Un lieutenant de chasseurs alpins dit : " C'est l'exode. " Derrière les chevaux de frise qui barrent l'entrée de la rue Figeac, une tète émerge de la marée humaine. Celle d'une toute petite fille coiffée d'un chapeau blanc. Elle est perchée sur les épaules de son papa. Elle s'appelle Nathalie Tesson. Ballottée, tiraillée par les remous, elle pleure. Ils sont des milliers qui, autour d'elle, se ruent vers l'étroit goulot garde par des C.R.S.
Des milliers qui sont descendus vers le port avant même la fin du couvre-feu dans l'espoir de monter a bord du beau bateau blanc dont on aperçoit à 300 mètres, la cheminée noir et rouge.
Visiblement bouleverse, un commandant de C.R.S. répète sans cesse : " Les femmes et les enfants d'abord." Un homme crie : " J'ai quatre enfants, ma femme est enceinte, j'ai une réquisition, laissez-nous passer !" " Moi j'en ai six ! " hurle une femme. Puis on l'entend crier : " René ! René ! Où es-tu ?" Une autre femme crie : " On arrive de Tizi-Ouzou. On a été mitraillés sur la route. C'est la deuxième fois ! Monsieur, je vous en supplie,
laissez-nous passer, on ne peut plus revenir !"
Une vieille dame en noir s'est arc-boutée contre la porte d'un hangar pour protéger ses trois petits-enfants du flux et du reflux de la foule. Sur la porte du hangar, une inscription ; " La valise ou le cercueil. Vive le F.L.N !"
Sur les épaules de son papa, Nathalie est le visage du désespoir. Courbée dans la cohue, sa maman tire deux énormes valises. Les Tesson étaient instituteurs à Arouba. Ils avaient une jolie école toute neuve et quarante petits écoliers musulmans. Du jour au lendemain, les écoliers ne sont plus venus et ils ont reçu une menace de mort.
Une femme réussit a attraper le bras d'un C.R.S et demande avec angoisse : " Monsieur, on va partir ?" Le policier balbutie et fait un geste d'impuissance.
Le papa de Nathalie - je vois maintenant son maigre visage entoure d'un mince collier de barbe - réussit a gagner quelques centimètres. A coté de lui, un vieux monsieur a feutre noir et légion d'honneur dit ; " Jeudi dernier, plus de 2 000 personnes n'ont pas pu embarquer. " La remarque allume l'angoisse sur les visages qui ont entendu.
Une jeune fille a moitie étranglée par les sangles d'un sac a dos dit alors avec violence : " A Paris, "ils" préfèrent qu'on crève tous ici plutôt que de nous voir arriver." A court de larmes, Nathalie s'est arrêtée de pleurer. Une femme répète sans cesse en se lamentant : " Ah oui, cette fois c'est bien l'exode ! " Quelqu'un derrière elle ajoute : " Apres sept ans de guerre, si c'est pas malheureux..."
Un camion haut-parleur débouche de l'aire d'embarquement et s'arrête devant les barbelés.
Une voix annonce alors calmement : " Mesdames et messieurs, le bateau est complet. Il y aura un autre bateau mardi prochain. Tous ceux qui n'auront pas pu s'embarquer aujourd'hui recevront des numéros qui leur donneront une priorité pour le prochain bateau. " Dans la foule, une sourde rumeur de rage et de désespoir éclate aussitôt. La femme de Tizi-Ouzou pousse un cri, tourne sur elle-même et tombe évanouie. Ses enfants affolés se mettent a hurler. Accroupie sur son baluchon, une pauvre vieille plaque ses doigts recroquevillés sur son visage parcheminé et se met a sangloter doucement. Adossé au capot de sa Jeep, la mitraillette sur le ventre, un sous-lieutenant d'un commando de marine ferme les yeux et serre les poings.
Des centaines de valises jonchent le sol. Des valises en carton bouilli, en bois, grossièrement attachées avec des ficelles et des courroies. C'est tout ce qu'ont pu emporter les 1500 candidats au voyage, ces privilégiés qui ont pu franchir les barbelés de la rue Figeac et les lourdes grilles de la porte de Fougères.
Assise sur sa valise, une vieille dame a chapeau noir attend qu'un C.R.S. appelle son numéro.
