Le flot des refugiés qui se pressent sur les quais du port de Marseille ou de Port-Vendres donne l'impression que ce sont tous les Français d'Algérie qui viennent, en cet été 1962, chercher refuge en métropole.
En réalité, le phénomène qui a démarré précocement - on compte 160 000 retours en 1960 et 1961 - laisse en
Algérie, au début de 1963, une population française de près de 200 000 personnes, restées sur place ou revenues à partir de septembre 1962.
Pratiquernent passée inaperçue, cette présence française dans une Algérie devenue indépendante a peu suscité
l'intérêt des historiens. Il faut donc saluer le travail réalisé par Jean-Jacques Viala (l) qui a recueilli et publié le témoignage de quelques uns de ces Français, ouvrage sur lequel repose cet article et d'où sont tirés les témoignages cités.
Toutefois, l'enquête mérite d'être ouverte. L'ouvrage de Viala porte essentiellement sur la région de
Mostaganem. Celle-ci reflète-t-elle la situation générale de l'Algérie ?
Certains demeurent ou reviennent en Algérie, soit pour liquider au mieux leurs biens et expédier en France ce qui peut l'être. D`autres, fonctionnaires ou employés de banque ont été contraints par le gouvernement français de demeurer ou de revenir, sauf à perdre tous droits a une réinsertion ultérieure en métropole, dans leur administration ou leur entreprise d'origine.
Enfin, une partie d'entre eux entendent rester dans un pays qui était aussi le leur et manifestent ainsi leur volonté d'une application loyale des accords d'Evian. Tous, cependant, se retrouvent dans un pays qui leur est désormais, en grande partie, étranger.
La fin d'un monde
Le fantasme de l'isolement, de la "submersion" par les Arabes est un lieu commun de la mentalité " pieds-noire ".
Il s'est transformé en une véritable obsession même, depuis le milieu des années 1930, lorsque la croissance de la population musulmane est devenue explosive alors que celle de la population européenne restait modérée.
Mais, à l'automne 1962, cette angoisse prend réellement corps : la communauté européenne, qui se délitait progressivement depuis le début de l'année 1960, se dissout brutalement entre juin et septembre 1962.
Assistant au départ précipité de leurs voisins, de leurs amis, de leurs proches, ceux qui ont choisi de rester se sentent abandonnés, perdus, isolés.
" A Mazagran, se souvient Fernand Pujol, on n'était plus nombreux, il me restait que les agriculteurs, tous les autres étaient partis. "
Une société d'hommes, femmes et enfants sont en France
Ce sentiment est renforcé par la transformation brutale qui affecte l'espace urbain.
Alors que les principales villes étaient jusque-là majoritairement peuplées d'Européens *, l'afflux brutal d'Algériens venus des campagnes bouleverse l'environnement quotidien.
Désormais, même dans ces sanctuaires de l'Algérie française, les Européens se sentent des étrangers, comme en témoigne le docteur Lucien Juan : " Le Choc le plus important fut le changement de physionomie de la ville : les Arabes évolués de Mostaganem sont partis à Oran, et les Arabes de la montagne sont arrivés à Mostaganem. (…) Alors le visage de la ville a complètement changé, c'était devenu une ville d'hommes, on ne voyait plus de femmes. " A Alger, où le docteur Fernand d'Estaing a décidé de demeurer : " on aurait dit que deux millions d'algériens s'étaient donnés rendez-vous. (…) le bled était débarqué. (…)
Les Algériens musulmans avaient fondu sur les logements des Pieds-Noirs et leurs amis du bled étaient venus les remplacer chez eux. "
Cette masculinisation des villes est accentuée encore par le départ pour la France, parfois précoce, des enfants et des épouses des Français.
Fernand d'Estaing à envoyé, début 1962, son fils, Philippe, au lycée de Strasbourg. " Il avait seize ans et il risquait d'être tenté par l'OAS, il m'avait semblé qu'un homme de son âge n'avait rien à faire dans cette entreprise.
