La conquête et la colonisation de ce qui deviendra l’Algérie est la forme la plus nue sous laquelle la question coloniale surgit dans la réflexion encore tâtonnante des socialistes français. Pour autant que nous puissions dater l’émergence d’un courant de pensée – doctrine, secte, système – à l’apparition du terme sous lequel il est communément dénommé, force est de situer la naissance du « socialisme moderne » dans les immédiats lendemains désenchantés de la révolution de Juillet, c’est-à-dire après la prise d’Alger.

Nous ne saurions pourtant arrimer notre étude à cette seule borne car c’est bien en amont que la question coloniale, comme le socialisme, se forment. À ne pas tenter de remonter jusqu’à ces origines, l’historien risquerait de rendre inintelligible ce fait avéré et le plus souvent ignoré : le socialisme naissant s’est massivement déterminé en faveur de la colonisation de l’Algérie.

Cette ignorance, volontaire ou non, n’a pour pendant et pour excuse que la banalisation du contexte dans lequel ce choix a été effectué. Et c’est déjà la notion de choix qui est tout bonnement évacuée. De Leroy-Beaulieu à Ageron, en passant par Braudel1, les historiens les plus influents se sont relayés pour affirmer que l’Algérie s’était faite presque par hasard et que, nonobstant, elle s’était imposée comme une fatalité à l’opinion publique, au point de rendre impensable son abandon2. C’est bien sûr faux. Dans l’espace resserré de cet article je ne lèverai qu’un coin du voile, renvoyant les lecteurs aux travaux plus complets cités en référence3.

1 Guy Pervillé dans La France en Algérie 1830-1954, Vendémiaire, 2012, s’essaie à conclure cette vulgate en affirmant « il paraît clair qu’en lançant l’expédition d’Alger en 1830 la France n’avait aucune politique algérienne définie » (p. 12) ; citant C.-A. Julien, il en fait « un enchaînement fortuit de décisions partielles » (p. 18). Certains auteurs (Marcel Emerit dans Une cause de l’expédition d’Alger, Alger, 1954, Amar Hamdani avec La vérité sur l’expédition d’Alger, Balland, 1985 et Pierre Péan dans Main basse sur Alger, Plon, 2004) n’ont pas trouvé d’autre explication que le désir de s’emparer du trésor de la Casbah.
2 « Les communistes français des années 1840 et la conquête de l’Algérie », par Alain Maillard, in Le fait colonial au Maghreb, L’Harmattan, 2007, p. 165-178.
3 Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, par Todd Shepard, Payot, 2012, 540 p. ; Colonisation et politique d’assimilation en Algérie, 1830-1962, par Djamal Kharchi, Alger, 2004, 574 p., Comment est née l’Algérie française, 1830-1850, la belle utopie, par Jean-Louis Marçot, La Différence, 2012, 951 p.
En possession de cette généalogie manquante, comprendra-t-on mieux la position que les socialistes adoptent devant Alger ? Deux difficultés s’interposent : d’une part la grande diversité des acteurs et de leurs écoles, laquelle transforme le discours qu’ils tiennent en cacophonie ; d’autre part la faible visibilité dans ce discours d’une question coloniale presque aussitôt évincée par la question sociale.

À supposer que mon analyse parvienne à surmonter ces difficultés, je m’attacherai à montrer ce que la position, voire l’engagement des premiers socialistes, a donné à la pratique et passerai en revue quelques-unes de leurs réalisations algériennes. Je laisserai délibérément de côté leur contribution à la question coloniale hors l’Algérie, notamment leur part dans le débat sur les modalités de l’abolition de l’esclavage et la fondation de nouvelles colonies4.

4 Voir notamment les travaux d’Olivier Chaïbi sur Jules Lechevalier et la Guyane in Jules Lechevalier, pionnier de l’économie sociale : 1806-1862, L’Harmattan, 2009, 512 p.
Au terme de cette étude que le resserrement imposé ne rendra, je l’espère, ni trop indigeste ni trop radicale, je ne pourrai m’empêcher de me demander comment et pourquoi les socialistes, dans leur toute première fraîcheur, ont adopté envers l’Algérie une réponse qui semble aujourd’hui à la plupart de leurs héritiers complètement contre-nature.

L’Algérie est née d’un projet colonial

En abolissant l’esclavage le 4 février 1794, après une suite de palinodies fracassantes, la Révolution française marquait sa rupture avec l’ancien ordre colonial, le régime des plantations. Pour désarmer la critique, nombre de « philosophes » s’étaient essayés à déplacer la question du domaine de la morale à celui de l’économie. Ils présentaient le travail libre et le libre-échange comme plus rentables que le travail forcé et l’exclusif. L’esclavage étouffe l’industrie, explique le physiocrate Dupont de Nemours dans ses Éphémérides5.