Mais les numéros n'ont pas été distribués dans l'ordre et, parfois, les derniers arrivés passent les premiers. Elle tient par la main une petite fille qui serre dans ses bras une poupée. C'est tout ce qui embarquera, ce matin, de la famille Guilloud. Les autres sont restés de l'autre coté des barbelés. Les Guilloud étaient a Boufarik depuis l830, depuis que le premier bateau colonisateur avait débarqué un Guilloud sur la terre d'Algérie. " Mémé, demande la petite Josette, c'est comment la France ? "
Derrière les barrières de bois du parc des 4e classes, on se bouscule. Une femme supplie : " Faites-nous asseoir." Une femme gifle son petit garçon parce qu'il joue a la balançoire avec le tendeur d'une tente. Un haut-parleur annonce que le petit Roger a été retrouvé et qu'il attend ses parents à la voiture radio. Toutes les cinq minutes, un commandant de vaisseau promu speaker lance dans le micro des paroles apaisantes :
" Mesdames, messieurs, ne vous énervez pas. Vous êtes maintenant certains de vous embarquer. Présentez-vous aux différents services de contrôle pour les formalités d'embarquement ! "
Appuyée au bras d'un matelot, la vieille Mme Marceau, veuve de l'ancien gardien chef de la prison d'Alger, cherche, a petits pas, ses valises. Elle avait juré de ne jamais quitter son Algérie, mais sa fille l'a embarquée de force. En France, personne n'attend Mme Marceau. Personne, sauf deux morts qui reposent quelque part du coté de Reims, ses deux fils tués a la guerre.
Aux entrées du bateau, c'est l'embouteillage. Un père pousse tout à coup un cri ; " Martine ! "
Mais Jupin, le commandant en second du " Ville de Marseille ", s'est précipité. Il a rattrapé, in extremis, la petite Martine qui allait tomber a l'eau.
Devant la pancarte " 4e classe " une jeune femme aux cheveux blonds essuie ses lunettes noires.
Son visage est boursouflé de larmes. Elle murmure : " Quelle honte d'être français. " Au marin qui l'aide a qui l'aide a porter ses deux valises, elle confie : " Entre Orléansville et Alger, c'est la panique. Le train est pris d'assaut. Tout le monde fuit. Il n'y a plus de troupes dans le bled... Le F.L.N enlève les hommes. Cette fois, c'est bien fini... "
Un C.R.S aide Mme Guilloud à descendre de l'autocar et guide ses pas jusqu'aux monceaux de valises que déversent sans arrêt des camions de l'armée. " C'est une petite valise marron ", répète la pauvre femme. Mais la petite valise marron de Mme Guilloud est perdue au milieu de mille valises marron.
Dans les bras d'une fillette aux yeux bleus, un gros chat miaule lugubrement. Son petit frère pleure : il a coincé son pied dans un rail. Un marin vient le délivrer. Un hélicoptère bourdonne au-dessus du " Ville de Marseille ". A son bord, le capitaine de vaisseau Combe. C'est lui qui est chargé de la sécurité de l'embarquement. Les plongeurs-démineurs n'ont rien trouvé mais un tir de mortier ou de bazooka depuis les hauteurs de la ville est toujours possible. Et là-haut, ces blocs d'immeubles blancs dans les ilots de verdure, c'est Belcourt ou règne l'O.A.S.
Soutenue par un C.R.S et par un marin, Mme Marceau entre dans la cale du navire. Comme tous les passagers, c'est a l'intérieur qu'elle acquittera les 6 300 francs de son passage en 4e classe. Derrière Mme Marceau, une femme en cheveux tient en laisse un gros berger allemand qu'elle appelle Darling. Elle semble désemparée.
Au C.R.S qui contrôle les cartes d'embarquement, elle dit timidement : " Monsieur, je vais au centre anticancéreux de Villejuif, que dois-je faire ?"
Un quincaillier de Cherchell, sa femme et son fils sont les trois derniers passagers du navire de ce matin. Au doigt de M. Mossi, il y a encore une clef : celle de l'Aronde toute neuve que les Mossi ont abandonnée derrière les barbelés de la rue de Figeac. Il est midi. L'embarquement a duré cinq heures. Les officiers du bord ont regagne leur passerelle et les matelots relèvent les coupées et ferment les écoutilles. Mais, soudain, un camion militaire bâché débouche en trombe sur le quai. Un civil aux cheveux en brosse saute à terre et parlemente avec les C.R.S. Le commandant donne de sa passerelle l'ordre de remettre une coupée. Il a compris que ces ultimes passagers n'étaient pas prévus. Ce sont cinq familles de harkis que l'homme en civil, un ancien sous-officier de S.A.S, est allé chercher dans leur douar de Kabylie pour les soustraire aux égorgeurs du F.L.N. Les yeux hagards, paralysés de terreur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants s'engouffrent précipitamment dans les flancs du navire sauveur.
