le temps des “porteurs de valises”

Le Petit-Clamart. Lorsqu'on évoque cette petite ville de la région parisienne, distante d'une dizaine de kilomètres de la capitale, c'est immédiatement à l'attentat OAS anti-de Gaulle du 22 août 1962 que l'on pense. Ironie du sort : c'est ici aussi qu'est née, cinq années plus tôt, la sombre saga des “porteurs de valises” du FLN. Nous sommes le 2 octobre 1957, à l'heure du dîner, dans la vaste maison de Francis et Claudette Jeanson. Amis de Jean-Paul Sartre, le journaliste-philosophe et son épouse sont notamment les auteurs de l'Algérie hors la loi (Le Seuil, 1955), où ils appellent à « soutenir la juste cause des acteurs du mouvement national algérien » .

Ce soir-là, l'intellectuel et une dizaine de proches décident la création d'un réseau clandestin d' « aide directe » aux activistes du FLN en métropole : planques, transports, convoyages de fonds… Si le terme “porteurs de valises” s'est imposé, c'est d'abord en raison de cette dernière activité, la principale du réseau : le portage et le transfert d'argent liquide servant à acheter les armes des attentats sanglants du FLN en métropole et en Algérie. Les sommes collectées « par la persuasion ou par la force » par l'organisation auprès de leurs 300 000 compatriotes vivant en France sont considérables : près de 400 millions de francs entre 1954 et 1963 !

C'est aux “petites mains” du réseau qu'il revient d'entreposer cet argent dans des appartements parisiens prêtés“pour la cause”, de le compter, puis d'en confectionner des liasses « convenablement préparées » , ainsi que Jeanson lui-même en donnera l'instruction. Il y en a du sol au plafond. « Des membres du réseau, à l'odorat chatouilleux, sont restés traumatisés par l'épouvantable odeur que dégageaient ces monceaux de billets » , vont jusqu'à rapporter Patrick Rotman et Hervé Hamon dans leur livre les Porteurs de valises, la résistance française à la guerre d'Algérie (Albin Michel, 1979) !

Un peu plus de 1 % des sommes sont allouées aux responsables des “porteurs” afin de les “salarier” (c'est le cas du couple Jeanson) et de financer leurs activités : location de voitures, pleins d'essence, frais d'hôtels et de restauration… Le reste est, pour l'essentiel, “exporté” en Suisse (d'où il peut ensuite être aisément transféré) via des passages clandestins de frontière - toujours avec deux voitures, une “ouvreuse” et un “taxi” - ou des courtiers complices. Présenté en 1958 à Jeanson par son ami le normalien Robert Barrat, présent à la réunion du Petit-Clamart, un homme va rapidement s'imposer comme le grand argentier du réseau, au point, progressivement, de devenir le principal interlocuteur du FLN : Henri Curiel. Richissime fils de banquier, ce communiste égyptien d'origine européenne va mettre ses relations dans la finance internationale au service des indépendantistes algériens. Dans son livre Notre guerre (Éditions de Minuit) publié en 1960, alors qu'il était en cavale, Jeanson, revanchard, l'accusera d'avoir truffé son réseau de relais communistes et trotskistes à sa solde…

En attendant, le système mis en place fonctionne à plein régime. D'autant plus qu'à la galaxie des “porteurs de valises” s'agrège le soutien massif d'une armée de journaux ( le Monde , l'Express, France Observateur , Témoignage chrétien …). De même pour la plupart des intellectuels et artistes de gauche qui, en plus de pétitionner et de manifester, s'engageront parfois dans des actions clandestines (lire l'encadré ci-contre). Trotskistes, syndicalistes, “chrétiens progressistes”, puis, progressivement, communistes et socialistes… : tout ce que la France compte de partis, associations et cercles d'influence de gauche va basculer dans le camp de l'indépendance algérienne. Basculement politique, mais aussi psychologique. « Elle [la gauche, NDLR] s'est comportée envers le FLN d'une façon que j'appellerais femelle, sourdement conquise par la violence, le sang, le primitif dans la cruauté » , écrira Maurice Clavel.

Pendant ce temps, des milliers de cadavres de victimes du FLN, Français d'origine européenne ou musulmane, jonchent les trottoirs de Paris et d'Alger. Derrière le pseudo- humanisme, la réalité du terrorisme… Mais qu'importe aux “porteurs de valises”, puisque leur cause est « juste » ! Après la tentative d'attentat à Paris contre Jacques Soustelle du 15 septembre 1958, perpétré par un commando qu'il avait lui-même convoyé, l'abbé Davezies, cofondateur du réseau Jeanson, aura ces mots : « Je n'avais pas à savoir qui ils étaient, où ils allaient, d'où ils venaient… Je voulais que ce peuple soit libre, j'avais à mettre ma conduite en conformité avec mes idées. Que de jeunes Algériens dont j'ai été le passeur aient tiré sur Soustelle, cela ne me concerne pas. »

Projets d'évasion concoctés par Alain Krivine et Bernard Kouchner

Début 1960, la DST parvient à mettre la main sur une trentaine de “F. L.”, pour “Frères larbins”, comme certains les surnomment. Lors du procès qui s'ouvre le 5 septembre - jour où de Gaulle déclare : « L'Algérie algérienne est en marche » ! -, ceux-ci sont défendus par de nombreux avocats, dont Jacques Vergès, Roland Dumas et Gisèle Halimi. « La dépendance sous laquelle ces avocats se sont placés vis-à-vis du FLN pose le problème de savoir s'ils peuvent être considérés comme des auxiliaires de justice ou de ceux qui sont en lutte contre la France » , relève alors un rapport de la Sûreté nationale. Passé à travers les mailles du filet, Curiel sera finalement arrêté en octobre, après le procès, dans l'appartement d'une “porteuse de valise”, l'actrice Arlette Denzler, doublure attitrée de Michèle Morgan. Des projets d'évasion seront mis en place, dont font partie Alain Krivine et… Bernard Kouchner. Inutile : tous seront libérés après la signature des accords d'Évian. Où le FLN avait négocié, et obtenu, « l'indulgence » de la France…

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Mis en ligne le 20 novembre 2019

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