5 Éphémérides du Citoyen de 1771, t. VI, p. 245-246 et L’esprit des usages et des coutumes des différens peuples, par Jean-Nicolas Démeunier, Laporte, 1786, t. II, p. 160-162.
Mais aucun, sauf Grégoire6, ne prône le renoncement aux besoins qui justifiaient la conservation des colonies : le sucre, le café, le tabac, l’indigo et autres denrées équinoxiales. L’industrie betteravière n’en est qu’à ses débuts. Il faut faire évoluer les anciennes colonies, avec toutes les crispations imaginables et la concurrence des autres puissances coloniales, ou bien se créer des établissements d’un nouveau type sous des climats plus cléments et dans des terres plus proches.
6 Grégoire lie l’abolition à la régénération de son pays. Renoncer à l’esclavage, c’est effectivement pour lui renoncer aux colonies, c’est-à-dire, quant aux Français, renoncer à « l’égoïsme » des « superfluités, destinées à satisfaire vos besoins factices », le sucre, le café, les épices, le luxe. (Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue, et des autres isles françoises de l’Amérique, Paris, 1789).
C’est à quoi réfléchissent les Amis des Noirs de la deuxième époque7. Un de leurs membres les plus actifs, Talleyrand, ouvre la voie dans un Essai rendu public le 3 juillet 1797 sous le titre programme : « Sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes »8. Il désigne l’Égypte pour des raisons tout à la fois symboliques, économiques et stratégiques. Le Directoire, convaincu, décide une expédition. Bonaparte la commande. Menou9 lui donne son contenu « coloniste ». Mais l’entreprise se brise sur deux écueils : la diplomatie et l’islam. Vaincu par le djihad et l’alliance des Turcs et des Anglais, l’expédition se solde par un accroissement de l’hégémonie britannique en Méditerranée.
8 Essai sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes, par Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Paris, Baudouin, 1797, 16 p. Voir le travail de son biographe, Georges Pallain.
9 Le général Abdallah Menou et la dernière phase de l’expédition d’Égypte (1799-1801), par Georges Rigault, Plon, 1911, 403 p.
Tirant de l’échec une mauvaise leçon, Napoléon rétablit l’esclavage et ordonne une expédition pour l’imposer à Saint-Domingue. Fait unique au monde d’alors, le 1er janvier 1804, la perle des Antilles martyrisées bat l’armée de Leclerc et conquiert son indépendance : triomphe des Noirs, cuisante défaite des Blancs.

Ces deux déconvenues ramènent en France, à Marseille notamment, un interlope d’anciens expéditionnaires et d’anciens colons qui ne reste pas sans influence. La Restauration qui lui est sensible mais qui, par le traité de Vienne, a dû renoncer au principe de l’esclavage, se hasarde à des combinaisons défectueuses10. Quant à Saint-Domingue, devenue Haïti après l’échec de plusieurs tentatives d’établissement d’un régime néocolonial, Charles X se résout à reconnaître son indépendance contre rançon. Son ordonnance du 17 avril 1825, malgré la grogne qu’elle provoque chez les ultras, sanctionne un tournant irréversible11.

10 Le Sénégal rendu de mauvaise grâce par les Anglais est le décor tragique d’un spectaculaire scandale : le naufrage de la Méduse révèle l’incurie des colonisateurs sur fond d’anthropophagie et d’ivrognerie. L’essai d’un nouveau mode de production sur place se traduit par un recours camouflé à l’esclavage.
11 Haïti et la France 1804-1848, par Jean-François Briere, Karthala, 2008, 354 p.
La page est tournée. La monarchie a choisi de redéployer ses efforts en direction de la Méditerranée. Son armée était présente en Espagne, elle l’est en Grèce. Elle le sera à Alger. L’expédition éponyme s’inscrit délibérément dans le sillage tracé par Napoléon. Elle lui emprunte jusqu’à son style. Charles X se rappelle qu’en 1808, l’empereur se préparait à attaquer et coloniser la Régence d’Alger et que dans cette intention, il y avait envoyé un espion dont le rapport servira très précisément de base à sa propre action armée. Dès 1814, Polignac, qui sera la cheville ouvrière de cette action, l’avait justifiée12.
12 Note du 19 septembre 1814 en faveur d’une « Expédition contre les barbaresques », citée dans France et Afrique du Nord avant 1830, Les Précurseurs de la conquête, par François Charles-Roux, Alcan, 1932, 750 p.
Lorsqu’en juin 1827 éclate, sur un coup d’éventail théâtral, « la guerre d’Alger » comme on l’appelle alors, la France, militairement mobilisée en Grèce, se contente d’imposer son droit de préemption par un blocus qui va durer trois ans. Qu’espère-t-elle ? Au-delà d’une improbable « croisade », le projet colonial de la Restauration est clairement de faire main basse sur « des ressources commerciales immenses »13 et de transformer la Méditerranée en « lac français » selon le mot de Talleyrand, bien présent dans les cercles du pouvoir14.
13 Ibid., p. 502
14 Pour approfondir la question : France et Angleterre, Cent années de rivalité coloniale, par Jean Darcy, Perrin, 1904, 481 p. ; La conquête d’Alger, 1830, par Gustave Gautherot, Payot, 1929, 208 p. ; Les Royalistes en Algérie de 1830 à 1962 - De la colonisation au drame, par Pierre Gourinard, Atelier Fol’fer, 2012, 332 p. ; Journal d’un ministre, œuvre posthume du comte de Guernon-Ranville, ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique dans le dernier conseil de Charles X, Caen, 1873, 416 p.

Les précurseurs du socialisme et les colonies

Comment les précurseurs du socialisme accueillent-ils ce nouveau projet colonial ? Mais d’abord qui sont-ils ? Selon une généalogie établie par le libéral Louis Reybaud qui, en rivalité avec Pierre Leroux, s’attribue la paternité du néologisme, nous identifierons comme précurseurs, Saint-Simon et Fourier. Mettons de côté Robert Owen, l’Anglais, malgré son antériorité (c’est pour qualifier son système que le vocable « Socialism » est forgé pour la première fois dans les années 1810), et l’indéniable influence qu’il a eue sur nombre d’intellectuels français, et ignorons également Buonarroti qui, sous couvert de faire connaître la vie et l’œuvre de son compagnon Babeuf, fonde en 1828 une variété communiste du socialisme.

