Les lignes qui vont suivre sont très intéressantes. Elles mettent en évidence l'inertie pour ne pas dire, le refus de l'état français de s'impliquer dans le problème des européens d'Algérie disparus. La dissimulation de faits avérés, par le gouvernement de l'époque, mais aussi par les suivants, pour de basses raisons politiques, est une trahison vis-à-vis des concitoyens concernés. Que ces choses soient dites est déjà une bon point.

Il est regrettable que certains commentaires de l'auteur viennent polluer une révélation qui était au départ salutaire. Le titre déja donne une idée du fond. Le forcing des associations de français d'Algérie pour faire connaître la vérité, est considéré comme une instrumentalisation tendant à exacerber les conflits de mémoire. Une manipulation mémorielle en quelque sorte, pour obtenir un statut de victime et ainsi de continuer à entretenir le " sentiment " d'avoir été trahi et d'alimenter le traumatisme qui sans cela, se serait dilué au fil du temps.

En outre et cela est plus grave, ce serait une façon d'incriminer le peuple algérien dans sa totalité, ce qui discrédite une action légitime où se profilerait des relents de racisme à peine dissimulés. Ces actions enlèveraient également aux familles la priorité sentimentale de leur peine, au profit de collectifs " qui n'agissent pas dans le but de la réconciliation, mais inscrivent leur action dans les luttes mémorielles. On reproche aux associations nationales de faire du " lobbying " ce qui fait sourire lorsque l'on se hasarde à tenter de dénombrer le nombre de collectifs, organisations, groupuscules, think thank, amicales et associations, sponsorés par l'état, qui pratiquent un lobbying de tous les instants.
Il en résulte que le développement de ce sujet par l'auteur devient contradictoire et perd du même coup une vision neutre qu'un sujet aussi grave devrait mériter.

Il est avoué que depuis quarante ans l'état savait. Il ne serait pas incongru de penser qu'il n'était pas le seul et que nos brillants historiens qui sont cités à la note 2, tous spécialistes de cette période, n'aient pas eu vent de la chose. Il est impensable que les journalistes d'investigations, dont certains furent témoins du conflit, n'aient pas eu des informations précises. L'armée savait également. Les politiques aussi. La Croix Rouge, idem. Cependant l'occultation fut totale. Rapport enterré ; l'armée, grande muette ; les historiens aux abonnés absents ; les politiques, inaudibles ; les journalistes aphones.

L'argument qui consiste à dire :
" Le nombre d'Européens disparus (environ 2000 ou 4000?) pouvait aussi apparaître bien " dérisoire " face au nombre d'Algériens enlevés et torturés par l'Armée française au cours du conflit, ce qui amenuisait considérablement les capacités de la France de demander des comptes à l'Algérie et de protester sur la scène internationale. "
, ne tient pas. Il y avait dix fois moins d'européens que d'algériens. La proportion rapportée à la population métropolitaine donnerait un chiffre de cent à deux cent mille personnes. Ainsi, quel seuil aurait permis la prise en compte ?

Lorsque nos associations s'emparent du sujet pour que la vérité soit sue comme elle aurait du l'être dans un pays démocratique tellement attaché aux droits de l'homme, on les accuse d'attiser les haines mémorielles.
Il y aurait donc, des révélations nuisibles à l'harmonie humaine et des drames humains qu'il ne faudrait pas évoquer pour ne pas fragiliser l'équilibre de l'histoire officielle. Car c'est bien de cela dont il est question. Les spécialistes de l'histoire, les intellectuels, les journalistes, auraient du monter à la tribune pour s'insurger contre des méthodes utilisées dans les pires dictatures. Au lieu de cela, on préfère tirer à boulets rouges contre ceux qui lèvent le voile.
A partir de là on peut se demander quels sont les véritables guerriers de la mémoire et quels sont les véritables lobby qui entretiennent le conflit.
Pourquoi n'aurait-on pas le droit de dire à ces éminents savants :
" Messieurs, il me semble que vous oubliez quelque chose. Le sujet que j'invoque est aussi estimable qu'un autre. Il serait honnête d'en prendre note et de l'ajouter à vos brillantes publications. "
Au nom de quoi faudrait-il taire des faits confirmés ? Et pourquoi, des évènements analogues, sont-ils montés en épingle à grand coups de manifestations et d'indignations diverses et variées ?

Lorsqu'un otage français capturé par une organisation terroriste est libéré (à quel prix ?), le défilé des officiels dans les médias, s'évertuent à proclamer :
" La France n'abandonne jamais ses ressortissants ".
2000 otages français ont été abandonnés sans vergogne sans que cela ne fasse frémir les humanistes de service.
Le 26 janvier 1971 (9 ans après l'indépendance), le Président algérien Boumedienne déclarait :

"A Paris, on semble ignorer que nous détenons un grand nombre d'otages français. Quand il le faudra, nous en communiquerons la liste à la presse, d'où une émotion considérable en France. Alors, pour obtenir la libération de ces otages, il faudra y mettre le prix."

Le 23 avril 1982, l'hebdomadaire " SPECIAL DERNIERE " titrait :

"EXCLUSIF : Les photos des Français détenus sans raison PRISONNIERS EN ALGERIE depuis VINGT ANS. Un vrai camp de concentration installé du côté de Tizi-Ouzou".
Il publiait les photos de 15 disparus identifiés.
Silence radio sur les ondes hertziennes et panne d'encre dans les rotatives.

Quant à entretenir le ressentiment contre le peuple algérien, c'est une immense plaisanterie.
Dans ce cas, il est nécessaire également, en symétrie, de supposer la mise en accusation du peuple turc par les arméniens lorsqu'il invoque un génocide, la rancune des noirs à l'encontre des blancs lorsqu'ils demandent un mémorial destiné à commémorer le souvenir de l'esclavage, l'hostilité des algériens contre le peuple français quand il demande repentance à la France.

Il faudrait de plus que lorsque ces associations de " rapatriés " demandent d'édifier un monument, qu'il soit dédié à l'ensemble des victimes de la guerre d'Algérie alors que les nôtres ne sont jamais mentionnées nulle part et que dans ce cas précis, elles furent niées pendant quarante ans.
Le Pieds-Noirs, doivent donc se refuser de pratiquer le " tri sélectif " et accepter le tri exhaustif

" Dans un souci d'apaisement collectif, l'Etat, accédant à des demandes légitimes de reconnaissance de groupes mémoriels concurrents, prend nécessairement aussi en compte celles de collectifs rapatriés. "
Il ne s'agit pas de rechercher un lâche accommodement " raisonnable ", mais simplement de reconnaître une vérité tout aussi respectable et dramatique que d'autres.

La journée mondiale des disparus ne nous concerne pas non plus. Nous ne sommes même pas évoqués. Je propose donc à tous ces " indignés " en puissance, d'intervenir et d'utiliser leurs qualités pour que nous y soyons les bienvenus. Cela évitera un lobbying qui les indigne et une instrumentalisation qui les horrifie.

" Les associations de rapatriés qui ont pourtant une vision controversée de l’histoire. " Controversé ne signifie pas erroné. La controverse est utile à la réflexion et à la complémentation de vérités souvent toutes faites qui imposent justement des controverses

Pour terminer, je voudrais souligner qu'il n'est pas demandé la reconnaissance d'être victime simplement pour avoir la joie de l'être et ainsi de rentrer " dans un registre victimaire ", mais parce que les disparus français d'Algérie et leurs familles SONT des victimes également.
Entrer dans une concurrence mémorielle n'a aucun intérêt, mais ce qui est accordé à certains avec empressement, doit être accordé à tous pour, au contraire, briser net le " processus de marginalisation mémorielle ".

Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie. Processus de construction d’une cause victimaire militante

Après une longue période d’amnésie collective et « d’oubli » permettant à la concorde civile de se rétablir, la question coloniale est revenue en force dans le débat public et a été au coeur de vives polémiques avec le débat sur la torture relancé en 2000 et la loi de 2005 portant « Reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » et invitant, dans un article controversé, à reconnaitre le « rôle positif » de la présence française outre-mer.

La présente communication vise à étudier comment, dans un contexte de conflit mémoriel ravivé, des collectifs associatifs et des activistes pro-Algérie française interagissent dans l’espace public pour la reconnaissance d’une cause victimaire : celle des disparus civils européens de la guerre d’Algérie. Nous observerons quelle a été la trajectoire de la question des disparus civils européens de la période « post-conflit » de l’immédiat après guerre d’Algérie à la décennie 2000 où elle est à nouveau ravivée, ce qui permettra d’analyser ses temporalités et de voir comment les violences du passé sont gérées par l’Etat et des groupes mémoriels. Nous observerons ainsi comment s’est construit cette cause victimaire, de quelle manière elle a été prise en compte par des collectifs et comment les revendications de ces groupes partisans s’articulent avec les demandes des familles de disparus.

