Cette politique ne peut être définie et préparée que si l'on connaît bien les besoins et les capacités de ceux qui sont susceptibles de revenir en France. Il est donc nécessaire d'étudier la composition par âge, par profession et par qualification des Européens d'Algérie. L'importance respective de chaque catégorie socio-professionnelle dans l'ensemble des rapatriés sera évidemment fonction des causes du départ d'Algérie, et par conséquent de l'évolution des rapports entre la France et l'Algérie.

Si les garanties sont bien respectées, si l'ordre est maintenu dans les villes comme dans le bled, si la France continue d'accorder à l'Algérie une aide technique et financière, et peut-être aux Européens une aide matérielle directe, alors le mouvement de rapatriement en dehors des irréductibles (des " allergiques " aux musulmans) et des indésirables ne touchera d'abord que des fonctionnaires relevés par les nouveaux cadres et des colons expropriés ; à plus long terme, comme nous l'avons supposé, il atteindra des petits employés et cadres subalternes et des salariés sans qualification du commerce et de l'industrie ; enfin ces retours pourront par contrecoup (comme au Maroc et en Tunisie), provoquer le départ de groupes professionnels, dont l'activité dépendait de la présence d'une clientèle européenne importante dans les secteurs du commerce de détail, de la commercialisation des produits agricoles, des services personnels et des professions libérales.

Si, en revanche, la coexistence pacifique des deux communautés s'avérait impossible, restait troublée par des affrontements violents ou plus simplement par des heurts psychologiques quotidiens, alors l'ordre des retours n'obéirait plus à aucune logique économique, mais au hasard des jeux de forces et des mouvements de peur. Sans doute verrait-on revenir d'abord les Européens du bled, quelle que soit leur activité, ainsi que les habitants des faubourgs urbains à population mixte; mais, dans l'anarchie des abandons, la composition des groupes partants ne saurait être prévue. Rappelons pour fixer les esprits qu'en 1960, sur 1.027.000 habitants d'origine européenne ou israélite, la moitié vivaient dans les villes d'Alger et d'Oran, 70 % dans les six villes principales et seulement 15 % dans les campagnes. La population européenne d'Algérie est une population urbaine à 85 % ; si l'insécurité n'avait atteint que le bled, les retours qu'elle aurait directement provoqués seraient assez limités. (Encore faut-il considérer qu'une partie des urbains vivent d'activités annexes de l'agriculture - réparation, commerce, etc., et pourront être, de ce fait, entraînés dans le même mouvement.)

Les recensements nous apprennent que 4 Européens d'Algérie sur 10 sont des personnes actives, soit exactement 360.000 personnes actives, dont 80.000 femmes. Ainsi sur 400.000 rapatriés, il y aurait 160.000 actifs à réintroduire dans l'économie française. Par ailleurs, la proportion de jeunes poserait des problèmes non négligeables pour l'Education nationale et en particulier il conviendrait d'assurer la scolarisation de 80.000 enfants.

Quelles sont les professions des Européens d'Algérie ? Notons tout de suite que, contrairement â une idée répandue, les activités agricoles occupent un très faible effectif. Sur 360.000 actifs, on compte seulement 18.000 chefs d'exploitation et 10.000 salariés de l'agriculture. Dans la mesure où l'agriculture française est déjà plutôt encombrée, cette faiblesse numérique est un élément rassurant.

On constate ensuite que la structure socio-professionnelle non agricole diffère de celle de la population métropolitaine. C'est ainsi que la population active comprend en Algérie près de 30 % de fonctionnaires (y compris ceux des services industriels) contre 15 %, en métropole, près de 10 % de commerçants contre 7 % en France et seulement 25 %, de salariés de l'industrie (y compris les secteurs publics).