"
Après la tuerie de la rue d'lsly, il a demandé à son épouse Colette et à son deuxième fils, Michel, de quitter l'Algérie : " Il me semblait en effet que le danger augmentait et que je ne pouvais pas demander à ma femme et à mon jeune fils de rester courir ces dangers. "
Pour les mêmes raisons et comme les autres colons, Philippe Cuq, installé à Tizi, petit village situé a 30 km de Mascara, organise, courant juin, le départ de ses enfants avec sa mère. Fin juin, il invite son épouse à partir aussi " pour qu'au moins un de nous deux survive pour s'occuper des enfants si ça tournait mal. "
Dans cet univers d'hommes, une nouvelle sociabilité se crée, autour des quelques femmes présentes. Renée
Gasset, épouse du docteur Louis Viala, est revenue à Mostaganem en août 1962, après avoir installé ses enfants
en France. " Comrne il n'y avait plus de femmes ", elle fait " la popote" organisant " les déjeuners des célibataires. "
Marc Clairefond, parti en France le 30 juin et rentré en septembre, ne s'installe pas chez lui, mais chez un ami,
" Andre Garaboux, qui était un des rares à avoir son épouse avec lui. "
Le quotidien demeure immuable
Les premiers mois qui suivent l'indépendance semblent donner raison a ceux qui sont restés. La vie reprend, presque normale. Selon Philippe Cuq,
" Il n'y a jamais eu de problèmes de vie quotidienne, tout marchait bien, les PTT, le téléphone. "
Ce que confirme René Bernolle qui exploite une petite propriété familiale à Oued El Kheir : " On n'avait pas de
problèmes, le marché était comme avant, on trouvait de tout. Ma femme allait au marché toute seule, il n'y avait pas de geste (…) Tout marchait bien, téléphone, eau, électricité. "
Mais l'atmosphère est plus lourde. Les nouvelles autorités exercent sur les Européens un contrôle tatillon, pesant, semblable à celui que supportait jusque-là la population algérienne. Tous les témoignages reproduisent la même scène : chaque matin, alors qu'i1 se rend à sa ferme, M. Clairefond est arrêté " par un barrage de militaires, mitraillettes sur le ventre qui fouillent sa voiture. "
Les loisirs sont rares. Si Mme Sorinretourne, revenue pour remettre en activité la clinique de Mostaganem que lui à laissée son mari décédé en 1956, peut encore voir au cinéma les films habituels en français ou sous-
titrés eu français, dans les bourgs de moindre importance l'ennui s'installe, dont les femmes, plus isolées encore, sont souvent les principales victimes, les maris trouvant dans le travail un dérivatif.
" Pendant que je travaillais comme un fou, mon épouse ne faisait rien, seulement le marché et s'occuper de l'appartement, mais elle n'avait à faire que de m'attendre, pas de télévision à l'époque, plus d'amis, rien à faire. " (2)
Cette atmosphère, qui s'alourdit au fil des mois, est de plus en plus difficilement supportable. " Ma femme en a eu assez la première (…) elle n'avait aucun plaisir à vivre plus de cinéma, plus de bistrots, les poubelles étaient ramassées une fois de temps en temps (…) Elle ne dormait plus, elle prenait des antidépresseurs, ce n'était plus possible. " (3)
Les premières vacances
Dans cette grisaille quotidienne, les premières vacances sont l'occasion de retrouvailles familiales.
Epouses et enfants réfugiés en France prennent le chemin de l'Algérie. " L'été1963, tous mes six enfants ont passé les deux mois de vacances a Mostaganem, ils ont passé de bonnes vacances, la plage c'était sans problème. " (4) Mme Attimont conserve de cet été un souvenir ému: " On a repris la plage. Nous étions une bande de jeunes filles, nous n'avons pas été ennuyées, si parfois un jeune musulman se montrait entreprenant, il arrivait toujours un homme âgé pour mettre de l'ordre et nous n'avons jamais été réellement importunées (…)
Le matin, disques, petit déjeuner sur la terrasse, plage, repas, sieste, encore plage ou cinéma ou jardin, le soir cinéma ou surprise partie ou réunion entre amis. Vacances toutes identiques au passé, c'était plutôt mieux, car la tension du temps de la guerre était tombée. "
Une continuité dans le travail
Pour les colons, le départ vers la France au printemps ou au début de l'été 1962, intervient au moment des moissons et à la veille des vendanges. Beaucoup, une fois leur famille à l'abri, reviennent donc récolter le fruit d'une année de travail.