Nous nous fondons ici sur les résultats d’une thèse de science politique (IEP de Grenoble/UMR PACTE) publiée1 en 2009 et sur une série d’entretiens réalisés auprès d’acteurs associatifs rapatriés. Nous avons également analysé un corpus de périodiques d’associations de rapatriés (Cercle Algérianiste, ANFANOMA, etc.) et le contenu de sites internet associatifs pieds-noirs sur la question des disparus. Notre étude renvoie également à des travaux d’historiens et de politistes2. Notons, toutefois, que la question des enlèvements de civils européens durant la guerre d’Algérie a été relativement peu traitée. Pendant longtemps les ouvrages consacrés à la guerre d’Algérie ont ignoré ou ont fait simplement allusion à ces événements et aucune étude systématique et approfondie ne fut menée sur le sujet. Toutefois, des travaux récents d’historiens3 (J.-J. Jordi, J. Monneret)4 sollicités par les pouvoirs publics pour dresser des listes de disparus ont permis de mettre à jour cette question.

1 Comtat E. (2009).
2 Savarèse E. (dir.), (2008) ; Jordi J.-J. (2011) ; Pervillé G. (2011), p. 82-85 ; Rapport du collectif d’historiens (R. Branche, C. Liauzu, S. Thenault, B. Stora, G. Meynier, etc.) à propos du Mur des disparus de Perpignan.
3 Jordi J.-J. (2011) ; Monneret J. (2010).
4 J.-J. Jordi et J. Monneret sont docteurs en histoire et sont issus de la « communauté » pied-noir. (Etrange cette précision. Font il partie du fameux lobby ou sont-ils suspectés de parti pris ? Ndlr)

Traitement de la question des disparus civils européens au moment du rapatriement

La période qui suit les accords d’Evian et le cessez-le-feu est la période où les enlèvements de civils européens s’intensifient en Algérie5. Selon les estimations de l’historien J.-J. Jordi6, les enlèvements de mars à septembre 1962 représentent 86% du total des disparitions et les seuls mois d’avril, mai, juin, juillet 1962, période intense du rapatriement, représentent 75% des enlèvements. C’est aussi la période où on dénombre le moins de survivants parmi les enlevés (1602 disparitions effectives) 7. Selon J. Monneret, si le FLN a prôné la patience face aux violations systématiques du cessez-le-feu du 19 mars 1962 par l’OAS (qui voulait provoquer des représailles pour obliger l’armée française à prendre parti pour les Français d’Algérie), il a changé d’attitude moins d’un mois plus tard, en recourant à des enlèvements - qualifiés par Jean Monneret de « terrorisme silencieux » - de plus en plus nombreux à partir du 17 avril8. Cette date avait l’avantage d’attendre la mise en application irréversible des accords d’Evian, en laissant passer le référendum métropolitain du 8 avril 1962, mais aussi l’installation de l’Exécutif provisoire algérien le 7 avril (et sa prise de fonctions le 13 avril) et la libération de tous les prisonniers des deux camps (le 8 avril)9. C’est alors qu’a commencé l’escalade des enlèvements de civils Européens qui a provoqué rapidement la panique des Français d’Algérie10, d’autant que des corps sans vie sont retrouvés portant des traces de sévices, de torture, de viols ou de mutilations. Des enlevés retrouvés vivants témoignent également de ces actes11. Le nombre des enlèvements a dépassé très largement celui des personnes enlevées entre le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962 (375 disparus12). Le 5 juillet 1962 à Oran, jour de l’indépendance algérienne, est la journée la plus tragique concernant les disparitions d’Européens13. Les enlèvements d’Européens se poursuivent en 1963, mais décroissent sensiblement en nombre (367 enlevés jusqu’au 30 septembre 1963). Le pourcentage de personnes retrouvées vivantes est alors bien plus important et dépasse les 72% tandis qu’en 1962 les « manquants » représentaient 62% des enlevés14.

5 Monneret J., (2010), p. 132-133.
6 Ces travaux se fondent sur la consultation systématique, obtenue par dérogation, des sources d’archives disponibles permettant de se renseigner sur le sort des disparus civils européens de la guerre d’Algérie, enlevés entre 1955 et 1963 : Archives nationales section d’Outre-mer à Aix-en-Provence, Archives nationales de Paris (CARAN), Archives du Ministère des Affaires étrangères à Nantes, archives du Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, archives du Service historique de la Défense à Vincennes, archives du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève, et archives du Service central des rapatriés à Couloumiers-Chamiers (Dordogne) ; Jordi, J.-J. (2011), p. 195-197.
7 Jordi, J.-J. (2011), p. 128-129. Monneret J., (2010), p. 130.
8 Monneret J., (2010)., p. 118, p. 123, p. 131-133, p.144-146 ; Blog de G. Pervillé : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=265#nh8
9 Jordi, J.-J. (2011), p. 58 ; Monneret J. (2010), p. 138-141 ; Blog de G. Pervillé : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=265#nh8
10 Monneret J., (2010), p. 144-146.
11 Jordi, J.-J. (2011), p. 106-115.
12 Jordi, J.-J. (2011), p. 29.
13 Jordi, J.-J. (2011), p. 63-96.
14 Jordi, J.-J. (2011), p. 129.

Ces enlèvements suscitent une psychose collective parmi les Français d’Algérie d’autant qu’ils frappent indistinctement les personnes quels que soient leur âge, leur sexe ou leur condition sociale15 et que, dans la grande majorité des cas, les enlevés ne sont pas des activistes de l’OAS et qu’il ne peut donc s’agir de règlements de compte. Telle personne qui faisait ses courses ou son trajet journalier pour se rendre à son travail n’est jamais rentrée chez elle16. De tels scénarios se multiplient au cours de l’année 1962. Les enlèvements sont accompagnés de rumeurs de violences subies par les victimes qui suscitent l’effroi.

15 Monneret J., (2010), p. 136.
16 Monneret J., (2010), p. 129.

L’augmentation très significative des enlèvements après les Accords d’Evian, sans commune mesure avec la phase précédente de la guerre17, alerte aussitôt les autorités politiques et militaires françaises18. Le gouvernement est régulièrement averti de ces actes19. Les principaux lieux de détention des Européens enlevés sont connus des pouvoirs publics, mais l’Armée ne peut intervenir20. Des charniers sont également découverts dans les environs d’Alger à partir de mai 196221. Des rapports sont établis sur les circonstances des disparitions. Des fiches du SHAT répertorient les lieux d’enlèvements suite aux déclarations des proches des disparus permettant d’établir que la majorité des disparitions perpétrées après le 19 mars a lieu en lisière des quartiers européens et musulmans où l’armée française avait reçu l’instruction de ne plus patrouiller ou encore dans les zones rurales isolées. L’Algérois et l’Oranie étant d’avantage touchés par ces disparitions que le Constantinois où les populations européennes étaient moins nombreuses. Rapidement les quartiers populaires (Hussein Dey, Belcourt, Maison carrée, etc.), plus confrontés au danger des enlèvements, vont commencer à se vider de leurs habitants européens22.

17 Jordi, J.-J. (2011), p. 23-29.
18 SHAT 1 H 1789 ; SHAT 1H 1865/1870. Monneret J. (2010), p.138-139.
19 Jordi, J.-J. (2011), p. 99.
20 Jordi, J.-J. (2011), p. 40.
21 Jordi, J.-J. (2011), p. 103-107 ; Monneret J., (2010), p. 193-195.
22 SHAT 1 H 3519/3520 et 1786. SHAT 1H2982 (1); Monneret J., (2010), p. 134-135.

L’augmentation des enlèvements de civils après mars 1962, le manque d’intervention des militaires français qui ont ordre de respecter le cessez-le-feu et l’intensification des attentats de l’OAS vont accélérer le départ des Français d’Algérie vers la France.
Les enlèvements ne sont pas passés sous silence au moment où ils se produisent et ont été assez largement relatés dans la presse nationale, notamment dans le journal Le Monde, le Figaro et le Parisien23, et également par la presse locale en Algérie.

23 Le Monde du 18 et du 19 avril 1962, du 24 avril 1962, du 20 juillet 1962 et du 2 janvier 1963, Le Figaro du 20 juillet 1962, le Parisien du 20 juillet et du 25 août 1962, etc.