Saint-Simon, sur la question coloniale qu’il néglige alors qu’il a risqué pour elle sa jeunesse (officier durant quatre ans dans les troupes de Washington), n’entend pas innover. En la matière, il applique strictement les préceptes de l’économie politique telle que Jean-Baptiste Say – auquel il rend un constant hommage – les a posés dans son fameux Traité de 1803, et enseignés15. Au fil de son pseudo-périodique L’Industrie puis du Système industriel et jusqu’à son écrit final, au titre de l’industrialisme, du positivisme et du Nouveau christianisme, il prêche sans détour le renoncement à toute violence et à toute contrainte dans les rapports internationaux, la démilitarisation de la société et l’abandon des colonies au profit d’une « colonisation intérieure ». « Si [calcule-t-il] on avait dépensé pour l’agriculture les sommes qui ont été sacrifiées pour établir les colonies et pour les conserver, la France serait aujourd’hui quatre fois plus riche. »16

15 Saint-Simon a suivi ses cours à l’Athénée en 1813.
16 Œuvres complètes de Saint-Simon, PUF, 2013, t. II, p. 1613.
Saint-Simon s’interdit de moraliser. Les idées qu’il professe doivent être l’effet d’une évolution inéluctable des rapports sociaux consécutive aux progrès scientifiques, industriels et intellectuels. Être arrivé au degré le plus élevé de la civilisation veut dire que « les décisions ne peuvent être que le résultat de démonstrations scientifiques » et que de fait, elles sont « absolument indépendantes de toute volonté humaine »17.
17 Ibid., t. III, p. 2012.
S’agirait-il d’aller porter au loin cette civilisation ? Saint-Simon n’est pas moins clair : il rejette toute « action de l’homme sur l’homme » car selon lui, elle « est toujours, en elle-même, nuisible [à l’espèce] »18. C’est donc une évolution intrinsèque dont on ne peut pas sauter les étapes. La civilisation se répand sur terre par un échange naturel, consenti, sans domination, sans violence. Saint-Simon emploie, pour nommer cet échange, le vocable de « coopération » emprunté à Robert Owen, et plus souvent, celui d’association qu’il flanque de l’épithète « universelle ». Sur la planète transformée en « grand atelier », les peuples et les hommes du xixe siècle ne se partagent pas le pouvoir, mais le travail.
18 Ibid., t. III, p. 2209.
Charles Fourier a une approche de la question toute différente. Confronté à elle précocement lui aussi, alors que, jeune employé de commerce en denrées coloniales à Toulon et Marseille, il prend en haine la piraterie. Fourier applaudit à l’expédition d’Égypte et préconise en 1803 la conquête du Maroc, de « l’Algérie » et des autres Barbaresques. Mais son bellicisme s’estompe à mesure que son système se fortifie.

Au lieu de la puissance des armes, c’est désormais – depuis la Théorie des quatre mouvements et surtout son Traité de l’association domestique-agricole de 1822 –, sur « l’attraction passionnée » et « l’association » que l’inventeur compte pour « séduire » facilement et pour leur plus grand bien les peuplades barbares et sauvages qui occupent sans profit la planète. Et si les instruments nouveaux de cette colonisation sont les fruits d’une évolution inéluctable de l’humanité, Fourier, à la différence de Saint-Simon, ne conçoit pas qu’il faille pour chaque peuple passer par toutes les étapes de cette évolution. À suivre sa pensée, c’est donc la terre entière qui attend d’être « colonisée », sous le règne de l’Harmonie et c’est à la France, placée, au moins par l’abondance de sa population, en tête des nations, qu’il revient d’initier le mouvement19. 1

9 « Dans le début, la France, faute de terrain, sera obligée de verser au dehors 4 millions d’habitans superflus ; [...] ces versements à titre de colonisation en souveraineté perpétuelle seront un grand avantage pour tout souverain qui aura du superflu de population. Le but de l’Harmonie sera de mettre bien vite en culture la zone torride [...] », Traité de l’association domestique-agricole, Bossange et Mongié, 1822, t. II (p. 117).
En février 1823, Fourier communique à la Société de géographie de Paris un plan destiné « à déterminer toutes les peuplades sauvages & anthropophages à l’adoption subite de la grande industrie & des mœurs policées »20 ; une seule démonstration expérimentale, ajoute-t-il, avec quatre cents à mille personnes la répandra sur tout le globe en moins d’un an. Ses yeux sont alors tournés vers l’Afrique, un continent qu’il a étudié avec ferveur. La possession qu’y exercent les Turcs n’a pour lui aucune légitimité. Les autres possesseurs ne sont pas plus légitimes, par « prescription d’abandon », c’est-à-dire au nom du droit à ne pas laisser les richesses naturelles inexploitées. Un autre droit, supérieur, s’impose implicitement, celui de faire le bonheur des hommes quoi qu’ils en pensent. C’est avec le même naturel, pourvu que l’essai soit tenté, que l’association se substituera à l’esclavage, au bénéfice de l’esclave comme du maître.
20 Deux lettres du 23 février 1823 (archives de la Société de géographie de Paris - colis n° 6 bis (2054).

La question d’Alger

Saint-Simon est mort depuis deux ans quand éclate la guerre d’Alger. L’aurait-il approuvée ? Fourier quant à lui applaudit sans réserve à la prise de la capitale barbaresque parce qu’elle débarrasse la Méditerranée de « la traite des Blancs »21 et ouvre de nouveau l’Afrique à la France, mais très vite il critique les violences et le « ridicule système colonial »22 qui est en train de se mettre en place.

21 Traité de l’association domestique-agricole, Bossange et Mongié, 1822, t. II (p. 438).
22 Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen, par Charles Fourier, 1831 (72 p.), p. 57.
Louis-Philippe a en effet préféré continuer la réalisation du projet que lui a légué la Restauration. Ce qui est généralement présenté comme une grave hésitation de sa part ne résulte que de cette prudence dictée par le contexte international. Aux preuves de ce projet, l’Angleterre sur le pied de guerre a réarmé Gibraltar. Polignac a su louvoyer. La monarchie de Juillet s’y emploie à son tour, en exerçant le « silence » que lui conseille Talleyrand, son ambassadeur à Londres. Devant le risque d’un embrasement européen, alors que le sang coule en Belgique, en Pologne, en Allemagne, en Suisse, dans les États italiens, au Portugal, le marché « Alger contre Anvers » en décembre 1832 peut sembler une aubaine. Mais il reste fragile. L’Angleterre ne reconnaîtra les droits de la France en Algérie qu’en 1851.

Les difficultés diplomatiques et l’instabilité politique de la monarchie ne sont pas les seules causes des tâtonnements initiaux. La situation est inédite. Le bilan de l’expédition d’Égypte est assez trouble pour justifier plusieurs systèmes : turc (une domination militaire basée sur la terreur et la division tribale), indien (un protectorat), australien (une colonie de peuplement avec apartheid), canadien (une colonie de peuplement avec assimilation), ou encore, celui qui est choisi, une occupation restreinte assortie de divers essais.

Dans ces essais, les « Américains » qui ont pratiqué l’art du planteur et ont gardé des liens étroits avec les anciens colons (Clauzel23), et les « Égyptiens » qui ont eu affaire aux musulmans (Rovigo, quant à Boyer il a été des deux expéditions, d’Égypte et de Saint-Domingue) jouent un rôle important et concurrent. Mais à la vérité, deux données essentielles expliquent les incertitudes de départ : l’incroyable résistance des populations de la Régence et l’opposition véhémente des libéraux qui, dans un premier temps, ont l’opinion publique avec eux.

23 Clauzel, qui remplace Bourmont à Alger, a fait une partie de ses armes à Saint-Domingue, lors de l’expédition. Il y a acheté le domaine de Toussaint l’Ouverture et y a épousé la fille d’un riche planteur. Au cours de son exil sous la Restauration, il a mené plusieurs expériences agricoles, notamment à Mobile (Alabama).
Par libéraux, il faut entendre les bourgeois qui s’en tiennent aux principes de l’économie politique orthodoxe, notamment la théorie des débouchés de Say, et qui, persuadés que production et consommation se développent et s’équilibrent naturellement, refusent à l’État d’intervenir dans le domaine. Or la révolution a suffisamment prouvé aux yeux de leurs adversaires combien il était dangereux et douloureux de laisser faire la « nature » ou « l’ordre des choses ».

La question sociale, qui se pose tragiquement sitôt trahies les promesses de cette révolution et confirmées la prolétarisation, la précarisation et la paupérisation d’une masse croissante de Français, modifie la donne. Face aux canuts insurgés, c’est grâce à l’intervention de l’État que les libéraux lyonnais ont sauvé leur mise. De toutes les questions du moment, d’Orient, d’Alger et d’ailleurs, la sociale l’emporte sans conteste.

Pour de nombreux intellectuels24 sans titre ni fortune dont la classe dominante refuse de reconnaître les « capacités » et qui voient les gouvernants se masquer derrière le libéralisme pour attenter aux libertés publiques ou renier les libertés des autres peuples européens, cette question devient prioritaire. L’explication qu’ils fournissent ou appellent pour justifier cette priorisation en fait des socialistes.

24 Le vocable est de Saint-Simon
Les saint-simoniens vont la chercher chez Saint-Simon, les phalanstériens chez Fourier, puis, après 1839, le socialisme fleurit de tous bords tandis qu’à un célèbre banquet à Belleville on le célèbre « communiste », chacun y allant de sa science, de son procédé, de sa religion ou de son insurrection pour prétendre résoudre cette question sociale brûlante. L’important est que la réponse soit globale et universelle, tant pis si l’universalité de tel système s’arrête là où commence l’universalité de tel autre. Joseph Rey qui, à la veille de la révolution de Février, appelle les socialistes à s’unir au moins sur l’essentiel, prêche dans le désert25.
25 Appel au ralliement des socialistes, lettre de M. Rey, de Grenoble, communiste, aux rédacteurs de la Démocratie pacifique, aux bureaux du journal, 1847, 28 p.

L’occupation restreinte fait consensus

Dans les années qui précèdent cette efflorescence, le socialisme n’est pas sans s’intéresser au sort d’Alger. Au-delà d’un simple pragmatisme (utiliser l’occasion créée) ou d’une réaction épidermique à tonalité patriotique et anglophobe (le député fouriériste Baudet-Dulary s’empare de la tribune en août 1831 pour clamer « il faut coloniser Alger » quand son maître pense qu’une colonie y serait « égorgée dès la première année »26, un anonyme dans le Globe du 18 novembre 1831 félicite « la France de l’expédition d’Alger [...] parce qu’elle doit transporter la civilisation européenne chez des peuples arriérés » quand la ligne officielle est encore celle du pacifisme), les premiers socialistes se cherchent une position qui rompe à la fois avec le libéralisme anticoloniste et avec le colonisme royaliste.

26 Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen, par Charles Fourier, 1831, p. 57.
À leur tête, les saint-simoniens derrière Enfantin élaborent une théorie dénommée « système de la Méditerranée ». Dans le droit fil de Saint-Simon, en février et mars 1832, le Globe, leur journal, « organe pacifique des travailleurs », annonce la conversion des armées existantes de par le monde en « armées industrielles » et, identifiant la Méditerranée au ventre fécond du monde moderne, il propose d’en faire le foyer d’échanges intellectuels et commerciaux entre Occident et Orient. Le 8 mars 1832, Michel Chevalier soumet au gouvernement une application pratique immédiate. L’apôtre saint-simonien lui suggère d’investir les 200 millions du budget de la Guerre dans la construction d’une voie ferrée Le Havre - Marseille et de doter ainsi l’Europe d’un vecteur pour les échanges souhaités.

En réponse, la nouvelle Église subit une brutale répression. Et c’est autant pour la fuir que pour donner leur mesure et expérimenter le système que plusieurs militants, dont « le Père » Enfantin, s’embarquent pour l’Égypte. La « mission d’Orient », substitut pacifié de l’expédition d’Égypte, entamée en mars 1833 et décrétée achevée à la fin d’octobre 1836, capote, contrariée entre autres par l’hostilité du pacha et par la peste. Et c’est tout naturellement que les saint-simoniens « se rabattent » sur cet Orient de proximité qu’est devenue l’Algérie.

Quant aux fouriéristes, absorbés par l’expérience du premier phalanstère à Condé-sur-Vesgre27, ils ne peuvent avaliser une colonisation par la force alors qu’un seul essai de leur système suffirait à coloniser sans résistance la terre entière. Ce n’est qu’après l’échec patent de cette expérience inaugurale et sous la pression de la rue avide d’un mieux-être immédiat que leurs idées vont lentement se transformer.

27 Après avoir cherché en vain, au cours de l’été 1832, le terrain et les capitaux nécessaires à un premier essai, le docteur Baudet-Dulary se dévoue. Après avoir acquis, par achat et en association, 500 ha à la lisière de la forêt de Rambouillet, le député fouriériste met son bien dans la balance. Inaugurée le 21 mars 1833, la Société de Condé ne tient pas ses promesses. Moins d’ouvriers que prévu (60 au lieu de 600), moins d’argent, un architecte incompétent, des terres infertiles. Le 24 avril 1836, la Société est dissoute.
Consolidée par les traités de paix avec Abd el-Kader et sa « nationalité arabe » de février 1834 (Desmichels) et mai 1837 (Bugeaud), l’occupation restreinte ouvre un vaste chantier à la marge de l’État-nation. Pierre Leroux affirme qu’avant de devenir l’antonyme d’individualisme et d’égoïsme, le socialisme qu’il prétend avoir défini le premier signifiait « l’exagération de l’idée d’association »28. L’Algérie se prête à merveille à cette exagération. Elle inspire très tôt aux socialistes quantité de « plans » qui resteront dans les cartons29. Ils sont censés contribuer à résoudre radicalement la question sociale : en expérimentant et en vérifiant la supériorité de l’association sur le morcellement et la concurrence ; en créant de l’emploi pour les chômeurs et des ressources nouvelles pour l’industrie ; en facilitant et en encourageant la mise en valeur de la planète dont dépend l’abondance, dont dépend la paix sociale et mondiale.
28 Le saint-simonisme, cahier n° 82 de l’Association culturelle du Razès, mars 2010, à propos du mot et de la notion de « socialisme » par Ph. Régnier, annexe, p. 40.
29 Quelques auteurs : Amaury, Cerfberr, Dénain, Détrimont, Estienne, Obert, Risler…
Ces trois raisons pour justifier la conservation de l’Algérie sont unanimement acceptées sinon avancées par toutes les branches du socialisme. La dernière est de loin la plus invoquée sous l’appellation « exploitation du globe »30. Et c’est ainsi que la question sociale investit la question coloniale et lui donne un sens, un enjeu, dont elle était jusqu’alors dépourvue, hormis chez des francs-tireurs comme Ajasson (de Grandsagne) qui, dès décembre 1831, proposait la construction d’un chemin de fer de la mer du Nord à la Méditerranée et un plan de peuplement du territoire d’Alger pour résorber le chômage en France31.
30 À cette « exploitation de l’homme par l’homme » et son cortège de misères doit succéder « l’exploitation du globe par l’industrie » : « L’homme, associé à l’homme, exploite le monde livré à sa puissance ». Exposition de la doctrine saint-simonienne, Librairie nouvelle, 1854, 495 p. (résumé de la 6e séance, p. 19).
31 Colonisation d’Alger, extrait d’un mémoire qui va être présenté au gouvernement français, par Ajasson de Grandsagne, Selligue, 1831, 14 p.

Algérie, « question d’intérêt primaire »

Mais justifiée dans le principe, sauf pour Auguste Comte32, la nouvelle colonie fait problème dans les faits. Faut-il partager son territoire avec Abd el-Kader au risque d’être jeté un jour à la mer ? Faut-il le peupler au risque de refouler voire d’anéantir la population d’origine ? Faut-il consentir à la violence de l’occupation au risque d’y perdre son âme ? Si plus aucun socialiste ne se soucie de chercher une impossible légitimité à la conquête ou plutôt, comme certains libéraux disent, à l’invasion, sa nature, son périmètre et son contenu restent en débat.

32 « La loi fondamentale qui régit la marche naturelle de la civilisation prescrit rigoureusement tous les états successifs par lesquels l’espèce humaine est assujettie à passer dans son développement général » (Système de politique positive ou traité de sociologie, instituant la religion de l’humanité, par Auguste Comte, Carillian-Goeury, 1851-1854, vol. IV, p. 92). Dans l’ère positive chaque peuple, dos au système militaire et théologique, occupera la place spéciale correspondante à son développement propre.
Ce débat, malgré son importance, je ne tenterai pas de le restituer. Entre colonisation peuplante et protectorat, arabophilie et arabophobie, régime civil et régime militaire, assimilation, association et extermination, les avis des socialistes ont varié selon les écoles et dans les écoles même. Le saint-simonien de la première heure, Urbain, n’a pas eu plus farouche adversaire que le saint-simonien de la dernière heure, Warnier, ou que le fouriériste Duval33.
33 Le différend tourne au pugilat lorsqu’Urbain, devenu conseiller de Napoléon III, se fait le contempteur de la colonisation peuplante et le champion d’une forte présence militaire (par les bureaux arabes notamment), alors que Duval et Warnier prêchent une assimilation radicale favorable au petit peuple européen (cf. la biographie en deux livres successifs que Michel Levallois a consacrée à Urbain, notamment le dernier : Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane (1848-1870), par Michel Levallois, Riveneuve, 2012, 872 p.).
Pour ces deux écoles les plus anciennes et les plus rivales du socialisme, l’Algérie est devenue, après le franchissement des Portes de fer et le renoncement au partage de l’ancienne Régence, au tournant de l’année 1840, « la question d’intérêt primaire ». « Nous nous sommes chargés de l’Algérie »34, avertit Enfantin. « J’y ai mis ma vie, confie-t-il, parce que je sens que c’est la grande œuvre du siècle et du monde »35. Et de fait, l’opus majus que laissera à la postérité le pape de l’Église nouvelle est un traité de colonisation36, lequel commence comme de juste par supposer « qu’en France aussi bien qu’en Europe, notre possession de l’Algérie est considérée comme légitime et irrévocable ».
34 Enfantin à Urbain, Alger, 8 octobre 1840 – Ars Fe 7612/74.
35 Enfantin à Bugeaud, 8 février 1845, dans Souvenirs et Mémoires, recueil mensuel de documents autobiographiques, n° 4, du 15 octobre 1898.
36 Colonisation de l’Algérie, par Enfantin, Bertrand, 1843, 542 p.
Ce traité n’est pas la seule trace de la contribution des socialistes à « la question d’intérêt primaire ». Leur œuvre comme telle commence tôt. Elle est informelle, théorique et pratique. Ne regardons que les deux écoles les plus prolifiques et les plus engagées, et les mieux connues, l’enfantinienne et la phalanstérienne. Mais on trouvera dans les autres, au moins à l’état d’écrits, chez Proudhon37, Cabet38, Cavaignac39, Lamennais40, Blanc41, Buchez42, Leroux43… chez leurs disciples et dans leur presse, des conceptualisations, des exhortations, des polémiques en faveur de la colonisation de l’Algérie qui, à un moment ou à un autre, n’ont pas été sans résultat.
37 Avertissement aux propriétaires, ou lettre à M. Considerant, rédacteur de La Phalange, sur une défense de la propriété, par P. J. Proudhon, Garnier, 1848, 100 p.
38 Voyage en Icarie, par Étienne Cabet, Souverain, 1840, 2 vol.
39 De la colonisation de l’Algérie, par G. Cavaignac, La Revue indépendante, t. VII du 25 mars 1843 et t. VIII du 10 juin 1843.
40 Dans L’Avenir et sa correspondance.
41 Dans la Revue du progrès.
42 Dans l’Européen.
43 Dans la Revue encyclopédique, la Revue indépendante.
De manière informelle, il y a ce que la présence physique des saint-simoniens dans l’armée d’Afrique a pu apporter le Globe ou la Phalange qui se lisaient en cercle au mess des officiers, l’émulation dans les rangs des Volontaires parisiens44, l’impact des « missionnaires » venus successivement prêcher la doctrine, parfois en costume pour les saint-simoniens, l’orientation qu’impriment à leur commandement les officiers « avancés » et l’indigénisme qui les caractérise, les sympathies que le dévouement et l’audace leur attirent… Ce sont autant d’effets difficiles à mesurer. Mais qu’un Bugeaud, par exemple, ait accepté de participer au banquet donné en avril 1840 par les adeptes de Fourier en l’honneur de leur maître n’est pas pour amoindrir ces effets45.
44 3 000 trublions et chômeurs juillettistes pour la plupart parisiens « dégagés » vers Alger pour le service de l’armée.
45 Le général s’y rend à l’invitation d’Alphonse Toussenel. Dans Les Juifs, rois de l’époque, (1845, p. 341) celui-ci le décrit comme « une manière de Cincinnatus qui ne parlait que charrue et progrès pacifiques avant de partir pour l’Afrique, mais qui s’est énormément modifié depuis ». Toussenel sera nommé commissaire civil dans la Mitidja. Les rapports que Bugeaud gouverneur va entretenir avec Enfantin et Considerant vont passer de la curiosité bienveillante à une franche hostilité.
De manière théorique, il y a l’intervention constante des socialistes dans la presse à grand tirage (Urbain écrit pour les Débats) et leurs propres journaux et revues, la littérature spécialisée (dans la bibliothèque algérienne que le député Desjobert, anticolonialiste impénitent, a léguée à l’Assemblée nationale, plusieurs volumes sont réunis sous le titre « colonisation socialiste », t. 103), les études et conseils qu’ils ont fait parvenir par divers canaux au gouvernement général, au ministre de la Guerre, au gouvernement, au roi et aux princes, leur rayonnement à Polytechnique et dans les grandes écoles où est formée l’élite des officiers et des fonctionnaires, leur contribution déterminante aux travaux de la commission d’exploration scientifique de l’Algérie. Variable et évolutive, la théorie des premiers socialistes implique toujours l’instauration d’une colonie, sur au minimum le territoire de l’ancienne Régence, grâce à une action la moins violente possible46, en vue d’une mise en valeur de l’Afrique, qui doit profiter au vainqueur comme au vaincu, pourvu que celui-ci se soumette loyalement.
46 Si l’on considère les propositions des socialistes Cognat, Warnier ou Bodichon par exemple comme anecdotiques.

Le socialisme aux sources de l’Algérie française

Dans le concret, la liste des premières réalisations socialistes en Algérie est longue et inachevée. Deux pionniers y jouent un rôle pivot : Berbrugger le fouriériste et Urbain le saint-simonien. Adrien Berbrugger, de retour de sa mission à Londres où Fourier l’avait envoyé fonder le « grand parti socialiste »47 par absorption des owéniens et des saint-simoniens, après une tentative avortée de phalanstère dans les environs d’Alger, passe au service du gouverneur Clauzel qui lui confie la direction du journal officiel de la colonie. Sous son impulsion, le Moniteur algérien se transforme en instrument de propagande. Il ne se contente pas d’y vanter le pays, d’encourager les Européens à le peupler, de fustiger les « anti-Algériens » à la Desjobert, de disqualifier Abd el-Kader, de tresser des lauriers à l’armée… Sans guère de scrupules, le rédacteur manipule les textes pour mettre leur auteur de son côté48. Son prosélytisme va jusqu’à faire du renseignement pour l’état-major49. Principal créateur de la bibliothèque-musée d’Alger et fondateur de la très utile Revue africaine, Berbrugger incarne jusqu’à sa mort en 1869 le modèle de « l’Algérien » qui croit œuvrer à l’avènement outre-mer d’un peuple nouveau né du mélange des « races » et de l’association. Payant d’exemple, il épouse une musulmane. « Il était entré en plein dans le socialisme de l’époque », dira de lui son biographe50.

47 Berbrugger à Charles Fourier, Londres 12 mai 1834 - CARAN 681 Mi 40.
48 C’est ainsi que, par troncation et inversion, il fait dire à Jean-Baptiste Say en faveur de la colonisation peuplante l’exact contraire de ce que l’économiste a écrit dans son Traité (Moniteur algérien n° 236, du 17 juin 1836.)
49 L’érudit accomplit quelques missions spéciales comme son voyage au camp d’Abd el-Kader à Hamza en décembre 1837 pour évaluer la force de l’ennemi dans l’hypothèse d’une guerre, ou l’échange de prisonniers organisé en avril 1841. Il en tire à chaque fois une publication, notamment un Voyage au camp d’Abd-el-Kader, à Hamzah et aux montagnes de Wannouruah, en décembre 1837 et janvier 1838.
50 Souvenirs algériens, par J.-F. Aumérat, Blida, 1898, 446 p.
Dans un autre registre, Thomas Ismaÿl Urbain tiendra une place non moins importante. Ancien de Ménilmontant, membre de la mission d’Orient, converti à l’islam dans ce décor, il part tenter sa chance dans la colonie en qualité d’interprète militaire et de saint-simonien. Par un heureux hasard, Urbain débarque à un moment favorable, le 22 avril 1837, à la veille de la signature du traité de paix avec Abd-el-Kader51, et de fait, il entame son service par des tâches civiles de secrétaire particulier. Partisan de l’occupation restreinte avec le gouvernement, puis de la conquête totale avec le gouvernement suivant, Urbain milite pour un protectorat qu’il présente comme une « association » entre colonisateur et indigènes, vainqueur et vaincus. Très présentes dans la presse métropolitaine, ses idées influencent le duc d’Orléans, le duc d’Aumale puis Napoléon III dont il est l’interprète et le conseiller. Il inspire à ce dernier, à son corps défendant, la rhétorique du royaume arabe. Lui aussi marié à une musulmane, soupçonné de « sentiments indigénistes »52, Urbain se met à dos les colons dont l’un de ses camarades porte la parole agressive : Auguste Warnier. Tardivement gagné au socialisme par Enfantin, il est l’autre grand « Algérien » de l’époque, le « Monsieur Algérie » bien connu pour la loi sur le cantonnement indigène qui porte son nom.
51 Dit de la Tafna.
52 Le terme apparaît à plusieurs reprises dans Crise de conscience de l’Algérie, par Armand Rozey, Gratiot, 1840, 443 p.
Autant d’hommes qui ont marqué le destin de l’Algérie. D’autres y ont laissé l’empreinte de leurs idées, de leurs actes ou de leurs entreprises : les fouriéristes Gatti de Gamond et Czynski, et leur projet de colonisation pour 50 000 Européens volontaires en juin 1839, le buchezien Landmann et ses fermes du petit Atlas, Enfantin et son hebdomadaire L’Algérie entre novembre 1843 et juillet 1846, organe des saint-simoniens pour une autre conquête de l’Algérie, Carette et sa carte d’une Algérie qui, au-delà des frontières de l’ancienne Régence, englobe le Sahara, Jules Duval et le « simili-phalanstère » de l’Union du Sig fondé en novembre 1846 dans l’Oranie, le capitaine Richard et le colonel Walsin-Esterhazy avec leurs essais de « colonisation indigène », Leroux plaidant à l’Assemblée nationale le 15 juin 1848 pour l’assimilation car « l’Algérie, c’est la France ! », Barrault parti avec les colons de 1848 pour « la terre promise du peuple socialiste »53, Fournel fournissant une recette pour reverdir le Sahara…
53 Barrault à Enfantin, Alger 14 novembre 1848 – Ars Fe 7691/89.
Ces socialistes sont les pionniers et les artisans de l’idée tautologique d’« Algérie française », antichambre de « l’Afrique française ». Le vocable fleurit dans Colonisation de l’Algérie d’Enfantin, paru en 1843.