Les moissons de juillet 1962 se sont déroulées " sans aucun problème " (5) tout comme les vendanges, en septembre, malgré des vols de récolte. Le blé, livré à la coopérative, a été payé " normalement, en francs. " (6) (Une partie peut être transférée en France, " à l'époque il n'y avait pas de contrôle des transferts, ni de taux de change. " (7) Ce retour à une certaine normalité renforce la confiance dans un avenir possible en Algérie. " Après les vendanges 1962, on voyait que ce n'était pas invivable, on à discuté entre nous, on a décidé de faire encore une année, on a semé le blé, on a travaillé normalement et on a fait la même chose en 1963. " (8)
Si, malgré les difficultés, le travail de la terre peut reprendre, il en va tout autrement dans les autres secteurs d'activité : le départ des Français a privé les commerçants et les artisans de leur principale clientèle, les patrons de l'industrie de leur personnel. " La fabrique de glace ne pouvait plus marcher, il y avait des problèmes techniques, et tout le personnel était parti en France. L'usine était fermée. " (9)
Des matériels et des stocks pillés, des commandes publiques - ou de nouveaux responsables - restées impayées, une fiscalité arbitraire, tout cela fragilise encore plus les entreprises des Français, peu à peu gagnés par le découragement et qui préfèrent abandonner leurs biens - quand ils ne sont pas saisis - et rejoindre la France.
Préparer un éventuel retour
Tout en restant en Algérie, beaucoup, d'ailleurs, ont préparé cette éventualité. Avec
Marcel et André Garaboux, René Bernolle multiplie les allers et retours de part et d`autre de la Méditerranée : " On s'occupait de vendre tout ce qu'on pouvait et de rapatrier l'argent en France.
Fin 63, quand ma femme est partie en France pour de bon, on a enlevé les derniers meubles qui étaient à la ferme. "
Ensuite, René est resté jusqu'en 1964 " pour vendre [leurs] biens ".
Eliane et Philippe Cuq expédient leurs meubles en France, " par petits paquets ".
A la fin il leur restait " un vieux réchaud au gaz butane, le lit, un peu de matériel de cuisine. "
Par étapes successives, la plupart des Français finissent par quitter définitivement l'Algérie. Les difficultés croissantes de la vie quotidienne, la dégradation de la qualité de l'enseignement, l'isolement de
plus en plus difficilement supportable, l'animosité grandissante des autorités locales ou d'une partie de la population, conduisent progressivement la plupart des Français a quitter l'Algérie.
Certaines décisions du gouvernement algérien, en particulier la nationalisation brutale des terres annoncée en octobre 1963 par le Président Ben Bella, accélèrent ce mouvement. En 1969, ils ne sont plus qu'une quinzaine de milliers (10000 à Alger, 4000 à Oran), souvent des personnes âgées.
Pour tous ces Pieds-Noirs qui ont fait le pari d'une Algérie multiethnique, l'expérience est amère. Jamais véritablement acceptés en Algérie, y compris lorsqu'ils ont souhaité acquérir la nationalité algérienne, ils rencontrent a leur arrivée en France des difficultés plus grandes d'insertion que leurs prédécesseurs.
Agriculteurs, ils ne trouvent plus d'exploitation à acquérir : " Quand on est arrivé en France, un an après les autres, tout ce qui était un peu convenable avait été vendu et cher. " (10)
Médecins ayant souscrit un contrat de coopérant, ils apprennent, comme le docteur Lauga rentré en 1968, que leurs droits sont " forclos ". Industriels, commerçants, ils abandonnent sur place, sans grand espoir d'indemnisation, l'actif d'une vie de travail.
Décidément, pour ceux qui ont cru en leur valeur, les accords d'Evian ont été une bien mauvaise affaire.
Daniel Lefeuvre, Maître de conférences à Paris VIII
La guerre d'Algérie magazine N°4 - Numéro spécial " été 62 " - juillet / août 2002
(1) Jean-Jacques Viala, Pieds-Noirs en Algérie après l'indépendance, Une expérience socialiste,
Paris, L'Harmattan, 2001.
(2) Témoignage du docteur Lucien Juan.
(3) Témoignage de Guy Leger, colon a Oued El Kheir.
(4) Témoignage de René Bernolle.
(S) Térnoignage de M. Mercier.
(6) Idem.
(7) ldem.
(8) Témoignage de Philippe Cuq.
(9) Témoignage de Mireille Cazalet, gérante de "La Glacière", à Mostaganem.
(10) Témoignage de Fernand Pujol.