Actions de l’Etat
Le gouvernement français de l’époque souhaitait avant tout sortir du conflit après huit années de guerre qui ne disait pas son nom en Algérie. Les enlèvements de civils européens survenus après les Accords d’Evian étaient à même de remettre en cause le cessez-le-feu et de provoquer une reprise des hostilités, ce que la France voulait à tout prix éviter. La période du post-conflit est une période transitoire délicate, souvent violente qui peut s’accompagner de disparitions et de vengeances. Dans ce contexte, le silence peut être préféré par les autorités politiques pour éviter une résurgence du conflit. La France a donc préféré minimiser les faits, sinon « fermer les yeux »24 sur ces violences de fin d’Empire pour laisser une chance à la paix. Aucune mesure n’est prise pour éviter ces exactions25. Par ailleurs, la France souhaitait aussi établir des relations sur de nouvelles bases avec l’Algérie. Les deux Etats qui désiraient avant tout établir une coopération redoutèrent que la question des disparus ne soit un obstacle à leurs relations26 . La France préfère donc, dès cette époque, ne pas faire des disparus un thème essentiel dans ses relations avec l’Algérie. Les interpellations officielles du gouvernement français sont donc rarissimes. Les premières protestations diplomatiques de l’ambassadeur Jeanneney auprès du gouvernement algérien en 1962 restent sans effet. De plus, l’anarchie qui caractérisa l’été 1962 en Algérie, période transitoire où se met en place le nouvel Etat, et où les luttes pour le pouvoir ont été les plus intenses, n’était pas propice à la résolution de ce problème. Il faut attendre le 30 novembre 1962 pour que la question des disparus soit évoquée entre les Ministres des Affaires étrangères français et algérien et avec le Ministre français des Affaires algériennes (Conversation Couve de Murville, Khemisti, Joxe)27. Est alors décidée la mise en place d’une commission mixte franco-algérienne (qui ne verra jamais le jour) en charge de la question des disparus. Toutefois, en décembre 1962, n’obtenant pas du gouvernement algérien la mise en place effective de cette commission pour la recherche des disparus, l’ambassadeur de France à Alger n’a plus aucune possibilité d’intervention directe28, l’Algérie ayant recouvré la souveraineté sur son territoire. Par ailleurs, la situation des Harkis disparus ou internés dans des camps en Algérie apparaissait bien plus préoccupante aux autorités françaises, c’était le drame humanitaire de la fin du conflit algérien29. Le nombre d’Européens disparus (environ 2000) pouvait aussi apparaître bien « dérisoire » face au nombre d’Algériens enlevés et torturés par l’Armée française au cours du conflit, ce qui amenuisait considérablement les capacités de la France de demander des comptes à l’Algérie et de protester sur la scène internationale.

24 Monneret J., (2010), p. 169-171.
25 Jordi, J.-J. (2011), p. 99.
26 Jordi, J.-J. (2011), p. 130 et 135.
27 Jordi, J.-J. (2011), p. 130.
28 Jordi, J.-J. (2011), p. 152.
29 Besnaci-Lancou F., (2014), p. 32-46.

Un rapport de l’Ambassade de France à Alger daté du 30 avril 1963 dresse le bilan des exactions contre les civils européens en Algérie depuis la signature des Accords d’Evian et recense 3093 disparitions (enlèvements ou arrestations) parmi lesquelles 306 personnes tuées, 969 personnes retrouvées vivantes et 1818 individus considérés comme « manquants »30.

30 Jordi, J.-J. (2011), p. 128-131.

Le secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes, J. de Broglie, se fondant sur deux évaluations fournies par le ministère français des Affaires algériennes, évoque pour la première fois au sommet de l’Etat la question des disparus en Algérie le 6 novembre 1963. Il indique que sur 3018 enlevés entre le 19 mars et le 31 décembre 1962, 1245 ont été libérés et 1773 sont considérés comme disparus. La présomption de décès est très forte parmi ces derniers31

31 Selon les rapports du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ; Jordi, J.-J. (2011).

Le gouvernement français, embarrassé au plan diplomatique par la question des disparus et ne pouvant plus intervenir directement en Algérie après le retrait de l’Etat français et le transfert de souveraineté, confie au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) la tâche d’effectuer sur place en Algérie des recherches sur le sort des disparus civils européens (missions de 1962 et de 1963). La Croix-Rouge française et le CICR reçoivent également des demandes de familles de disparus32. Le CICR intervient en 1962 auprès des autorités algériennes sans résultat. La situation se débloque en 1963 où A. Ben Bella annonce que les portes seront ouvertes à la Croix-Rouge pour investiguer sur cette question et déclare qu’il fera tout pour faciliter les enquêtes. Les délégués du CICR rencontrent des officiels et des familles de disparus, confrontent des sources et des déclarations pour essayer d’établir les circonstances des disparitions, connaître le sort des victimes et, si possible, localiser les corps des défunts33 . Les enquêteurs du CICR quittent l’Algérie en septembre 1963 et adressent le 24 octobre 1963 au gouvernement français un rapport sur la situation des disparus qui restera secret pendant 40 ans. Il faudra attendre 2003 pour que ce rapport soit rendu public et que les familles des disparus puissent enfin connaître les résultats de l’enquête menée sur leurs proches.

32 Monneret J., (2010), p. 171 ; Jordi, J.-J. (2011), p. 135.
33 Jordi, J.-J. (2011), p. 135-137 ; Monneret J. (2010), p. 130.

Face à ce problème, le gouvernement français de l’époque a préféré privilégier le sort des familles de disparus à celui des victimes, une des rares actions dont il avait la maîtrise et qui ne dépendait pas directement du gouvernement algérien. En plus du drame de l’absence et de l’incertitude quant au sort du disparu, les disparitions créent, en effet, de grandes difficultés matérielles et administratives pour les proches et ont des conséquences directes en termes de droit de propriété, de droit de succession, de possibilité de remariage du conjoint ou de garde d’enfants. Le point de départ de toute action visant à réparer les préjudices liés à la disparition d’une personne en relation avec un conflit armé inclut la reconnaissance d’un statut juridique spécial à cette personne et à ses proches. Cette reconnaissance apporte des voies de recours pour traiter des questions pratiques et quotidiennes répondant aux besoins immédiats des familles de disparus. Il est donc essentiel que le statut juridique de la personne absente soit reconnu34. De ce point de vue, l’action de l’Etat français a été active, prenant des mesures d’urgence pour régler les problèmes matériels et sociaux liés aux disparitions et améliorer la situation des familles. L’Etat va ainsi très tôt, au cours de la guerre d’Algérie, définir un cadre juridique des disparitions et prendre une série de mesures pour que les familles puissent faire face matériellement à la disparition. Pendant la guerre d’Algérie, l’Assemblée algérienne vote la décision n°55 032 homologuée par le décret du 30 juillet 1955 qui s’adressait aux personnes ayant subi des dommages corporels du fait d’un attentat terroriste ; aux veufs et veuves de personnes ayant subi un attentat terroriste ou aux conjoints de personnes disparues du fait des événements d’Algérie ; aux orphelins dont l’un des parents étaient décédés à la suite d’un attentat terroriste ou disparus du fait des événements. Pour ces catégories de victimes, des prestations étaient prévues pour une période de 12 mois. Les Services départementaux de l’Office national des Anciens Combattants et Victimes de guerre étaient chargés de son application. L’Ordonnance n° 62-1108 du 19 septembre 1962 habilitait le conjoint du disparu à représenter celui-ci pour tout acte intéressant son patrimoine autre que les actes de dispositions, permettant ainsi au conjoint d’accomplir des actes de retrait de fonds et de percevoir des rémunérations, pensions et prestations de caractère familial ou social. Cette habilitation était subordonnée à la délivrance par le consul d’une attestation de disparition35. Mais ces dispositions ne permettaient pas de faire face à toutes les difficultés. L’unique solution, lorsque l’espoir de retrouver la personne en vie s’amenuisait avec le temps, était de procéder à la déclaration judiciaire de décès réglementée par l’article 88 et 89 du Code civil. La famille du disparu pouvait, sur simple requête présentée au Tribunal de Grande Instance de la Seine, demander que le décès du disparu soit judiciairement déclaré. Les familles devaient produire le Certificat de disparition établi par le Consul du lieu de disparition. En « temps normal », une déclaration judiciaire de décès prenait entre 5 à 10 ans de procédure. Le délai habituel pour une déclaration judiciaire de décès est raccourci dès septembre 1962. L’Etat français invite alors les familles de disparus à faire reconnaître le décès de leur proche afin que la déclaration judiciaire de décès permette aux familles d’obtenir leur droit à pension. Un millier de jugements déclaratifs de décès ont été prononcés par le Tribunal de Grande Instance de la Seine entre 1962 et 196736. En outre, l’Instruction ministérielle du 7 novembre 1962 chargeait le Ministère des Anciens combattants et Victimes civiles de guerre de mettre en oeuvre un régime d’aide temporaire comportant pendant un an le service de prestations mensuelles en faveur des ayants-droits des victimes civiles des enlèvements. Les familles de disparus devaient se mettre en rapport avec le Ministère pour obtenir ces dispositions. Par ailleurs, l’article 13 de la loi de finances n° 63 778 du 31 juillet 1963 (JO du 2 août 1963) reconnaissait le droit à pension aux victimes civiles des événements d’Algérie et à leurs ayants-droits. Ces pensions ont été accordées au conjoint et aux enfants mineurs de tout Français dont la disparition avait été constatée et dont le décès a été judiciairement déclaré et prononcé37. Ces dispositions réglaient en partie les problèmes matériels des familles et étaient une forme de reconnaissance de la part de l’Etat des préjudices subis, mais ne donnaient aucune réponse sur le sort des disparus. (Ces déclarations, permettaient également à l'état d'évacuer la question des disparus. Plus de morts égal moins de disparus. Ndlr)

34 Dubois O., La Rosa A.-M., (2013), p. 101-104.
35 Jordi, J.-J. (2011), p.149.
36 Jordi, J.-J. (2011), p. 149-152.
37 Jordi, J.-J. (2011), p. 133, p. 150-151.

Actions des rapatriés et de leurs associations
Les familles de disparus ont, au moment-même des enlèvements, alerté les pouvoirs publics. Elles réclamaient que des investigations soient menées en Algérie pour obtenir des informations sur leurs proches. La satisfaction de cette demande allait s’avérer problématique avec le transfert de souveraineté qui empêchait l’Etat français de mener des enquêtes en Algérie. Les travaux sur la question des disparitions, quels que soient les contextes et les lieux de conflit, ont montré que les souffrances psychologiques induites par la disparition sont importantes et ont tendance à perdurer plus longtemps que celles liées à un décès avéré en raison de l’incertitude quant au sort de la personne et du fait que se mêlent tour à tour espoir et découragement38. « Faire disparaître », c’est aussi et d’abord s’attaquer aux vivants dans la mesure où cela bloque le processus de deuil39. Dans de nombreux cas, les familles de disparus ne considéreront comme valables les informations sur le sort du disparus que si elles sont accompagnées d’une preuve tangible de vie ou de mort comme de retrouver le corps du défunt ou d’obtenir des témoignages concordants, ce qui leur permet de commencer le deuil40. L’impossibilité de satisfaire cette demande pérennise le problème dans le temps.

38 Boos P., (2002).
39 Piralian-Simonyan H., (2008), p. 8.
40 Dubois O., La Rosa A.-M. (2013), p. 103.

Une fois rapatriées en France, de nombreuses familles de disparus décidèrent également d’alerter, dans leur lieu de réinstallation, leur député, sénateur ou maire sur les disparitions pour que celui-ci demande aux pouvoirs publics des informations et l’ouverture d’enquêtes sur les victimes. Ces actions menées individuellement n’ont pas permis, alors, d’obtenir davantage de réponses.
Monseigneur Duval, archevêque d’Alger alerte à son tour le Saint-Siège qui interpelle officiellement, le 26 avril 1965, l’ambassadeur de France pour demander des réponses sur les disparus civils européens et sur le sort des Harkis.

Les associations de rapatriés qui se créent au moment du rapatriement agissent également pour interpeler les pouvoirs publics sur cette question. Dès l’intensification des enlèvements en 1962, des associations nationales de rapatriés, comme l’ANFANOMA, qui avaient pour objectif de défendre les intérêts matériels et moraux des pieds-noirs et d’être les interlocutrices du gouvernement41, se sont saisies de la question des disparitions de civils pour sensibiliser l’opinion et les autorités politiques. Elles ont essayé de faire pression sur le gouvernement français de l’époque pour le forcer à agir et à demander des comptes au nouvel Etat algérien. Des associations spécialisées sur les disparitions sont aussi fondées à ce moment-là à l’initiative de proches de victimes, comme l’Association des Familles de disparus d’Algérie (AFDA) créée en 196242. Elles ont souvent assez peu de moyens, ce qui limite leurs capacités d’action et le pouvoir de jouer un rôle auprès des pouvoirs publics. L’AFDA constitue, néanmoins, des fiches sur les victimes. Elle procède au recueil de témoignages de familles de disparus sur les enlèvements sans que ce travail puisse être exhaustif dans la mesure où ces dernières sont disséminées sur l’ensemble du territoire une fois rapatriées en France et sont, en plus du drame de la disparition d’un proche, confrontées elles-aussi, comme les autres pieds-noirs, aux difficultés de réinstallation, ce qui affaiblit leurs capacités de réactions et de mobilisations. Les disparitions se sont ainsi produites dans un contexte particulier où les familles sont elles-mêmes fragilisées du fait du rapatriement et sont par là-même revictimisées. Au cours de l’année 1962-1963, l’AFDA prend l’initiative de mener des investigations en Algérie avec ses propres moyens qui étaient réduits. Dès 1963, elle parvient à dresser les premières listes de disparus en croisant témoignages des familles et résultats de recherches sur place en Algérie. Ces fiches sont transmises au corps consulaire français et aux autorités militaires43. Cette association se substitue donc à l’Etat pour apporter des réponses aux familles qui étaient désemparées face au silence des autorités vers qui elles s’étaient logiquement tournées. D’autres associations spécialisées verront le jour permettant d’accompagner les familles dans leurs démarches pour obtenir droit à pension. Ainsi une deuxième association spécialisée se crée en 1967, l’Association de Sauvegarde des Familles et Enfants de Disparus (ASFED) en réaction contre l’inaction de l’Etat dans la question des disparitions. L’ASFED dresse sa propre liste de 2000 disparus. Les associations mènent ainsi des investigations pour pallier à la faiblesse de l’action de l’Etat en la matière. Ces associations ont agi pour sensibiliser à la cause des disparus et pour obtenir de l’Etat des informations.

41 Calmein M., (1994), p. 24-28.
42 Jordi, J.-J. (2011), p. 100.
43 Jordi, J.-J. (2011), p. 100.

L’action des familles de disparus et des associations de rapatriés auprès des élus conduit à ce qu’en janvier 1963, trois députés de bords politiques différents (Henri Duffaut, député socialiste de la Première circonscription du Vaucluse ; Robert Hauret, député UNR de la Quatrième circonscription du Maine-et-Loire ; Christian Bonnet, député centriste de la Deuxième circonscription du Morbihan) entreprennent une démarche conjointe à l’Assemblée nationale et interpellent à propos des disparus d’Algérie, J. de Broglie, Secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes44. Face à l’Assemblée nationale et au Sénat, ce dernier fait entre 1963 et 1964 une série de réponses contradictoires et imprécises sur le nombre de disparus (oscillant entre 1800 et 3000 personnes)45 qui alimente la suspicion des familles et impose l’idée que l’Etat cherche à tout prix à minimiser cette question, sinon à occulter les faits.

44 Jordi, J.-J. (2011), p. 131-132.
45 Jordi, J.-J. (2011), p. 131-132.

« L’éclipse » de la question des disparus pendant une quarantaine d’années
Les familles de victimes ainsi que les associations de rapatriés ont continué d’interpeler les élus et les pouvoirs publics et d’exiger des réponses. Toutefois, ces demandes ont été par la suite très peu relayées par les parlementaires. De 1963 à 1973, on ne compte plus qu’une douzaine d’interpellations du gouvernement par des élus à la demande de familles ou d’associations de rapatriés46. Tout se passe comme si les élus, quel que soit leur bord politique, ne souhaitaient plus « prendre en charge » cette question qui est de facto restée dans « l’ombre » pendant plusieurs décennies. En outre, après 1963, les pouvoirs publics n’ont plus informé les familles du sort des disparus, bien que le CICR ait rendu les conclusions de son rapport en août de cette même année. L’Algérie et la France ont choisi de ne pas rendre public les résultats de l’enquête du CICR ni de les communiquer aux familles de disparus qui ont été laissées dans l’incertitude pendant quarante ans. L’historien, J.-J Jordi parle de « silence d’Etat » sur cette question47. Le temps du silence et d’une relative « amnésie collective » est préféré pour permettre à la concorde civile de se rétablir en France comme en Algérie et pour favoriser l’établissement de coopérations entre les deux Etats. La question des disparus et les drames subis par les pieds-noirs vont ainsi être « occultés » pendant une quarantaine d’années. Ce « silence », hors des cercles restreints de rapatriés, va alimenter chez eux une très grande défiance face à l’Etat et face à la classe politique dans son ensemble.