En chiffres absolus, voici la répartition des personnes actives d'après les estimations les plus récentes (1960).
- Ind. et chefs d'entr. 3.600
- Agriculteurs ........ 19.300
- Salariés agricoles ... 1000 dont maîtrise ....... 3.500
alimentation ... 7.400
- Commerçants ...... 31.000 dont cafés ......... 2.500
bâtiment ...... 5.000
- Profes. libérales .... 11.000 dont ~ activ. médic. . . 2.325
profes. (priv.) . . 3.000
- Salariés non agric. y comp. les sect. Publ 245.000 dont
cadres techn. .. 39.000
employés ...... 56.000
manœuvres ... 7.200
O. S. ......., 28.000
O. P. ........ 51.000
service dom. .. 39,000 chômeurs ..... 14.000
et dont autom. cycle ..7.000
bâtiment ...... 19.000
commerce ..... 24.500
transports .... 8.000

Sur ces 245.000 salariés, 102.000 relèvent du secteur public dont environ 22.000 sont fonctionnaires de l'Etat et des collectivités locales, et 20.000 appartiennent au secteur public productif (entreprises, T. P.), les 60.000 restants étant surtout des auxiliaires des communes et des forces armées.
Ce qui frappe dans cet ensemble de chiffres, c'est la faible place tenue par les travailleurs de la terre et l'importance des emplois dans le secteur tertiaire (commerce, services administratifs). Ceci n'est pas très inquiétant du point de vue quantitatif, car le secteur tertiaire sera dans l'avenir le plus demandeur de main-d'oeuvre, mais des difficultés peuvent surgir en ce qui concerne les ajustements qualitatifs; il faut souligner aussi que ce secteur est celui où les salaires et les qualifications sont en moyenne les plus bas (petits fonctionnaires, employés de commerce).

Un très vaste effort de formation professionnelle et de réadaptation, avec une orientation vers les activités métropolitaines en expansion devront donc être à la base de toute politique des rapatriements.

Mais si le rapatrié doit, avant de reprendre une nouvelle activité, suivre des stages ou des cours, il faudra assurer sa subsistance et celle de sa famille durant ce temps ; or, contrairement à ce que l'on croit souvent, les Européens d'Algérie sont bien loin de pouvoir tous vivre, pendant des mois, sur leurs propres réserves financières. D'enquêtes et d'études poursuivies vers 1954, il ressort en effet que si 3 % de la population européenne implantée en Algérie avait un niveau de vie moyen quintuple du niveau de vie moyen des Français habitant la métropole et 26,6 % de cette population un niveau de vie supérieur de 50 %, par contre 61,3 % n'avaient pas la moitié de ce niveau de vie, et 9,1 avait le quart.
Finalement pour l'ensemble des Pieds-Noirs, à cette époque, le niveau de vie moyen était de 10 à 15 % inférieur au niveau de vie moyen des Français. Depuis 1954, il ne fait pas de doute que si la guerre a enrichi certains Européens, il s'agit sans doute d'une minorité de commerçants et d'industriels capables d'en profiter. Pour les autres, leurs revenus n'ont pas dû rattraper le revenu moyen français, et les événements actuels ont pu les réduire encore.
Cette observation s'éclaire lorsqu'on considère la composition professionnelle des Européens et que l'on s'avise de la place tenue par des catégories à bas salaires (35 % de petits salariés). Elle est confirmée par des sondages faits dans de vastes secteurs urbains à Alger, Oran et Constantine, où il existe (surtout à Oran) un véritable prolétariat européen. Dans le bled également, un nombre appréciable d'employés subalternes et de petits commerçants disposent de ressources très faibles. Une politique d'aide aux rapatriés ne saurait donc se fonder sur l'opinion que les Pieds-Noirs peuvent se débrouiller; une minorité d'entre eux, riche et qui a déjà " pris ses précautions", peut se réinstaller à ses propres frais. Pour la majorité, il faut fournir non seulement des aides â l'installation définitive, mais aussi dans de nombreux cas, des allocations couvrant les frais de retour et d'accueil.

Club Jean MOULIN - POUR UNE POLITIQUE DU RAPATRIEMENT - Deux pièces du dossier Algérie - Seuil, 3ème trimestre 1962.

Les chiffres utilisés dans cette étude, notamment dans la première partie (" Pour une politique du rapatriement "), sont ceux que les statistiques et prévisions les plus autorisées tenaient pour probables, au mois de mai 1962. L'évolution brutale de la situation, du 19 mars au 17 juin, a bousculé certaines de ces évaluations. Le raisonnement, ni les conclusions qu'en tirent les auteurs, n'en sauraient être modifiés

Retour en haut de la page

Retour au menu "et après"


Mis en ligne le 16 dec 2010

Entrée  - Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - Les conditions  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -