1958. Qu'apportera cette quatrième année de guerre ? Nul ne peut en présager. L'horizon est sans issue immédiate. Chaque camp s'enfonce dans une routine meurtrière. La voie diplomatique n'a rien donné et ne peut rien donner : indépendance, côté F.L.N., souveraineté française, côté Paris. Les contacts des émissaires socialistes avec des Algériens sont restés sans lendemain. L'impasse est totale. Aussi, plus que jamais, la parole est aux armes, mais pour s'imposer définitivement sur le terrain beaucoup de sang doit encore couler. Ainsi s'ouvre 1958, alors que le canon tonne une fois de plus dans le Constantinois. La bataille de la frontière tunisienne débute.

Pour comprendre la partie qui va s'engager il convient de regarder une carte. Le barrage électrifié couvre la frontière tunisienne mais ne la jouxte pas. Pour des raisons de commodité matérielle, dans ce terrain difficile des monts de la Medjerda où les axes routiers sont peu nombreux et la végétation particulièrement drue, il s'en éloigne sensiblement. Depuis Mondovi, le pays natal d'Albert Camus, dans la plaine de Bône, il suit la voie ferrée jusqu'à Souk-Ahras. Après quoi, dans un paysage plus dégagé, il peut piquer plein sud sur Tébessa.

C'est là, entre Mondovi et Souk-Ahras et même, plus exactement, entre Duvivier et Souk-Ahras, qu'il existe un créneau privilégié pour tenter de passer. Le barrage est alors face au " bec de canard ", le fameux saillant de Ghardimaou, qui pointe face au petit village de Lamy. L'A.L.N. a, dans ce saillant, une bonne partie de ses bases et de ses camps. De là, les katibas peuvent s'infiltrer sans grand dommage dans le massif forestier de l'oued Soudan. C'est une base de départ idéale pour s'approcher de l'obstacle, l'étudier, le franchir et s'enfoncer en Algérie. Or de l'autre côté du barrage, justement entre Duvivier et Souk-Ahras, où il va falloir faire très vite pour s'éclipser et échapper aux recherches françaises une fois l'alerte donnée, le terrain est tout aussi couvert. Sur une bande d'une trentaine de kilomètres de largeur du nord au sud, les bruyères, les lentisques dépassent souvent la taille d'un homme 1. Plus au sud s'amorcent les hauts plateaux dénudés, plus au nord s'ouvre la plaine de Bône avec ses orangeraies et le lac Fetzara, aux abords désolés et uniformes.
Cette voie plein ouest vers l'intérieur de l'Algérie passe au nord de Guelma, petite cité dans une cuvette, riche de ses ruines romaines et de ses cultures de tabac. Guelma sera à la bataille nord du barrage ce qu'a été Tébessa au sud.

1. Les monts de la Medjerda, prolongés en Tunisie par ceux dits de Kroumirie, sont, avec la Petite-Kabylie, la région la plus arrosée du Maghreb. Les précipitations annuelles y dépassent le mètre, d'où le touffu d'une végétation bénéficiant à la fois de chaleur et d'humidité.

La zone Est Constantinois est maintenant aux mains de Vanuxem. Celui-ci, de son P.C. de Bône, a vite compris quelle partie allait se jouer - le ravitaillement en hommes et munitions de la rébellion et quel prix allait y mettre le F.L.N. Il a demandé à Salan des renforts et les a obtenus. Les paras, la légion sont là 2. Son pragmatisme ne s'embarrasse pas de formalités. Il veut de l'efficacité. Pas de guerre d'états-majors ! Une guerre de soldats, de chefs compétents. Sautant les hiérarchies et les lourdeurs territoriales, il lance ses colonels de choc : Buchoud et Jeanpierre, deux hommes qu'il sait pouvoir coller au terrain et jongler avec les moyens. A ces jeunes colonels il confie un commandement tactique bien supérieur à leur grade : troupes à pied, blindés, hélicoptères, aviation, etc. Il ne sera pas déçu.

2. Les paras 9e R.C.P., P.C. à Laverdure, 1er R.E.P., P.C. à Guelma, 14e R.C.P., P.C. à Sedrata.
La légion : 3e R.E.I., P.C. à Mondovi, 4e R.E.I., P.C. à Tébessa.

Buchoud est à Laverdure, petit village de colonisation à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Souk-Ahras. Collé au barrage, il s'axe plutôt sur les abords de la ville de Saint-Augustin. Son régiment, qu'il a créé et façonné, est constitué pour l'essentiel d'appelés du contingent, volontaires pour les troupes aéroportées. Son encadrement, qu'il a lui-même sélectionné, comporte plus d'un ancien d'Indochine. Avec Buchoud, des unités de secteur 3.
Le 21 janvier, Jeanpierre est arrivé à Guelma avec son 1er R.E.P., qui rêve d'en découdre sérieusement. Jusque-là, l'expédition de Suez, la bataille d'Alger, quelques incursions sur Hassi-Messaoud ou l'Orléansvillois ne lui ont guère permis de faire parler la poudre. Aussi ce magnifique outil de combat attend-il son heure avec impatience. Guelma va la donner à ce régiment où se mêlent des jeunes et des vétérans d'Indochine rescapés de deux ou trois séjours en Extrême-Orient et, pour certains, de Dien-Bien-Phû.

3. Bataillons des 60e, 151e, 152e, 153e R.I.M.

Jeanpierre domine son sujet. Il a la carrure pour, mais il est bien servi. Son adjoint s'appelle Morin 4. Ses capitaines Martin, Glasser, Besineau. Ses adjudants Tasnady, Filatof, Dallacosta. Avec lui aussi le commando d'Extrême-Orient 5 et un excellent groupe nomade de Guelma, unité musulmane normalement montée pour intervenir dans les djebels plus découverts du sud de la ville.
La grosse bataille va durer trois mois, de fin janvier à début mai. C'est l'époque où les nuits sont longues, propices à une marche discrète. Le scénario est rituel. Les Algériens forcent le barrage dans la première partie de la nuit, s'octroyant ainsi quelques heures pour gagner des couverts avant le lever du jour. Les véhicules blindés de la herse en patrouille permanente sur la piste qui longe le barrage localisent la coupure signalée par la rupture du réseau. L'alerte donnée, le branle-bas réveille les cantonnements.

4. Le commandant Morin est le créateur des B.E.P. devenus R.E.P. C'est lui qui a formé en Indochine la première compagnie parachutiste légionnaire dans les rangs du 31 R.E.I. Pour cet ancien déporté, gaillard au visage poupin éclairé de grands yeux bleus, la carrière s'ouvre vers les plus hautes destinées de l'armée française. Le commandant Morin, en 1961, démissionnera pour marquer sa désapprobation de la politique algérienne du gouvernement. Son cas illustre bien le drame de conscience de l'élite des officiers de l'armée française à cette époque et l'hémorragie subie en cadres de valeur.
5. Constitué de Vietnamiens exilés.

A Paris, à Alger, le gouvernement, le ministre résident ont suivi évidemment l'évolution militaire des combats du Constantinois mais ils sont beaucoup plus sensibles à l'écho politique et international d'un nom qui claque " Sakiet ". " Sakiet ", c'est Sakiet-Sidi-Youssef, modeste village tunisien à l'est de Souk-Ahras et à quelques jets de pierres de la frontière. L'A.L.N. y est installée comme chez elle, occupant la majeure partie de la bourgade ainsi qu'une mine désaffectée située quelques kilomètres plus au sud. Face à Sakiet, les troupes françaises, les avions de reconnaissance, sont souvent pris à partie par des tirs algériens venus de Tunisie.

Le 11 janvier, deux sections du 23e R.I., sous les ordres du capitaine Allard, partent se mettre en embuscade à environ 700 mètres de la frontière sur un lieu de passage habituel des éléments de l'A.L.N. s'infiltrant en Algérie. Elles se heurtent à un adversaire nombreux et sont prises sous un feu nourri venu des hauteurs aussi bien algériennes que tunisiennes. Bousculées, elles ne se dégagent que grâce à l'arrivée de renforts mais perdent quatre prisonniers et ont quatorze tués, retrouvés affreusement mutilés.
La complicité tunisienne est évidente. Elle a couvert l'attaque à partir de son territoire national. Le gouvernement français entend protester mais le président Bourguiba refuse de recevoir son émissaire, le général Buchalet.
La rancœur augmente dans le camp militaire français et la tension continue à monter dans le secteur de Sakiet. Le 30 janvier, un T6 est abattu par une D.C.A. située en Tunisie. Le général Jouhaud, qui commande les forces aériennes en Algérie, prévoit une riposte avec l'accord du général Salan et du général Ely, chef d'état-major général de l'armée, c'est-à-dire le grand patron de l'armée française.