L’Algérie des réalisations socialistes

Cette Algérie française qui a fait couler tant de sang et d’encre est censée conclure une marche inexorable commencée à Sidi-Fredj le 14 juin 1830, jalonnée par une capitulation presque aussitôt bafouée, par une expédition sur Blida à laquelle répond le 26 juillet un djihad qui ne se terminera que 132 ans plus tard, sanctionnée le 22 juillet 1834 par l’érection du territoire conquis en possessions françaises dans le nord de l’Afrique, relancée par la prise de Constantine, le passage des Portes de fer le 28 octobre 1839, suivie de l’enlisement dans la guerre totale puis de la reddition des principaux chefs des diverses résistances, Bou Maza, Abd-el-Kader, Ahmed Bey, couronnée par la constitution le 4 novembre 1848 de l’Algérie en territoire français découpé en trois départements, et l’envoi outre-mer d’au moins 15 000 prolétaires pour y fonder quarante-deux villages agricoles…

À chacune de ces étapes, une discussion serrée a eu lieu. Il est déterminant, lorsque l’historien veut glisser son étude dans « le temps long », de chercher à reconstituer cette discussion et de repenser la question à sa lumière. D’abord portés par l’opinion publique puis lâchés, une avant-garde de libéraux54, présents dans l’opposition et au gouvernement, ont répondu à l’illégitimité de la conquête et à son basculement dans l’horreur, aux dépenses et crimes commis, à la diversion produite, à l’échec annoncé pour dans un siècle ou moins, en justifiant l’abandon ou en proposant une alternative. Le député de centre-gauche Desjobert oppose à la colonie un « système arabe » basé sur une nation indépendante constituée dans le périmètre de l’ancienne Régence et gouvernée par Abd-el-Kader ; Urbain, dans le même ordre d’idées, mais moins radicalement et pour peu de temps, suggère son « alliance franco-arabe » impliquant la création d’une « nation orientale et musulmane », et le comte Walewski, son « système de paix ».

54 Les parlementaires : Dupin l’aîné, Duvergier de Hauranne, comte de Gasparin, comte de Jaubert, Hippolyte Passy, Théobald Piscatory, marquis de Tracy (1781-1864), comte de Sade, Amédée Desjobert, le journaliste Saxe Bannister, l’agronome Mathieu de Dombasle, les officiers Planat de la Faye, comte Walewski, l’économiste Henri Fonfrede…
Mais à mesure que la présence française se prolonge, la critique se déplace du principe aux formes sous lesquelles il est appliqué. Sismondi l’avait prévu au lendemain de la chute d’Alger : plus la guerre durait, plus elle dépensait d’argent et de sang, et plus elle créait de droits à la France sur cette terre, « plus les Français prenaient racine en Afrique »55. Urbain change son fusil d’épaule moins d’un an après son arrivée outre-mer, épouse le parti de l’Algérie française, dénigre et combat Abd-el-Kader pour lequel, celui-ci rendu et incarcéré, il ne cachera plus son admiration.
55 Sismondi à Madame Mojon, Chêne, 4 juillet 1830, dans J.C.L. de Sismondi, fragments de son journal et correspondance, Cherbuliez, 1857, p. 117.
Afin de populariser et servir la cause algérienne, les socialistes ne se bornent pas à tenter d’humaniser la guerre ; ils fournissent des arguments et des savoirs décisifs. Lamoricière, alors saint-simonien, met au point l’épouvantable procédé des razzias*. Trois officiers saint-simoniens, dont Warnier, dressent le précieux inventaire des tribus. Les mêmes aidés de leurs camarades fouriéristes analysent la composante religieuse de la résistance, mettent en lumière le danger confrérique et initient la légende noire du « sénoussisme » qui alimentera longtemps les fantasmes des militaires et des écrivains tels que Jules Verne56.
56 dans Mathias Sandorf spécialement.

* Il faut noter que la razzia n'est pas une invention française. Les " barbaresques " en avait fait une spécialité qu'ils mettaient en pratique depuis le VIIIe siècledans leurs incursions sur les continents européen et africain. Sous la régence turque, les tribus en guerres constantes, l'utilisaient pour affaiblir ou anéantir leurs ennemis. (Ndlr)

Bien sûr les socialistes ne sont pas les seuls à aider à la formation, dans les esprits et dans les faits, de l’Algérie française. Mais ils lui donnent ce supplément d’âme dont les politiques et les guerroyants se montrent ordinairement incapables. Si tant de beaux esprits s’engouffrent dans la colonisation, c’est par socialisme, avec l’idée, comme l’explique Enfantin, que l’Algérie fera « un excellent lieu d’essai, pour plusieurs grandes questions sociales qui agitent la France »57 et ce faisant, qu’elle leur permettra de prouver leurs « capacités ».
57 Enfantin, op. cit., p. 488.

Rappelons-le, cet engagement n’a pas été d’un bloc. Comte l’a combattu, mais il l’a fait à la marge. Cabet n’a rien pensé qui le justifiât, mais il ne l’a pas dit et quand, à la veille de la révolution de février, ses amis politiques lui reprochent vivement d’emmener ses fidèles fonder l’Icarie en Amérique au lieu de l’Algérie, il ne leur répond pas sur le fond.

Devons-nous considérer le colonialisme ou, pour reprendre un terme inchronique, le colonisme comme une maladie infantile du socialisme ? De Condorcet à Proudhon et Marx, la colonisation des friches de la planète par les nations les plus développées est présentée comme un facteur de progrès non seulement désirable mais aussi inéluctable. Et c’est à ce progrès que les premiers socialistes se sont dévoués sans demander leur avis aux populations concernées et à la planète même. Ils auraient pu lui préférer le respect du droit des gens qui, comme Saint-Simon et Auguste Comte n’ont pas manqué de l’affirmer, constituait le signe le plus probant de ce progrès.

Jean-Louis Marçot,Chercheur indépendant, EHESS (CHSIM), Société des études saint-simoniennes : « Les premiers socialistes français, la question coloniale et l’Algérie », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 124 | 2014, p. 79-95, mis en ligne le 15 juillet 2014.
URL : http://chrhc.revues.org/3727#ftn55

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Mis en ligne le 27 octobre 2014

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