46 Jordi, J.-J. (2011), p. 132.
47 Jordi, J.-J. (2011).

Si la question des disparus a continué d’être relayée par les associations nationales revendicatives de rapatriés (l’ANFANOMA, le FNR, etc.), il n’en demeure pas moins que l’heure était à la réinstallation des pieds-noirs en métropole. La priorité de tous était de reconstruire une vie et d’obtenir des pouvoirs publics la mise en place d’aides et de dispositifs spécifiques pour faciliter cette réintégration48. Les associations nationales ont priorisé leur action et se sont davantage mobilisées pour des questions qui concernaient le plus grand nombre de rapatriés que pour celle des disparus, comme la défense des intérêts matériels avec la question de l’indemnisation des biens perdus en Algérie, celle des reclassements de carrières ou celle des retraites. Dans un long « bras de fer » avec l’Etat, elles vont oeuvrer pour que la question de l’indemnisation soit mise à l’agenda et, ensuite (à travers le vote de lois successives d’indemnisation en 1970, 1978 et 1987), pour que l’indemnisation soit à hauteur du préjudice subi (ce qu’elles n’arriveront pas à obtenir). Pendant plusieurs décennies, elles font peser sur cette question tous leurs efforts, brandissant la menace du bulletin de vote et pratiquant « ici ou là » le vote sur « enjeu » ou le « vote sanction », ce qui a contribué à médiatiser fortement cette cause tandis que la question des disparitions, sans être jamais absente de leurs revendications, donnait lieu à une mobilisation moins active. Les associations de rapatriés ont donc elles-mêmes procédé à un « choix » et hiérarchisé leurs revendications et leurs préférences tandis que, dans le même temps, l’Etat français ne souhaitait pas évoquer cette question. Il y a donc, d’un côté, une « faiblesse » de la demande et, de l’autre, une « absence » d’offre politique et de volonté de traitement du problème des disparitions qui expliquent en partie pourquoi cette question n’a pas alors été « mise à l’agenda ». En outre, les stratégies de reconnaissance de groupes revêtent à l’époque une dimension essentiellement matérielle et l’obtention d’une indemnisation doit y concourir alors que la mémoire n’est pas encore une catégorie d’action publique connue des rapatriés.

48 Scioldo-Zürcher Y., (2010).

Toutefois, à travers leurs bulletins de liaison et leurs gazettes, les associations nationales de rapatriés et plus encore les amicales d’anciens d’Algérie (Anciens de l’Oranie, Anciens de l’Algérois, etc.) ont continué à entretenir en « circuit fermé », au sein-même du groupe des rapatriés, le souvenir et la mémoire des disparitions, ce qui a contribué à une conscientisation forte de ce problème et à la construction d’une identité sociale traumatique. Pendant longtemps, le silence de l’Etat sur les disparus et sur d’autres aspects du drame algérien a alimenté le sentiment que la mémoire des pieds-noirs était occultée, ce qui a conduit à un processus de marginalisation mémorielle.

Résurgence de la question des disparus au tournant des années 2000

La question des disparus resurgit dans l’espace public au début des années 2000 au moment où les questions coloniales reviennent en force dans les débats et sont l’objet de vives polémiques. Cette question va être instrumentalisée par des collectifs mémoriels et va s’inscrire dans les conflits de mémoire.

Pendant presque 40 ans, les associations nationales de rapatriés étaient restées relativement « discrètes » sur ces questions qui n’étaient plus au centre de leurs préoccupations49. Ce n’est que lorsque l’enjeu des associations n’est plus l’indemnisation, mais la mémoire que la question des disparus refait surface et se trouve mieux défendue par les associations de rapatriés et plus particulièrement par l’une d’entre elles, le Cercle algérianiste50, qui a entrepris une entreprise de réhabilitation mémorielle de l’Algérie française51. Cette association est suivie par d’autres associations nationales de rapatriés (ANFANOMA, FNR, RECOURS, etc.), mais aussi par des associations dont l’audience et les moyens d’action sont plus limités52. Le référentiel utilisé par ces collectifs militants s’inscrit dans un registre victimaire. Ils entretiennent généralement une vision traumatique du passé et partage un même système de représentations et de croyances (nostalgie de l’Algérie française, traumatisme du rapatriement, sentiment de trahison par l’Etat en 62 et d’occultation aujourd’hui) qui constitue une « idéologie » conduisant à la défense d’une cause et ont souvent développé une « identité blessée ».

49 Hormis dans celles spécialisées dans la question des disparus.
50 Le Cercle algérianiste avec ses 39 sections locales est l’association « pilote » sur les questions mémorielles ; Calmein, P. (1994), p. 101-107.
51 Savarèse E., (2007).
52 Comme l’Association des Rapatriés mineurs et des pupilles de la nation (ARMR) ou encore des amicales d’anciens d’Algérie.

En outre, les associations de rapatriés savent que la mémoire est devenue une catégorie d’action publique et de mobilisation collective53. Elles s’inspirent des actions menées par des associations de familles de disparus dans d’autres pays, notamment en Espagne54 et au Chili. A travers la question des disparus, elles entendent faire reconnaître à leur « groupe mémoriel » le rang de « victime » et ainsi permettre une réhabilitation plus large de l’Algérie française. Ce procédé vise également à « discréditer » les mémoires concurrentes en faisant apparaître les nationalistes algériens, voire le peuple algérien dans son ensemble, non plus en tant que victimes, mais comme des « bourreaux ». La résurgence de la question des disparitions de civils européens faisant suite au débat sur la torture en Algérie. Les familles de disparus se retrouvent ainsi « dépossédées » de leur drame par des collectifs militants qui l’instrumentalisent et qui n’agissent pas dans le but d’une réconciliation, mais inscrivent leur action dans des luttes mémorielles. Depuis une trentaine d’années, en effet, la figure de la victime est très présente dans l’espace public. Elle constitue désormais une catégorie fondamentale dans la façon de penser notre rapport au passé à travers le « devoir de mémoire » et même notre rapport au présent. L’obtention du « statut » de victimes, qui permet de faire entendre un récit, d’obtenir une reconnaissance ou des droits, comme celui de réparation, devient un enjeu dans nos sociétés, d’où la concurrence que se livrent des groupes mémoriels antagonistes. Le passage à la reconnaissance implique une part de stratégie. Se poser en victime, c’est faire acte politique et s’inscrire dans un rapport de force55. L’objectif ultime des associations de rapatriés étant de réhabiliter le passé colonial de la France et de l’intégrer au grand récit national, comme l’adoption de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 invitant à reconnaître le rôle positif de la colonisation l’a montré avant d’être abrogé.

53 Gensburger S., (2010).
54 Aguilar P., (2008).
55 Lefranc S., Mathieu L., Siméant J., (2008), p. 6 ; El Kenz D., Nérard F-X. (dir.), (2011), p. 10 ; Traïni C., (2009), p. 11-34.

Formes de mobilisations et coalitions de causes
Le Cercle algérianiste, comme d’autres associations nationales ou locales de rapatriés spécialisées ou non dans la « cause des disparus », interpellent plus fréquemment les pouvoir publics sur cette question depuis le début des années 2000. La pression est plus forte dans les départements du Midi où les pieds-noirs et leurs enfants sont encore nombreux. Le répertoire d’actions collectives56 des associations de rapatriés mis en oeuvre est assez étendu et a été élaboré à l’époque de la lutte pour l’indemnisation. Il vise à interpeller élus et gouvernants et à faire pression sur eux pour influencer la décision publique57. Les associations nationales revendicatives de rapatriés agissent en groupes de pression et mènent des actions de sensibilisation destinées à la classe politique qui s’apparentent à des actions de lobbying. Les formes d’action légales sont privilégiées58, inscrites dans les registres de la participation conventionnelle (utilisation du vote pour faire pression sur la classe politique : « vote sur enjeu », « vote chantage », « vote sanction », vote clientéliste, vote pour un parti hors système) et non conventionnelle (manifestations, envoi de lettres aux représentants locaux ou nationaux de droite et de gauche en vue d’obtenir leur soutien ou de connaître leur position, signature de pétitions …). Dans ce répertoire d’actions, 42 associations de Français rapatriés et d'Anciens Combattants ont engagé entre 2008 et 2012 une campagne d'annonces payantes dans Le Monde et Le Figaro pour demander au Chef de l'Etat, N. Sarkozy, de tenir ses engagements envers les familles de Harkis, d'Européens et de soldats français disparus et pour sensibiliser l’opinion à la cause de disparitions et permettre de mieux faire connaître cette question. En outre, les associations utilisent massivement internet pour rendre public les listes de disparus59.

56 Tilly C., (1984).
57 Hassenteufel P., (2011).
58 Après le terrorisme de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, les pieds-noirs ont renoncé aux formes d’actions illégales et violentes. De rares associations extrémistes (USDIFRA) ont mené des actions de destruction de biens publics, mais elles n’ont pas été suivies par les rapatriés.
59 Scioldo-Zürcher Y. (2012), 475-501 ; Site de l’association Jeune pied-noir consulté en juin 2015 : http://jeunepiednoir.pagesperso-orange.fr/jpn.wst/Disparus.htm#liste ; site de l’association Bab el Oued story : http://babelouedstory.com/thema_les/disparus/00_accueil/00.html ; site du Cercle algérianiste : http://www.cerclealgerianiste.fr/index.php/le-memorial-des-disparus etc.

Par ailleurs, J. Chirac durant ces deux mandats présidentiels, puis N. Sarkozy, ont encouragé, pour des raisons en partie électoralistes, une politique de reconnaissance mémorielle à l’égard des pieds-noirs et des harkis (notamment sous les gouvernements Raffarin et Fillon). Ce positionnement en faveur d’un groupe mémoriel particulier marque un changement d’approche au sommet de l’Etat sur le passé algérien. Jusque-là, les présidents et gouvernements successifs avaient essayé de maintenir un équilibre entre les mémoires concurrentes pour préserver « l’unité nationale ». Cette « rupture » dans la gestion de ce passé favorise la réinscription des enjeux mémoriels dans le clivage gauche-droite, ouvrant une « fenêtre d’opportunités » aux associations de rapatriés et donnant plus de force et de visibilité à leurs revendications qui sont ces années-là mieux prises en charge par des partis. En l’espace d’une décennie, la mémoire de l’Empire est devenue la « norme » mémorielle chez des gaullistes, attachés jusque là à la figure emblématique du général de Gaulle que les rapatriés honnissent. Les exemples se sont multipliés dans le Midi de soutiens d’élus UMP ou centristes apportés à des revendications mémorielles des rapatriés ou à des commémorations60, y compris à certaines qui auraient autrefois indigné la famille gaulliste61. Le contexte politique « post-21 avril 2002 » et son exploitation, où se sont mêlés plus surement « imaginaires coloniaux » et préjugés xénophobes, ont sans doute exacerbé ce phénomène.

60 En 2009, l’inauguration à Sète d’un Mémorial en l’honneur des rapatriés a lieu en présence du maire UMP de la ville et du maire UMP d’Agde. En 2012, C. Estrosi fait ériger à Nice pour le cinquantenaire du rapatriement une stèle sur la Promenade des Anglais en l’honneur des rapatriés.
61 En 2003 est inaugurée à Perpignan une stèle en hommage à ceux qui se sont battus pour l’Algérie français dont des membres de l’OAS, en présence du 1er Adjoint, J-M. Pujol (maire actuel), délégué par le maire UMP de l’époque.

Dans certaines villes du Midi, des rapprochements ont aussi eu lieu entre militants associatifs pieds-noirs et élus de droite62. Ils reposent sur des relations interpersonnelles entre acteurs partageant des valeurs communes, des « systèmes de croyances » (belief system), à travers des coalitions de causes63qui favorisent la prise en compte de certaines revendications des rapatriés. De facto les rapatriés sont mieux intégrés au « jeu politique » (insiders)64 et on prend soin de les associer à la décision sur les projets qui les concerne. De plus, les liens « clientélistes » établis de longue date conduisent « naturellement » des élus locaux de droite ou centristes à soutenir les associations de rapatriés pour des raisons électoralistes, quelquefois aussi « affectives », les rapatriés faisant partie de leur électorat traditionnel65 (c’est un peu moins vrai en ce qui concerne leurs enfants66).

62 Comtat E. (2013), p. 9.
63 Sabatier P., Jenkins-Smith H., (1993).
64 Maloney W., Jordan G., MacLaughlin A. (1994).
65 A la présidentielle de 2012, 26% des pieds-noirs envisageaient de voter au premier tour pour N. Sarkozy contre 26% pour F. Hollande, 28% pour M. Le Pen et 9% pour un candidat centriste ; Sciences Po, CEVIPOF, IFOP (2012), « Le vote pied-noir 50 ans après les accords d’Evian, Elections 2012 », Les élections sociologiques, n°6, 3. http://www.cevipof.com/rtefiles/File/AtlasEl3/NoteFOURQUETPRATVIEL.pdf
66 A la présidentielle de 2012, 31% des enfants de pieds-noirs envisageaient de voter au premier tour pour F. Hollande contre 15% pour N. Sarkozy, 24% pour M. Le Pen et 14% pour un candidat centriste ; Sciences Po, CEVIPOF, IFOP (2012), « Le vote pied-noir 50 ans après les accords d’Evian, Elections 2012 », Les élections sociologiques, n°6, 3.

Mise à l’agenda et avancées du dossier des disparus
Ces actions des associations et ces rapprochements avec la droite gaulliste ont permis au cours de la décennie 2000 une mise à l’agenda et des avancées importantes dans le dossier des disparus. Sous la pression des associations, une Mission Interministérielle aux Rapatriés67 (MIR) et un Haut Conseil des Rapatriés68 (HCR) sont créés en 2002 pour régler les questions spécifiques à ce groupe dont celle des disparitions. Ces deux instances demandent aussitôt une plus large ouverture des archives sur les disparus. Le Ministère des Affaires étrangères satisfait cette demande en autorisant en juillet 2004 l’accès aux dossiers des Européens disparus. Ces documents consistent en dossiers nominatifs provenant du Secrétariat d’État aux Affaires algériennes, en fiches individuelles d’enquête établies par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), en fiches et correspondances diverses des services de l’ambassade et des consulats de France en Algérie69. Depuis une quarantaine d’années, ces documents étaient en possession de la France qui avait parfaitement connaissance des faits. Ces archives sont dès-lors ouvertes aux historiens et aux familles des disparus. Depuis 2004, en effet, les familles qui en font la demande peuvent obtenir, par dérogation du délai de communication de 60 ans, des copies à leur usage personnel du dossier ou de la fiche concernant leur parent. En 2005, un appel à témoin a également été lancé par les Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE) auprès des associations de rapatriés pour que les familles puissent consulter les dossiers des disparus et pour permettre de parfaire la liste des disparus. Les Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE) publient sur leur site internet70 la liste des disparus régulièrement remise à jour en fonction de l’avancée des travaux. La liste a été établie à partir des déclarations d’absences et/ou d’enlèvements détenues par le Ministère des Affaires étrangères. Ces documents (dossiers nominatifs) proviennent du Secrétariat d’Etat aux Affaires algériennes. C’est une liste révisée (mai 2008) de 2275 personnes disparues - déclarées décédées par jugement ou présumées décédées - qui a été produite. Elle recense également certaines personnes dont le dossier, très incomplet, ne permet pas d’éclaircir le sort. Le Ministère des Affaires étrangères précise que cette liste ne peut être considérée comme officielle, car elle reflète les seuls documents en sa possession et n’est donc ni exhaustive ni définitive. L’ouverture des Archives constitue, néanmoins, une avancée très importante pour les familles qui peuvent enfin connaître le sort de leur proche et faire leur deuil. Toutefois, l’heure n’est pas encore à la localisation et encore moins à la restitution des corps des disparus.

67 La Mission Interministérielle aux Rapatriés a été créée par décret le 27 mai 2002. Elle est chargée de préparer, en concertation avec les associations représentatives, les mesures en faveur des rapatriés. Elle veille à la mise en oeuvre des mesures décidées par les pouvoirs publics. Elle suit, coordonne et facilite l'application des dispositions législatives et réglementaires qui concernent les rapatriés, notamment celles destinées à faciliter leur réinstallation, ainsi que celles fixées par la loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives etassimilés ou victimes de la captivité en Algérie. Elle met en oeuvre des actions d'information, d'évaluation et de médiation. La Mission interministérielle aux rapatriés est placée sous l'autorité d'un président nommé par décret du Président de la République. Sa gestion est assurée par le ministre chargé des affaires sociales. La Mission interministérielle aux rapatriés comprend deux sections placées sous l'autorité directe du président : la section « rapatriés » et la section « Français musulmans rapatriés ». http://www.sante.gouv.fr/fichiers/bo/2002/02-22/a0222139.htm
68 Le Haut Conseil des Rapatriés, créé par décret du Premier ministre le 20 décembre 2002, formule en liaison avec la Mission interministérielle aux rapatriés tout avis ou proposition sur les mesures qui concernent les rapatriés et les harkis, notamment dans le domaine de la mémoire de la France d’outre-mer et des questions liées à l’insertion de ces populations. C’est aussi une instance permanente de débats, de suivi des mesures et des dispositions prises en faveur de la communauté rapatriée. Il est rattaché aux services du Premier ministre et est composé de 43 membres parmi lesquels des présidents d’associations de pieds-noirs et de harkis.
69 Jordi, J.-J. (2011), p. 145-147.
70 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/photos-videos-publications/archives-diplomatiques-3512/fonds-et-collections/disparus-d-algerie/

Dans la même veine, les articles 1 et 2 de la loi n°2005-158 du 23 février 2005 reconnaissent pour la première fois la notion de disparu et la souffrance endurée par les familles de victimes lors de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie71.

71 http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000444898

En 2009, une nouvelle étape est franchie dans la reconnaissance des disparus à travers le cas de Paul Teuma, civil enlevé au cours d’un déplacement professionnel et assassiné à Lartigues (Algérie) le 5 juillet 1962, reconnu « Mort pour la France » en application des dispositions de l’article L. 488 du code des pensions d’invalidité et des victimes de guerre. Les circonstances de son décès établies selon le rapport du CICR résultent d’actes de violence constituant une suite directe de faits de guerre permettant l’apposition de la mention « mort pour la France » conformément aux dispositions de la loi du 28 février 1922 et de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relatives aux actes de décès des militaires et des civils « Morts pour la France ». Les associations de rapatriés encouragent les familles de disparus à faire la demande de l’attribution de la mention « Mort pour la France »72 pour honorer la mémoire de leurs proches et, à travers eux, de faire reconnaître les souffrances endurées par les Français d’Algérie au cours du processus de décolonisation.

72 http://jeunepiednoir.pagesperso-orange.fr/jpn.wst/Images/DISPARUS%20Formulaire%20mort%20pourla%20France%20JPN%20151109%20%20150.jpg

Le 25 septembre 2012, le président F. Hollande a reconnu officiellement « la faute et la responsabilité de l’État dans l’abandon des Français rapatriés et des Harkis ainsi que le traitement indigne de ceux qui ont été accueillis sur le sol français »73. Cette reconnaissance a pour objectif de permettre l’émergence d’une mémoire apaisée. Elle n’a pour le moment pas été assortie de mesures de réparation, contrairement aux attentes d’associations de rapatriés. Il est possible qu’à travers les processus de reconnaissances mémorielles soit relancée la question des réparations matérielles.

73 http://www.pied-noir.eu/images/stories/pdf/gvt_holland_reponse_22mars13.pdf

Sous la pression des associations de rapatriés, des « lieux de mémoires » et des commémorations sont aussi institués par les pouvoirs publics. En 2006, est inaugurée quai Branly une plaque commémorative : « La Nation associe les personnes disparues et les populations civiles, victimes de massacres ou d’exactions durant la guerre d’Algérie ou après le 19 mars 1962, ainsi que les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage rendu aux combattants morts pour la France en AFN ». Le 28 février 2012, un hommage est rendu « aux victimes civiles et aux disparus d’Afrique du Nord ». En outre, les noms de victimes civiles et de disparus Européens de la guerre d’Algérie ont été inscrits sur le Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie d’après les listes de disparus établies après deux années de travail par la Mission Interministérielle aux Rapatriés, avec le soutien de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense. Toutefois, des associations de rapatriés ont regretté que cet hommage n’ait pas eu lieu en présence du chef de l’Etat de l’époque, N. Sarkozy, mais du Secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, ce qui aurait donné une portée symbolique plus grande à la reconnaissance de la France.

Ainsi depuis une quinzaine d’années, les gouvernements de droite, comme de gauche sur certains aspects, donnent satisfaction à des demandes d’associations de rapatriés qui ont pourtant une vision controversée de l’histoire. Des raisons électoralistes sous-jacentes motivent sans doute ces positionnements (la croyance en l’existence d’un vote de nature « communautaire »), mais pas seulement. En choisissant d’agir ainsi les gouvernements reconnaissent la responsabilité de l’Etat français dans la manière dont s’est déroulé le processus de décolonisation et dans le fait d’avoir insuffisamment protégé ses ressortissants (pieds-noirs, harkis) après les Accords d’Evian alors que les autorités politiques de l’époque et le général de Gaulle avaient connaissance des exactions commises en Algérie. Par ces mesures « réparatrices » prises en faveur des rapatriés, l’Etat entend assumer ses responsabilités face à l’Histoire et ne plus laisser les Français d’Algérie porter seuls le poids de colonisation et incarner la mauvaise conscience de la France. Par ailleurs, l’heure est aussi à la reconnaissance des mémoires et des souffrances, quelles que soient les groupes (Arméniens, réfugiés espagnols, juifs, déportés, immigrés, etc.). Dans un souci d’apaisement collectif, l’Etat, accédant à des demandes légitimes de reconnaissance de groupes mémoriels concurrents, prend nécessairement aussi en compte celles de collectifs rapatriés.

Par ailleurs, les autorités françaises et algériennes, souhaitant « assainir » leurs relations depuis la visite d’Etat du président F. Hollande à Alger en décembre 2012, ont mis en place un Comité intergouvernemental pour coopérer sur des questions sensibles dont la circulation des personnes entre les deux pays, les victimes civiles des essais nucléaires français dans le Sahara algérien, la question de l’indemnisation des biens des pieds-noirs et la question des disparus de la guerre d’Algérie. Ce comité a décidé en décembre 2014 de « faciliter la recherche et l’échange d’informations pouvant permettre la localisation des sépultures de disparus algériens et français de la guerre d’indépendance » (point 18)74. Si cette déclaration est suivie d’effet, c’est-là une avancée historique dans les relations entre les deux Etats. Jusque-là, la question des disparus était considérée comme un problème exclusivement français et l’Algérie ne voulait pas en entende parler. Aujourd’hui la volonté de développer des coopérations militaires et commerciales plus étroites et les impératifs sécuritaires au Maghreb face à la montée de groupes islamistes invitent les deux Etats à essayer de « dépasser » le drame algérien et de rechercher une lecture plus apaisée de ce passé qui les a longtemps séparés pour construire ensemble l’avenir. Les nouveaux enjeux internationaux sembleraient exercer une incidence sur les positionnements des deux pays sur le passé. La France lève ainsi partiellement le voile sur la question des disparus une cinquantaine d’années après les faits au moment où elle espère se rapprocher de l’Algérie et où les rapatriés disparaissent en tant que groupe.

74 http://ldh-toulon.net/Algerie-France-vers-un-partenariat.html

Le « cas particulier » du Mur des disparus de Perpignan
Le 25 novembre 2007, un Mur dédié à la mémoire des disparus en Algérie est inauguré à Perpignan en présence du Secrétaire d’Etat à la Défense chargé des Anciens combattants, Alain Marleix, d’élus locaux de droite et du centre, de nombreux pieds-noirs proches des associations de rapatriés, et d’associations d’anciens combattants en Algérie. Il a été édifié à l’initiative d’associations pieds-noirs, au premier rang desquelles le Cercle algérianiste, qui ont voulu créer un « lieu de mémoire victimaire ». En 2004, le sénateur-maire de Perpignan, Jean-Paul Alduy avait promis l’édification d’un Mémorial des disparus d’Algérie dans l’enceinte du couvent sainte-Claire, satisfaisant ainsi à la demande du Cercle algérianiste et d’une partie de son électorat pied-noir. Un comité de pilotage du Mur des disparus se constitue alors autour de cette association, de familles de disparus et d’adjoints à la mairie de Perpignan ainsi que de l’historien d’origine pied-noir, J. Monneret. L’objectif de ce comité est de dresser une liste de disparus aussi exhaustive que possible pour établir les faits et ensuite rendre public les disparitions. Les familles de victimes sont sollicitées pour apporter leurs témoignages et permettre de constituer une liste de disparus. S’appuyant également sur les travaux des Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), le Comité établit sa propre liste de 2670 noms. Le Mur des disparus a été réalisé à l’aide d’une souscription lancée par le Cercle algérianiste qui a été relayée par de nombreuses autres associations de rapatriés venues apporter leur soutien à l’opération75. Le Mur de quinze mètres de large sur deux mètres et demi de hauteur est composé de dix plaques de bronze où figurent les noms des personnes disparues disposés autour d’une figure allégorique « A la mémoire des disparus morts sans sépulture » et de deux plaques de marbre en hommage aux Harkis portant l’inscription « Aux Harkis disparus ». L’invention du « lieu de mémoire victimaire » est intimement lié aux mécanismes de la mémoire : il faut un déclencheur de la mémoire victimaire et le lieu est chargé de jouer ce rôle, car il matérialise et symbolise le souvenir de la souffrance de la victime. Le « lieu de mémoire victimaire » n’est pas simplement un lieu de commémoration, un lieu de deuil, c’est un lieu qui, faisant le lien entre passé et présent, porte un impératif d’action76. Il n’existe pas sans public, car il faut « toucher » pour transmettre. Il est le « lieu » de tension et de jonction entre émotions et stratégies77. Le « lieu de mémoire » est le lieu où s’opère la reconnaissance en tant que victime. Ces mécanismes fondent également le droit de la victime à réparation matérielle ou symbolique. C’est aussi le lieu où le choc moral se transformer en cause collective78. Ici le lieu permet à des collectifs militants de mobiliser leurs « troupes » pour continuer à protester dans l’espace public et à exercer une pression sur l’Etat. Il est sous-tendu par la volonté de réhabilitation d’une mémoire, celle de l’Algérie française, et aspire à faire connaître et reconnaitre les drames subis lors de la décolonisation, notamment les disparitions de civils européens, faits jusque-là très largement ignorés par la population française. Il n’est pas en soi un lieu de réconciliation, mais s’inscrit, au contraire, dans des stratégies de reconnaissance et dans des luttes mémorielles.

75 Jordi, J.-J. (2011), 139-142.
76 El Kenz D., Nérard F.-X., (2011), p. 13-14.
77 Traïni C., (2009), p. 183-189.
78 El Kenz D., Nérard F.-X., (2011), p. 14.