Le 7 février au matin, un Marcel-Dassault de reconnaissance est touché, toujours aux approches de Sakiet. Il se pose en catastrophe à Tébessa. La riposte prévue tombe. A la mi-journée, Mistral, B 26 et Corsaire piquent sur Sakiet et sur la mine, là où les cantonnements algériens ont été localisés. Quelques jours plus tard, un communiqué officiel français annoncera 130 rebelles tués.
Le tollé tunisien alerte le monde. La France fait figure d'agresseur dans un dossier où elle plaide pour la stricte neutralité, apparemment non respectée, d'un pays ami, en l'occurrence la Tunisie. Pourquoi cette dernière tolère-t-elle des agressions contre une terre française à partir de son propre sol ? A l'O.N.U., la Tunisie avance les innocentes victimes tunisiennes du raid français. La grande presse est invitée à se rendre à Sakiet pour constater les dommages. En revanche, coût de ces réactions internationales, cette intervention sur Sakiet débouche sur un malaise au niveau du commandement. Salan, Jouhaud ne sont pas suivis par leur ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, qui les désapprouve sans pour autant oser les sanctionner 6. Des bruits de mutation courent toutefois dans les couloirs.
Bruits que corrobore la mise en place à Alger d'une antenne de la Défense nationale, antenne installée sous l'égide de Chaban-Delmas pour reprendre un vieux projet : les gaullistes veulent un homme à eux en Algérie, le général Cogny en l'occurrence, pour y être prêt à exploiter les événements en leur faveur. Le civil Léon Delbecque, le militaire Jean Pouget, sous l'œil courroucé du commandant en chef, s'affairent pour fomenter son départ et créer un climat favorable à l'appel à de Gaulle 7.

6. En revanche, bien des milieux, anciens combattants en particulier, se félicitent de l'attitude des généraux. Le 21 février, Alexandre Sanguinetti, au nom du comité d'action des associations nationales d'anciens combattants, écrit au général Salan pour l'assurer de sa reconnaissance et de son soutien total.
7. Le commandant Pouget, ancien aide de camp du général Navarre en Indochine, a sauté comme volontaire sur le camp retranché de Dien-Bien-Phû dans les derniers jours de la bataille et possède de beaux états de service. Léon Delbecque est un militant gaulliste de Lille particulièrement actif. L'intégrité et la bonne foi de ces deux hommes sont totales.

Les projets de Chaban-Delmas, quant aux généraux en place à Alger, tournent court avec la chute du gouvernement Gaillard, le 20 avril. Une fois de plus, la France se retrouve en crise ministérielle et le président Coty renoue avec le chassé-croisé des consultations. Georges Bidault, René Pleven, renoncent ou échouent. L'Alsacien Pflimlin parait devoir l'emporter mais il ne dissimule pas ses intentions de ramener la paix en Algérie par la négociation en utilisant, le cas échéant, les bons offices de la Tunisie ou du Maroc. L'opinion européenne, les états-majors dans les départements algériens acceptent mal cette perspective d'interférence, dans le sens que l'on devine, de pays qui soutiennent longuement, ouvertement, la rébellion. Une fois de plus les éditoriaux s'enflamment, largement commentés et approuvés.
Le 8 mai, Robert Lacoste s'envole pour Paris. Ministre d'un gouvernement démissionnaire, il n'est plus rien. Les chefs militaires restent seuls avec le fardeau de la guerre et l'angoisse de son orientation telle que l'envisage le président du Conseil désigné et en attente d'investiture officielle par la Chambre des députés.

Mais déjà, les événements se bousculent. Le 13 mai est là. Auparavant, cependant, un fait très important mérite éclairage.
Le 8 février, Robert Lacoste se rend à Philippeville pour saluer le départ du premier pétrolier porteur du pétrole saharien. Dans une péroraison enflammée, il exalte l'œuvre française et la pérennité de sa présence sur la terre algérienne. Algérie française revient sans cesse au fil de son discours. Ce 8 février est en effet l'aboutissement d'une longue recherche et d'une longue route. Depuis des années, les techniciens français sondent le sous-sol de l'erg. Aujourd'hui, depuis Hassi-Messaoud, un oléoduc draine le naphte sur Touggourt. De là, le rail le remonte sur le nord. Pour cela, la voie ferrée Touggourt-Biskra a été élargie. Après la capitale des Mans, le lourd convoi quitte les oasis, puis par les contreforts de l'Aurès gagne Batna et, de là, par les hauts plateaux, Constantine, avant de redescendre sur la mer. Sur le parcours, les postes de Sénégalais veillent.

Ce premier acheminement d'un pétrole français sera suivi de bien d'autres. Les rotations s'échelonneront régulièrement jusqu'à la mise en service des grands oléoducs vers Bougie ou Edjelé en Tunisie. Curieusement, les incidents seront rares. L'A.L.N. manque de techniciens et de moyens pour saboter sérieusement l'itinéraire des trains pétroliers ou des conduites souterraines.

Tous ceux qui, le 8 février 1958, sur les quais du port de Philippeville, regardent s'éloigner ce premier navire porteur de pétrole extrait par les Français d'une terre regardée comme française, se sentent emplis de fierté et d'espérance.
L'avenir énergétique du pays ne serait-il pas enfin assuré 8? Ils entendent monter en eux une raison de plus de s'accrocher à ce sol africain.

8. Dix ans plus tard, la production de pétrole saharien sera de 36 millions de tonnes, soit 1,5 % de la production mondiale.
Chapitre XXVII du livre de Pierre Montagnon (la guerre d'Algérie)

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Mis en ligne le 30 juillet 2017

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