LE 8 février 1958, à 11 h 10, 25 avions français bombardent les cantonnements du F.L.N. à Sakiet-Sidi-Youssef.

Une heure auparavant, des mitrailleuses installées autour de Sakiet et dans la ville même avaient ouvert le feu et atteint un avion français qui survolait le poste de Sakiet, situé à 500 ni de la frontière. C'était le trentième incident de ce genre que subissaient nos aviateurs.
Les troupes de l'A.L.N. basées en Tunisie jouissaient personne ne l'ignorait de la plus grande liberté d'action. A partir du territoire tunisien, elles harcelaient nos postes, couvertes par la frontière derrière laquelle elles se réfugiaient leur coup fait; elles montaient embuscade sur embuscade.
La dernière en date a eu lieu le 11 janvier : 15 soldats français ont été tués, les blessés achevés et 4 soldats faits prisonniers, à proximité de Sakiet. Les fellaghas - ils étaient 300 - se sont ensuite embarqués sur des camions de la garde tunisienne, couverts par le tir de mitrailleuses provenant de Tunisie.
Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, adresse à Bourguiba une vive protestation qui se veut menaçante. Il se heurte à une fin de non-recevoir et les émissaires du gouvernement français sont accueillis avec une insolence rare.

L'agression de l'A.L.N., au départ de la Tunisie, est permanente. Robert Lacoste et le général Salan ont, à plusieurs reprises, réclamé le droit de poursuite. Bourgès-Maunoury l'avait accordé.
Des plans d'intervention contre l'A.L.N. de l'est étaient prêts. L'un, terrestre, se proposait d'effectuer un coup de main de va-et-vient sur les bases F.L.N., soit dans la zone Béja-Ghardimaout - Le Kef-Sakiet Souk-el-Arba, soit dans la zone Thala - Tadjerouine - Thelepte - Kasserine. Moyens : troupes aéroportées et unités blindées, aux ordres du général Gilles. L'autre, aérien, devait prendre à partie des objectifs ponctuels, les camps de l'A.L.N. dont celui de Sakiet-Sidi-Youssef. Des Motos aériennes, adressées au ministre de la Défense nationale à l'appui du plan de représailles, indiquaient sans ambiguïté la présence des fellaghas à l'intérieur du village et dans les installations des anciennes mines.
Elles confirmaient les déclarations de ralliés, de prisonniers et de journalistes.
Le 2 février, un cinéaste anglais avait pu filmer les installations rebelles. Il avait vendu son film au 2e bureau.

Chaban-Delmas et Lacoste avaient approuvé ces plans, dont l'essentiel devait être communiqué à notre ambassadeur à Tunis et au général Gambiez, commandant les troupes françaises en Tunisie. Alors que Paris penchait pour une action aérienne, Alger préconisait une action terrestre et aéroportée, plus efficace, plus précise qu'un bombardement aérien et donc moins dangereuse pour la population civile.

Le 29 janvier, Paris avait confirmé le droit de poursuite. Le 1er février, le secrétaire d'Etat à l'Air, Christiaens, avait approuvé le plan du général Jouhaud. Le 1er février également, à Paris, le général Ely, chef d'état-major général de la Défense, donne son accord verbal au plan que lui présentait le colonel Marguet, sous-chef d'état-major de la Xe région, que j'accompagnais. Le 3, il confirme par écrit l'accord de Chaban-Delmas.

L'opération déclenchée le 8 février n'a donc pas pris le gouvernement au dépourvu, comme on l'imaginera après coup. Quant aux résultats, l'imagination se donnera aussi libre cours, qui n'attribuera initialement que des victimes civiles au bombardement.

" Djounoud " à Sakiet ...

A peine l'opération était-elle effectuée que le téléphone - la ligne entre la Tunisie et Alger fonctionnait normalement - avertissait parents et amis des rebelles tués ou blessés, ou même sains et saufs.
Les photos aériennes prises sur-le-champ n'indiquaient aucun véhicule de la Croix-Rouge. D'ailleurs, sur intervention de la France, la Croix-Rouge internationale, pour éviter une reconnaissance officielle dont la propagande F.L.N. aurait tiré parti, avait accepté de passer par l'intermédiaire du Croissant-Rouge tunisien. Les vivres, médicaments, couvertures remis par la Croix-Rouge allèrent d'ailleurs pour moitié à la garde tunisienne et à l'A.L.N., ainsi qu'en fit foi le matériel tombé entre nos mains !

Laissons parler un rebelle - rallié par la suite -, commandant de katiba :

" Nous vivions mêlés à la population du village, composée surtout de commerçants. Le poste français, à 1 km de Sakiet, servait de cible aux djounouds qui allaient au village. Parfois, il ripostait par un coup de mortier... Malgré les observations de l'officier qui commandait le poste de la garde tunisienne, les sections s'installaient sur le plateau dominant le village et ouvraient le feu sur tout ce qui se déplaçait en territoire français. Nos mitrailleuses, ainsi qu'une arme installée sur le poste tunisien, tiraient fréquemment sur les avions survolant la frontière.
Le 8 au matin, un appareil, sans doute touché, perdit rapidement de l'altitude et disparut derrière les collines. Les Tunisiens affirmèrent l'avoir vu s'écraser. La population, inquiète, commença d'évacuer le village, quelques habitants se dirigèrent vers le poste français.
Vers midi, brusquement, une trentaine d'avions débouchèrent de l'horizon et piquèrent sur la ville. Des objets noirs se détachèrent des appareils et s'abattirent sur le village et sur les installations des mines. Dans un nuage de poussière, le sol trembla, des bâtiments s'effondrèrent. De la mine où nous cantonnions, le spectacle était impressionnant. Après un rapide virage, les avions se précipitèrent sur nous, les bâtiments volèrent en éclats, les hommes s'enfuirent de tous côtés, pour suivis par les mitrailleuses. Le dépôt d'armes et de munitions situé près de l'ancienne école de la mine sauta pendant plus d'une heure. Les avions disparurent.
A la mine, on compta une trentaine de tués et une vingtaine de blessés. Une ancienne galerie où les djounouds avaient cherché refuge s'était effondrée. Une dizaine d'entre eux appartenaient à ma katiba, mais il y en avait beaucoup d'autres. En ville, les Tunisiens déploraient une dizaine de victimes. Des décombres, on dégagea une cinquantaine de nos hommes.
Le soir, nous enterrâmes les morts dans une galerie, à l'exception d'une vingtaine de cadavres méconnaissables qu'on transporta en ville : le lendemain, une commission de l'O.N.U., disait-on, devait constater les résultats du bombardement.
Le lendemain, il n'y eut pas d'enquêteur de l'O.N.U., mais un assez grand nombre de journalistes, auxquels les Tunisiens avaient refusé, la veille, l'accès des lieux : il fallait préparer la mise en scène pour émouvoir l'opinion publique.
On prétendra voir dans le bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef un acte destiné à forcer la main au gouvernement. Il ne s'agissait que de représailles approuvées par celui-ci. Le président du Conseil, Félix Gaillard, et Chaban-Delmas couvriront officiellement l'opération, maison laissera entendre qu'on avait été mis devant le fait accompli par une armée qui n'obéissait plus. "

Murphy, l'homme des " bons offices "

Le bombardement de Sakiet conduira Bourguiba à déposer une plainte auprès du Conseil de sécurité et les Américains et les Anglais à proposer leurs " bons offices " pour résoudre la crise plutôt que d'aborder un débat public dommageable pour l'unité de l'O.T.A.N.

En réalité, ces " bons offices " étaient dans l'air bien avant l'affaire de Sakiet. Malgré l'opposition de la France, l'Angleterre et les Etats-Unis, le 14 novembre 1957, décident de livrer des armes à la Tunisie, au risque d'en voir une partie passer aux rebelles. Américains et Britanniques soulignent à cette occasion que les relations du Maghreb avec l'Occident ne relèvent plus exclusivement de la France.

Avec les " bons offices " réapparaît Murphy, ancien consul à Alger, qui s'était vu reprocher par Roosevelt de n'avoir pas associé les musulmans à la préparation du débarquement américain du 8 novembre 1942. Il est suivi d'un Anglais bien tranquille : Beeley.

Pour la France, les " bons offices " doivent porter sur la présence de troupes françaises à Bizerte et le retour à une situation normale entre la France et la Tunisie, où Bourguiba vient d'expulser 600 colons français, de fermer cinq consulats en zone frontière et de bloquer la zone de Bizerte. Pour Bourguiba, les " bons offices " doivent s'élargir à l'ensemble du problème algérien.
Or le gouvernement français négocie avec Washington une aide financière que les Américains subordonnent à un assainissement du budget lire : une diminution des crédits militaires.

MM. " Bons-Offices " font le va-et-vient entre Tunis et Paris. Le 29 mars, il est question - outre de l'évacuation de Bizerte - d'un contrôle international de la frontière. Bourguiba s'opposant, sur les injonctions du F.L.N., à tout contrôle sur son territoire, sauf sur les aérodromes, on installe des commissions en Algérie : à Bône, Souk-Ahras, Tébessa... Espère-t-on ainsi mettre un terme aux activités du F.L.N. aux frontières ? Il est vrai que Bourguiba, avec une impudente assurance, affirme qu'il n'y a pas de rebelles algériens en Tunisie !...

Des secrets de Polichinelle...

Gaillard ne se montre pas hostile au projet. Lacoste, averti, fait procéder à une étude. L'état-major de la Xe R.M. évoque le précédent d'Indochine, où une commission internationale - elle existe toujours et coûte chaque année à la France, 500 millions -, composée d'Hindous, de Polonais, de Canadiens, constitue surtout une entreprise d'espionnage et de propagande au profit du Nord-Vietnam. Le remède, conclut-on, serait pire que le mal. Y souscrire serait plus que de la naïveté, Lacoste en est convaincu.
Mais en Tunisie, on cède sur toute la ligne. Contre des promesses qui ne seront jamais tenues : réouverture des consulats et retour des Français sur leurs terres, on évacuera Bizerte par paliers. Le général Gambiez, commandant les troupes françaises en Tunisie, est autorisé à circuler entre Tunis et Bizerte, où, jusque-là, il se rendait déguisé en femme arabe !...

Pour l'Algérie, la pression américaine s'accentue. Eisenhower et Foster Dulles insistent pour que les " bons offices " prennent une extension que Félix Gaillard avait initialement rejetée. Jean Monnet dont l'influence est grande, soutient les propositions américaines.
Tout se passe dans une totale absence de discrétion. Le Parlement éprouve le sentiment que Gaillard va céder aux pressions étrangères : il est renversé, chute dont le F.L.N. s'attribue le mérite.
Il est clair, en effet, que cette diplomatie de place publique encourage surtout l'intransigeance de la rébellion. A la conférence d'Accra, le 22 avril, les Etats africains invitent la France à se retirer d'Algérie.
A Tanger, le 27 avril, le Néo-Destour tunisien, l'Istiqlal marocain et le Front algérien proclament l'unité d'action dans la lutte pour la libération de l'Algérie.
A Tunis, le premier secrétaire de l'ambassade américaine est ouvertement en contact permanent avec le F.L.N. A l'ambassade de France, on donne un bal masqué !...

Certain que les Français n'oseront pas, dans la conjoncture internationale pré sente, procéder à des représailles, le F.L.N. lance ses renforts sur les barrages.
En trois mois, il y perdra 10 000 tués, 8 000 prisonniers et plus de 10 000 armes, mais au prix de durs combats. En Tunisie, il reçoit 17 000 fusils de guerre, 296 F. M., 380 mitrailleuses, 30 mortiers, 170 lance-roquettes antichars. Il attend 50 000 armes pour les mois suivants.

En Algérie, les " bons offices " accroissent l'attentisme des musulmans. " La population musulmane, écrit Lacoste, est très sensible à la publicité accordée aux travaux des réunions d'Accra et de Tanger, ainsi qu'aux intentions prêtées à nos alliés quant à l'avenir de. l'Algérie. "
Et il ajoute : " Le climat psychologique qui va se dégradant explique dans une large mesure nos difficultés avec certains, éléments rebelles ralliés (lire Bellounis). "

Dans les douars, la propagande affirme que l'Algérie sera indépendante sous peu, grâce aux nations arabes et aux Anglo-Américains. Pour le F.L.N., c'est le dernier quart d'heure !

Chez les Européens et dans l'armée, l'inquiétude n'est pas moindre. Elle est d'ailleurs exploitée par l' " antenne " de la Défense nationale que Chaban-Delmas a installée à Paris sous prétexte d'animer l'action psychologique. Là, Delbecque et Guy Ribaud entretiennent les activistes dans " la rogne et la grogne "; Sanguinetti, les anciens combattants; Vinciguerra, l'administration; le commandant Pouget, l'armée et notamment les paras. L'armée est d'autant plus remuée que les nominations , de l'année précédente avaient favorisé de très nombreux cadres qu'on avait assez peu vus sur les champs de bataille. Un général avait démissionné à grand fracas.

Mort de la " IVe "

Partout, les esprits s'échauffent et pas seulement à Alger, mais aussi à Paris, dans les partis, dans la police, ce qui est plus grave.

Il n'y a plus de gouvernement : Pleven, Pffimlin buttent sur l'obstacle algérien. Ou on accepte les " bons offices ", soit ceux des Anglo-Américaine, soit ceux du Maroc et de la Tunisie, et l'on va très loin dans la voie de l'indépendance algérienne, ou on les rejette, au mépris de l'opinion internationale, Pierre Pffimlin hésite.

Le 10 avril 1958, un officier du 2e bureau d'Alger avertit Paris que les rebelles se proposent de fusiller trois soldats français détenus par la garde tunisienne à Souk-el-Arba. " Voyez M. Murphy ", lui répond-on.

Dans tout cela, en effet, on a un peu oublié l'affaire de Sakiet-Sidi-Youssef. Le F.L.N. se charge de la rappeler.
Le 9 mai, il annonce que, le 25 avril 1958, il a fait fusiller trois soldats du contingent : le sergent Richomme, le soldat Decourtex et le cavalier Feuillebois.

Ecœuré, Lacoste quitte l'Algérie en disant aux militaires :
" A vous de jouer si vous ne voulez pas un Dien-Bien-Phû diplomatique. "

Puis ce sera le 13 mai, et la IVe République mourra.

Elle mourra, certes, du complot gaulliste, mais surtout - la crise provoquée par l'engrenage des " bons offices " le prouve - de l'impuissance de ses gouvernants à maîtriser la vie politique, à la fois nationale et internationale.

Général JACQUIN
(Historia Magazine N° 239)

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Mis en ligne le 3 août 2017

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