pas soutenir que le rapport existant entre ces obligations et l'accession de l'Algérie
à l'indépendance sans toutefois que celle-ci ait été accordée sous condition, confère à ces obligations une "force contraignante encore
supérieure" à celle d'un traité normal ? D'autre part, comme on l'a déjà vu dans l'analyse précédente, l'exode a détruit un des
deux éléments de l'équilibre diplomatique ; n'était-ce pas sur le plan juridique, l'occasion d'invoquer la clause Rebus sic stantibus
42 ? Comme on pouvait s'y attendre la position algérienne a été beaucoup plus proche du second principe que du premier ; de
manière plus surprenante elle n'a pas été en cela très éloignée de la position française.
Les deux parties souhaitent voir la coopération se poursuivre et les deux parties ont bénéficié de l'exode
des Européens. D'un côté les obligations algériennes ont été réduites, la fragilité de l'équilibre de la coopération atténuée et
la coopération recevait sa première impulsion concrète. De l'autre côté, les otages français ont été mis en sécurité (??!! ndlr), la pression
qui tenait la France à un strict respect de ses obligations est relâchée ; de la sorte les perspectives de négociation se sont
améliorées et la coopération est orientée vers un niveau moins complexe de relations d'Etat à Etat. Il apparaît de ce bilan des atouts des faiblesses et des tactiques adoptées, que la France négocie en fait
avec elle-même en présence d'une Algérie relativement impuissante. La seule contribution de l'Algérie aux négociations, résulte de
ses besoins. La France est présente en Algérie grâce à la coopération, parce qu'elle se sent obligée d'y être pour des raisons
politiques et morales, plutôt que pour un quelconque quid pro quo que Algérie puisse lui offrir : la partie se joue pour
un enjeu auquel seule la France contribue et qu'elle ne pourra jamais gagner. Le seul gain possible pour elle dans le meilleur des
cas, est que son partenaire s'engage à continuer de jouer. Pour en revenir au vocabulaire politique, au cours de ce processus,
l'Algérie a pris très peu de décisions de politique étrangère. Ses décisions touchant les relations franco algériennes
ont toutes porté sur des problèmes de politique intérieure ; les décisions de politique étrangère ont été prises par la
France. Lorsque M Ben Bella déclarait en septembre 1963 : "Nous voulons que la coopération franco-algérienne s'établisse sur
un pied égalité", il indiquait qu'il ne considérait plus les relations entre communautés comme relevant du domaine de la coopération,
tout en oubliant que les deux pays n'étaient pas de force égale sur le plan diplomatique et que la coopération ne tenait pas une
place analogue dans leurs préoccupations (politique intérieure ou politique étrangère) et leurs décisions finales.
Notes : |
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Mis en ligne le 25 juin 2011