Deux coups de sirène. Arrache par deux remorqueurs, le " Ville de Marseille " vire sur lui-même. Sur le quai, le chauffeur à béret rouge du camion qui a amène les harkis démarre lentement et, tout à coup, son Klaxon se met à scander furieusement : ti-ti-ti-ta-ta. Sur l'un des remorqueurs, deux marins répondent en déployant un drapeau tricolore marque des trois lettres O.A.S. Une grande ovation monte alors de tous les ponts du navire. De la poupe a la proue, cote bâbord, la foule s'est massée en rangs serres pour regarder une dernière fois Alger. chaude et lumineuse, éclatante de blancheur, c'est une des plus belles cartes postales du monde qui défile lentement devant nos yeux. Par instant, le soleil étincelle sur le pare-brise d'une voiture qui file sur la route moutonnière. Accrochée a la rambarde sur laquelle tant de soldats ont grave " la quille ", une femme sanglote : " Marcel, Marcel !...", crie-t-elle désespérée. Marcel, c'est son mari. Un modeste fonctionnaire de ce Gouvernement général qui dresse, là, juste en face, son triangle de verre et de béton, tel un navire de haut bord ancré au cœur de la ville. Le mari de cette femme a disparu depuis trois jours. Hier, la fatma est venue lui dire qu'elle avait reçu 1'ordre dégorger ses trois enfants. Alors, la pauvre femme s'est affolée. Elle a rempli le petit
logement de provisions pour le retour de Marcel et elle s'est enfuie avec les enfants. Ses cris sont déchirants : " Marcel, mon pauvre Marcel !"
A la pointe extrême du navire, sous le pavillon tricolore qui bat mollement, un gamin, lui aussi, pleure. Il a peut-être 15 ans mais les larmes qui coulent sur son visage ravagé lui ont tout à coup donné un air de vieillard. Il regarde à travers ses larmes la casbah et son enchevêtrement de maisons et de ruelles à flanc de colline. A droite, il reconnaît, au milieu des arbres, les murs ocre de son lycée, le lycée Marengo, où il n'v a plus ni élèves ni professeurs. Derrière, au bout de la rue Mizon, ce grand immeuble un peu de guingois, c'était sa maison. Et a droite, presque au bord de l'eau, juste a coté de l'enceinte de l'hôpital Maillot, sous une dalle blanche parmi d'autres dalles blanches du cimetière de Saint-Eugene, il y a son papa et sa maman. Ils sont morts tous les deux dans un attentat du F.L.N voici quatre ans.
Une fillette s'est approchée du gamin qui pleure. Dans un geste maternel, elle pose sa main sur une épaule : " Ne pleure pas, Jacques, ne pleure pas, dit-elle. Essuie tes larmes…" Le gamin prend le mouchoir que lui tend la fillette et s'éponge le visage : " Tu sais, dit-il, moi, j'ai voulu aller leur dire adieu. On ne m'a pas laissé entrer dans le cimetière," " C'est fini pour les morts, dit alors la fillette avec tendresse, Tu dois vivre maintenant. Papa et maman s'occuperont de toi..."
Le papa de la fillette était comptable dans un commerce de grains et sa maman, standardiste a l'hôtel Aletti. Ils sont a bord avec leurs six enfants. Mais personne en France n'attend la famille Simoneau.
Debout sur la cale avant, les Tisson regardent les coupelles de Notre-Dame d'Afrique qui s'éloignent dans une lueur rose. Derrière eux, affalée sur des cordages, le visage dissimulé dans un mouchoir blanc, Mme Guilloud sanglote.
Sur sa passerelle, le commandant Latil hoche la tète : " Pauvres gens ! " murmure-t-il. Puis il
ajoute : " C'est " l'Exodus " que je commande aujourd'hui ! " C'était pourtant hier encore qu'on dansait sur le " Ville de Marseille ", qu'on s'entassait dans le grand salon de première pour jouer aux courses de petits chevaux. Le bateau de France, c'était pour l'Algérie le premier jour des vacances.
Ce soir, il n'y aura ni courses de chevaux, ni cinéma, ni bal sur le pont. Les musiciens ont été décommandés. Sur tous les ponts, dans toutes les coursives, ce n'est qu'une immense détresse.
Dans le lointain, Alger n'est plus maintenant qu'une tâche blanchâtre sur le bleu de la mer. Assommé par les heures qui viennent de s'écouler, chacun s'est fait une place tant bien que mal dans le fatras des valises, des paquets, des ballots. Les enfants jouent a cache-cache dans les coursives.
Il est 7 heures, le lendemain matin, quand les murailles du château d'If émergent entre l'eau grise et le ciel sombre. Une femme dit avec tristesse : " Ou est-il le beau soleil de notre Algérie ?"
Les yeux lourds de sommeil et de fatigue, les passagers du " Ville de Marseille " ont rassemblé leurs bagages et sont montés sur le pont. Un gosse demande : " Papa, a quelle heure finit le couvre-feu ?"
A la vue des cotes de France, une sourde inquiétude a, sur beaucoup de visages, remplacé l'angoisse d'hier. Le gamin du lycée Marengo a séché ses larmes mais son regard reste grave. Debout sur le pont avant, les Tisson, les Rossi, les Simonneau et tant d'autres se demandent à cet instant quel sort les attend. Appuyée sur la rambarde bâbord du pont A, la vielle Mine Guilloud regarde Marseille venir vers elle. Elle hoche doucement la tète et dit : " Je retournerai."
Dominique La pierre
Paris Match N°2758-04 avril 2002
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