Dès l’origine du projet, un groupe d’historiens et de politistes, spécialistes de la guerre d’Algérie et des mémoires coloniales (Cl Liauzu, G. Meynier, R. Branche, E. Savarese, S. Thénault, etc.), s’est mobilisé pour dénoncer les dérives de ce Mur : le fait qu’il ne prenne pas en compte l’ensemble des victimes de la guerre d’Algérie alors que toutes les violences doivent être dites ; le fait que des membres de l’OAS allaient y figurer aussi même s’ils étaient très largement minoritaires (une dizaine de noms sur l’ensemble), le fait qu’il soit inspiré d’une politique mémorielle79. Le Mur fut, par ailleurs, contesté par des collectifs en raison de l’octroi par la municipalité de Perpignan de subventions à ce projet soutenu par le Cercle algérianiste, association suspectée de mener une campagne de réhabilitation de l’histoire coloniale80. La veille de l’inauguration du Mur, une cinquantaine d’organisations défenseuses des Droits de l’Homme et luttant contre le racisme (dont le MRAP, la LDH, l’AHDH81, le Mouvement de la Paix, etc.), des partis politiques (le PCF) et des syndicats (la FSU, la CGT) s’étaient rassemblés pour protester82, qualifiant le Mur de « mur de la honte » et l’accusant d’opérer un « tri sélectif des victimes de la guerre d’Algérie ».

79 http://ldh-toulon.net/un-Mur-des-disparus-a-Perpignan.html
80 Jordi J.-J., (2011), p. 140.
81 Association Harkis et Droits de l’Homme.
82 http://ldh-toulon.net/le-24-novembre-2007-a-Perpignan.html

Conclusion

Il aura fallu attendre presque un demi-siècle pour que la France lève le voile sur cet épisode sombre de son histoire. Les faits étaient pourtant connus et établis de longue date par les autorités politiques françaises, mais aussi algériennes. Les familles de disparus ont oeuvré sans répit pour connaître le sort de leurs proches. Curieusement, c’est au moment où les témoins sont sur le point de disparaître que le deuil est enfin possible. Dès l’origine, les associations de rapatriés se sont mobilisées sur cette cause, mais c’est seulement récemment, lorsque la mémoire est devenue une catégorie à part entière d’action publique et de mobilisation, qu’elle aura été défendue avec plus de force, poursuivant ainsi l’objectif plus large de réhabilitation de l’Algérie française. Le traitement politique de cette question a été privilégié et c’est en faisant pression sur leurs élus ou en obtenant leurs soutiens que les associations de rapatriés ont obtenu qu’elle soit mise à l’agenda puis qu’elle connaisse depuis une décennie un certain nombre d’avancées. C’est lorsque les conflits mémoriels « battent leur plein » que les pouvoirs publics ont décidé de lever le silence sur les disparitions, oscillant toujours entre volonté d’apaisement et instrumentalisation politique des mémoires. C’est aussi lorsque la France espère se rapprocher de l’Algérie que ce passé refait surface, mais cette fois-ci les deux Etats semblent vouloir agir pour qu’il ne soit plus une entrave à leurs projets. L’heure des bilans est sans doute venue pour se tourner plus sereinement vers l’avenir.

Emmanuelle Comtat -
Docteur en science politique / Enseignante-Chercheuse LRU Université de Grenoble Alpes (France) / Chercheuse associée UMR PACTE (5194 CNRS)

Congrès AFSP Aix-en-Provence 2015

ST 50 La circulation des procédures judiciaires et des outils du « post-conflit » dans la construction des causes victimaires : une perspective comparée (Sophie Daviaud, Sélim Smaoui)
http://www.congres-afsp.fr/st/st50/st50comtat.pdf

BIBLIOGRAPHIE

Aguilar P. (2008), Políticas de la memoria y memorias de la política. El caso español en perspectiva comparada, Madrid, Alianza Editorial.
Bell D. (2010), Memory, Trauma and World Politics: Reflections on the Relationship between Past and Present, Basingstoke, MacMillan Palgrave.
Bertand R. (2006), Mémoires d’Empire. La controverse autour du fait colonial, Bellecombes-en-Bauges, Ed. du Croquant.
Besnaci-Lancou F. (2014), Des harkis envoyés à la mort, Paris, Les Editions de l’Atelier.
Boos P. (2002), “Ambiguous loss in families of missing”, The lancet Supplement, vol 360.
Bourdieu P. (1973), « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n°318.
Calmein M. (1994), Les associations pieds-noirs 1962-1994, Esqualens, SOS Outre-mer.
Comtat E. (2009), Les pieds-noirs et la politique. 40 ans après le retour, Paris, Presses de Sciences Po.
Comtat E. (2013), « Du vote des pieds-noirs aux politiques mémorielles à l’égard des rapatriés : ce que l’Opinion publique fait à l’Action publique et réciproquement », Congrès AFSP Paris 2013 : http://www.afsp.info/congres2013/st/st7/st7comtat.pdf
Couto M.-P. (2013), « L’intégration socioéconomique des pieds-noirs en France métropolitaine : le lien de citoyenneté à l’épreuve, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 29, n°3, p. 93-119.
de Maillard J. (2006), « Les conduite des politiques publiques à l’épreuve des temporalités électorales », Pôle Sud, n°25.
Dubois O., La Rosa A.-M. (2013), « Les personnes disparues : proposition d’approches multidimensionnelles pour répondre à leurs besoins », dans X. Philippe (dir.), La justice face aux réparations des préjudices de l’histoire, Institut Universitaire de Varenne.
Eldridge C. (2013) « Returning to the “Return” pieds-noirs Memories of 1962”, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 29, n°3, p. 121-140.
El Kenz D., Nérard F-X. (dir.) (2011), Commémorer les victimes en Europe. XVIéme-XXIème siècles, Seyssel, Champ Vallon.
Esclangon-Morin V. (2007), Les rapatriés d’Afrique du Nord de 1956 à nos jours, Paris, l’Harmattan.
Fassin D. (2011), L’empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion.
Gensburger S. (2010), Les Justes de France. Politiques publiques de la mémoire, Paris, Presses de Sciences Po.
Haegel F. (2012), les droites en fusion. Transformations de l’UMP, Paris, Presses de Sciences Po.
Hassenteufel P. (2011), Sociologie politique : l’action publique, Paris, A. Colin.
Jobert B., Muller P. (1987), L’Etat en action, Paris, PUF.
Jordi J.-J. (1993), De l’exode à l’exil : rapatriés et pieds-noirs en France ; l’exemple marseillais, 1954-1962, Paris, L’Harmattan.
Jordi J.-J. (2011), Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, Soteca.
Kûbler D., de Maillard J. (2009), Analyser les politiques publiques, Grenoble, PUG.
Lavabre M.-C. (2000), “Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critiques internationales, n°7.
Lefranc S., Mathieu L., Siméant J. (2008), « Les victimes écrivent leur Histoire », Raisons politiques, 2, 30.
Lefranc S., Mathieu L., (2009), Mobilisations de victimes, Rennes, PUR.
Maloney W., Jordan G., MacLaughlin A. (1994), “Interests Groups and Public Policy: the Insider/Outsider Model Revisited”, Journal of Public Policy, 14 (1).
Mbembe A., Vergès F. (2010), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte.
Monneret J. (2010), La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan.
Pervillé G. (2011), « 1962, les disparus d’Algérie », L’Histoire, n° 367, sept., p. 82-85.
Pervillé G. (2014), Oran, le 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Vendémiaire.
Piralian-Simonyan H. (2008), Génocide, disparition, déni. La traversée des deuils, Paris, l’Harmattan.
Reynié D. (1999), Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIème au XXème siècle, Paris, Odile Jacob.
Sabatier P., Jenkins-Smith H. (1993), Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition Approach, Boulder - Colorado, Westview Press.
Savarese E. (2002), L’invention des pieds-noirs, Paris, Séguier.
Savarese E. (2007), Algérie, la guerre des mémoires, Paris, Non Lieu.
Savarèse E. (dir.) (2008), L’Algérie dépassionnée : au-delà du tumulte des mémoires, Paris, Syllepses.
Sciences Po, CEVIPOF, IFOP (2012), « Le vote pied-noir 50 ans après les accords d’Evian, Elections 2012 », Les élections sociologiques, n°6, 3.
Scioldo-Zürcher Y. (2010), Devenir métropolitain. Politique d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole, Paris, Ed.de l’EHESS.
Scioldo-Zürcher Y. (2012), “Memory and influence on the Web: French colonial repatriates from the 1950 to the present”, Social Science Information, 51(4), p. 475-501.
Stora B. (1991), La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte.
Stora B. (1999), Le transfert d’une mémoire : De l`Algérie française au racisme anti-arabe, Paris, La Découvert.
Tilly C. (1984), « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, n°4.
Traïni C. (2009), Emotions …mobilisation ! Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po.
Veugelers J. (2014), “Colonial past, voluntary associations, and far-right voting in France”, Ethnic and Racial Studies Review.
Weaver R. K. (2006), « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, n°6.

Retour en haut de la page

Retour au menu "Reciprocité ? "


Mis en ligne le 14 septembre 2015

Entrée  - Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - Les conditions  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -