Droite, gauche : appliqués à la question coloniale, les clivages de la vie politique française demeurent-ils pertinents ? Battant en brèche quelques idées reçues, Jacques Marseille révèle la complexité d'un débat qui viola parfois les frontières idéologiques : une certaine gauche restait prisonnière de sa culture jacobine, tandis qu'une certaine droite défendait des thèses peut-être plus " émancipatrices ". Mission civilisatrice des uns, pragmatisme économique des autres : laquelle des deux attitudes servait-elle le mieux les intérêts des peuples colonisés ?
Des années 1880 aux années 1960, le fait colonial a occupé une large place dans le débat politique comme dans l'imaginaire des Français ; que ce soit au temps de la grande expansion, de la dépression des années 1930 ou des tempêtes de la décolonisation, il a exaspéré les antagonismes, troublé les consciences, mis sens dessus dessous les idéologies, multiplié les paradoxes et souligné les ambiguïtés.
C'est Jean Jaurès qui, au moment où se précisent les ambitions de la France au Maroc, déclare en 1903 à la Chambre des députés : " Je suis convaincu que la France a au Maroc des intérêts de premier ordre ... Je suis convaincu que ses intérêts lui donnent une sorte de droit ... J'ajoute que la France a autant le droit de prolonger au Maroc son action économique et morale qu'en dehors de toute entreprise, de toute violence militaire, la civilisation qu'elle représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l'état présent du régime marocain ".
Mais c'est le légitimiste Lyautey, convaincu qu'il y a partout " une classe dirigeante née pour gouverner ", qui décide de construire les villes neuves coloniales à l'écart des cités musulmanes pour épargner aux médina le " chancre européen " ; qui interdit aux Européens l'accès aux mosquées, refuse de restreindre la sphère du droit coranique malgré les pressions qui s'exercent sur lui pour franciser la justice et déclare :
" On peut faire un très beau et bon Maroc en restant marocain et musulman " (1).
C'est Marius Moutet, ministre socialiste du Front populaire qui, en 1936, écrit :
Mais c'est l'homme d'affaires Paul Bernard qui, en novembre 1937, avertit : C'est Pierre Mendès France qui, exposant le 19 novembre 1954 à Washington la politique française en Afrique du Nord, précise : Mais c'est Raymond Aron qui, en juin 1957, écrit dans La tragédie algérienne : Certes, la dialectique " droite-gauche " ne peut se réduire à un montage de citations. Le seul intérêt de ce jeu dialogué est de mesurer si, des conquêtes au reflux, la grille de lecture " droite-gauche " présente un intérêt quelconque pour résoudre les interrogations essentielles qui jalonnent l'histoire coloniale française. Pour ce faire, il faudrait bien évidemment définir les contours des forces de gauche et des forces de droite, faire la part de la conjoncture et des thèmes permanents, distinguer la parole des " prophètes " du sentiment des " fidèles ". Ambitions incompatibles avec la taille de cette esquisse. MISSION CIVILISATRICE OU UTOPIE RÉVOLUTIONNAIRE ?
A la veille de la première guerre mondiale, rappelons-le pour mémoire, ce n'est plus la nécessité des conquêtes qui cristallise les oppositions, mais la nature de la politique à mener dans l'empire. Dans une très large mesure en effet, le sentiment de la supériorité française que partage l'ensemble de l'opinion et des forces politiques a gommé les clivages traditionnels.
" La mission civilisatrice qui est aujourd'hui le prétexte de l'intervention, écrit en 1908 le socialiste Eugène Fournière, sera demain un devoir pour la démocratie sociale. On ne pourrait pas s'incliner devant les droits prétendus des propriétaires fainéants ". Avant d'ajouter : " II est certain que lorsque les peuples civilisés auront une autre politique coloniale, ils auront un droit qui sera en même temps un devoir vis-à-vis des populations arriérées qui pratiquent l'esclavage, le banditisme, la torture et autres formes de barbarie. Cette politique, seule la démocratie socialiste internationale enfin triomphante pourra l'appliquer " (5). S'ils condamnaient les " flibustiers de la finance et de l'industrie " qui exploitaient les populations pour imposer leurs produits, les socialistes pensaient en fait pouvoir un jour promouvoir une politique coloniale " positive ", facteur de libération et de progrès.
L'immense majorité d'entre eux estimait, comme Jean Jaurès en 1913, que le " Parti socialiste n'aurait pas la puérilité et l'enfantillage de demander que, du jour au lendemain, on procède à l'évacuation des colonies " où la France avait " des devoirs précis et profonds ". Et quand L'Humanité ouvrait courageusement ses colonnes aux
soldats français au Maroc, c'était pour renvoyer au lecteur l'image d'un pays barbare, non civilisé, comme en témoigne la lettre de ce chasseur alpin indigné par l'ordre de décapiter une centaine de cadavres laissés sur place par les Beni-M'tir après le combat terrible d'Aïn-Maarouf : " Oh ! Quelle épouvantable besogne ! Couper la tête des morts comme on coupe la tête des cochons ! Je frémis encore d'avoir vu ça. Il faut dire que ce sont surtout des moricauds qui ont fait cet abominable travail. On voyait ces sauvages-là rigoler en emportant les têtes ensanglantées dans un pan de leur burnous " (6). Et le commentaire de L'Humanité de dénoncer l'hypocrisie d'une politique consistant à " amener la civilisation à coups de canon ". C'est ce même sentiment de supériorité qui amenait Guy de Maupassant à condamner les excès de la colonisation en Algérie tout en admettant que la terre entre les mains des colons donnerait " ce qu'elle n'aurait jamais donné entre les mains des Arabes ". L'idéal assimilationniste qui puise ses racines dans l'héritage culturel d'une gauche cultivant les " grands ancêtres ", les philosophes du 18e siècle, les révolutionnaires de 1789 et 1793, les combattants de la Commune et les fondateurs du socialisme moderne, rassemble ainsi radicaux, socialistes, francs maçons et enseignants qui entendent faire jouir de cet héritage tous ceux qui ont la chance d'accéder à la culture française, et refusent l'affirmation selon laquelle l'indigène doit évoluer dans sa propre civilisation. C'est Ernest Lavisse qui écrit : " Les Arabes sont de bons petits écoliers. Ils apprennent aussi bien que les petits Français. Ils font d'aussi bons devoirs. La France veut que les petits Arabes soient aussi instruits que les petits Français. Cela prouve que notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis " (10). Ce sont de même Rogie et Despiques, dans un manuel d'Histoire de France édité en 1905, qui affirment que " la colonisation ne peut provoquer aucune protestation puisqu'elle est respectueuse de tous les droits de l'humanité ".Cette image exaltante et généreuse qu'offrent les manuels républicains aux jeunes Français façonnera durablement leur imaginaire. Elle contribuera à forger un état d'esprit spontanément impérialiste. Seul Jaurès échappe peut-être tardivement à cette imprégnation en estimant à la veille de la guerre que l'amenuisement d'une nation par une autre constitue une " affaire Dreyfus permanente " et en respectant dans Moulay Hafid le symbole de la souveraineté et de l'unité marocaines, alors qu'aux yeux des forces de gauche la monarchie ne peut qu'incarner des structures périmées. Une telle attitude, sensible au pluralisme culturel, se trouve en fait à cette date partagée par tous ceux qui, à " droite ", dénoncent les pratiques d'une politique d'administration directe et militent pour des formules plus souples, adaptées aux conditions particulières de chaque possession et respectueuses en même temps des coutumes indigènes. C'est au nom de " l'utilité " que ces hommes de " droite " critiquent en termes très vifs le jacobinisme assimilateur de la gauche. C'est avec une certaine forme de cynisme qu'ils condamnent le parasitisme colonial de l'Etat métropolitain et proposent des formules d'autonomie plus large.
A cet égard, l'ouvrage de Jules Harmand, publié en 1910 et intitulé Colonisation et domination, peut être considéré comme la formulation la plus élaborée d'un impérialisme utilitaire, respectant l'autonomie et l'identité culturelle des peuples dominés pour assurer l'essentiel, à savoir l'intérêt économique. Rappelant la fameuse formule des encyclopédistes selon laquelle " les colonies sont faites pour la métropole " et soulignant qu'il ne fallait pas l'interpréter comme l'expression d'un égoïsme métropolitain, d'une exploitation inintelligente ou d'une volonté de maintenir les colonies à l'état de débilité permanente et de perpétuelle enfance, Jules Harmand proposait certes " de faire produire à nos possessions, pour l'intérêt il est vrai de la métropole, la plus grande somme d'utilité possible ", mais " par le développement de leur propre fortune, par leur prospérité matérielle, par la satisfaction des besoins et des aspirations de leurs peuples " : Vision tout à fait prémonitoire, qui amenait Jules Harmand à proposer une politique d'association alliant le libéralisme et l'autocratie, prescrivant partout le respect scrupuleux des mœurs, des coutumes et des religions. En ne touchant pas aux habitudes et aux traditions des " sujets ", en se servant au contraire de leur organisation pour réduire au minimum l'usage toujours stérile et coûteux de la force, en apportant l'ordre, la puissance mécanique, l'argent, le crédit, la science et l'hygiène, en ne prétendant pas imposer ses idées et ses institutions, en limitant au maximum les contacts, en n'en tendant pas réaliser une égalité à jamais impossible, le conquérant rendrait la domination moins froissante, donc moins antipathique, moins messianique, donc plus durable. Telle fut notamment la politique menée par Lyautey au Maroc à cette date, une politique fondée sur le respect absolu et sincère de l'islam ; sur la volonté de promouvoir entre les deux communautés une association, une interpénétration d'intérêts et de sentiments ; d'engager une coopération entre les forces vives du Maroc et une élite de fonctionnaires et de colons. L'INDUSTRIALISATION DES COLONIES : PROLÉTARIAT DANGEREUX OU ÉLITES INDIGÈNES ?
A la charnière des années 1930, la grande dépression impose d'autres problèmes. Face à la crise économique et aux périls extérieurs, l'Empire apparaît comme une base de repli permettant d'échapper aux agressions du marché international et comme l'ultime recours d'une puissance encore mondiale. Les images multipliées du tirailleur sénégalais chargeant, farouche, la baïonnette en avant, comme celles, réelles, de l'exposition de Vincennes en 1931, ont en outre élargi le consensus et façonné une bonne conscience. Dès lors, à droite comme à gauche, le fait colonial n'est plus guère contesté.
Après avoir mené, de 1924 à 1926, une vigoureuse campagne contre la guerre du Rif, le Parti communiste, dans les années 1930, se montre incapable d'enrayer l'élargissement de cette bonne conscience coloniale. Il n'oppose qu'une riposte dérisoire aux fastes officiels commémorant le centenaire de la conquête de l'Algérie en 1930,
organise en 1931 une contre-exposition, " La vérité sur les colonies ", qui est un véritable fiasco, et finit, à partir de 1935-1936, par réviser considérablement ses positions pour affirmer, par la bouche de Maurice Thorez au congrès d'Arles en décembre 1937, que " la question décisive du moment, c'est la lutte victorieuse contre le fascisme " ; que, par conséquent, " l'intérêt des peuples coloniaux est dans l'union avec le peuple de France et non dans l'attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer par exemple l'Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini ou d'Hitler ou faire de l'Indochine une base d'opérations pour le Japon militariste " (15). Ainsi, en 1925, Léon Blum déclare à la Chambre des députés : " Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas par venues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science ou de l'industrie... Nous avons trop l'amour de notre pays pour désavouer l'expansion de la pensée et de la civilisation françaises ". Logique qu'exprime en termes plus éloquents encore Cianfarini, le secrétaire de la Fédération socialiste de Constantine quand il écrit en 1928 dans " La Vie socialiste " : " La colonisation est un devoir pour les peuples civilisés vis-à-vis des peuplades encore inorganisées et arriérées, lorsqu'elle se propose d'apporter aux peuples frères en humanité les bienfaits d'une organisation administrative équitable. La colonisation est un devoir pour les peuples civilisés lorsqu'elle constitue un facteur de progrès moral en apportant aux indigènes attardés et ignorants les lumières de l'instruction et les bienfaits d'une saine éducation pouvant les élever en conscience et en dignité... La colonisation est une nécessité. L'échange de matières premières existant dans les colonies et des produits manufacturés de la métropole est devenu un facteur important de la vie économique des peuples et l'une des conditions d'existence de millions d'ouvriers et de leurs familles. De cette obligation de se protéger, de se défendre et d'assurer les progrès de la civilisation, découle pour les peuples civilisés le droit de coloniser " (17). Pour certains milieux d'affaires qu'on peut classer à droite - comme l'attestera quelques années plus tard leur ralliement à Vichy - l'industrialisation était la seule politique de mise en valeur permettant de s'adapter à terme à une évolution vers l'autonomie sinon l'indépendance, jugée inéluctable. Pour les socialistes au gouvernement, il ne fallait pas au contraire précipiter artificiellement cette industrialisation, car il était " dangereux, sous le prétexte de créer des revenus et, partant, des besoins aux travailleurs non évolués, qu'on oblige à régresser le travailleur qui est déjà arrivé au stade supérieur de l'évolution " (19). Ce n'était plus l'héritage de 1789 qui " piégeait " alors la gauche, mais la nécessaire défense du travailleur métropolitain menacé par le chômage. Pour les hommes d'affaires partisans de l'industrialisation, mieux valait en effet faire subir un préjudice momentané aux industries métropolitaines exportatrices que de ne pas utiliser aux colonies, spécialement en Indochine, une main-d'œuvre abondante, habile et bon marché, capable de faire de cette possession lointaine un nouveau Japon, une " métropole-seconde ". Pour eux, la tentative de constituer un ensemble économique impérial complémentaire aboutissait à des contradictions insupportables. Il était en effet absurde d'orienter l'économie coloniale vers l'exportation de matières premières agricoles concurrentes de celles produites en métropole - vin, riz, maïs - ou de matières premières industrielles alors que leur transformation sur place offrirait des débouchés sur les lieux mêmes de production et créerait simultanément les pouvoirs d'achat requis pour les absorber. Paul Bernard écrivait : Et c'est bien également le sentiment qui animait le ministre socialiste des Colonies, Marius Moutet, quand il déclarait en ouvrant la conférence des Gouverneurs généraux en novembre 1936 qu'il fallait que s'établisse entre " les travailleurs indigènes et français une solidarité d'intérêts, base de leur sentiment fraternel, permettant, par exemple, au tisseur des Vosges de se rendre compte qu'il doit l'activité de son travail et la productivité de celle-ci au gain accru du cultivateur sénégalais " (21). Qui l'amenait aussi à affirmer : " C'est dans un paysannat indigène rénové que notre armée pourra vraiment trouver un recrutement sain qui n'apportera pas de trouble social. Je n'ai pas besoin d'insister sur ce côté du problème. Il est bien évident que tout se tient en matière de politique coloniale et que nous ne pourrons pas avoir de troupes sûres si celles-ci sont tirées d'un paysannat débile, anarchique et prolétarisé " (22). Qui l'amenait enfin à épargner à ses collègues du gouvernement " de grandes discussions doctrinaires " sur un fait colonial que la gauche avait pris en charge, et qu'il fallait regarder en face et affirmer " comme un truisme que les coloniaux, dans tous les rangs de l'administration et de l'armée, dans toutes les professions du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, doivent constituer une élite, une aristocratie appelée à prendre elle-même la tête de l'évolution nécessaire " (23). ROMPRE LES AMARRES OU SAUVEGARDER LES LIENS DE L'HISTOIRE ?
Dans les années 1950 enfin, c'est un autre piège que la gauche doit affronter, celui d'une certaine droite réaliste décidée à " larguer " un empire devenu économiquement encombrant pour voguer vers les rivages de l'Atlantique, le " piège " tendu par des " grands capitalistes intelligents " qui jugent que la politique de répression compromettra tôt ou tard l'essor de leurs industries et qui sont prêts à composer avec le nationalisme dans la mesure où il leur fournira des garanties pour leurs intérêts. Comment la gauche pourrait-elle comprendre ce " lobby de l'abandon " (25) sans renoncer au dogme de l'impérialisme qui voit dans les colonies le champ privilégié où les " trusts " récoltent leurs " superprofits " ? Comment pourrait-elle comprendre la décolonisation autrement que par l'affrontement entre le mouvement nationaliste et les forces " réactionnaires " ou " colonialistes " identifiées aux grandes firmes économiques et financières et aux partis de droite ? Incapable de comprendre les divisions du capitalisme et d'analyser le coût économique et financier de la domination coloniale non seulement pour la France mais pour le " grand capital " lui-même, elle assiste sans réaction au développement de ce que Pierre Moussa nommait en 1956 le " complexe hollandais " (26), c'est-à-dire l'idée que le maintien de la domination outre-mer entravait, par ses charges financières, la croissance du capitalisme français et son expansion sur les marchés étrangers.
Apparu un an après le début de la guerre d'Algérie (27), alimenté par de nombreux articles dans la presse économique et financière, relayé par Raymond Cartier dans ces célèbres articles de Paris Match (28), le " complexe hollandais ", appelé aussi à l'époque " métropolisme ", mais plus connu sous le nom de cartiérisme, développait l'idée qu'entre la puissance par l'Europe et la puissance par l'Empire il fallait choisir ; que, guère utile sur le plan commercial, le marché colonial était en outre coûteux sur le plan financier ; que si le sort de certaines entreprises était incontestablement lié aux échanges avec l'Union française, l'économie française, prise dans son ensemble, pourrait sans trop de dommages se passer de ce marché ; que les Français devaient savoir qu'au moment où les mouvements nationalistes s'éveillaient avec les exigences extrêmes de l'enfance, le maintien de l'influence française exigerait des efforts financiers déraisonnables et qu'il fallait donc se poser égoïstement la question de savoir si la France avait un intérêt quelconque à garder ses colonies à tout prix. Et de prendre exemple sur la Hollande qui ne serait certainement pas si prospère si, " au lieu d'assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo " (29).
" Conservant leur empire colonial, écrivait la revue Entreprise le 1er novembre 1955, les Pays- Bas auraient été contraints d'y poursuivre, en l'accentuant, une politique d'investissements non productifs. D'une part, il leur aurait fallu prendre en charge les ruines provoquées par le passage des Japonais et la guerre ; d'autre part, ils auraient été tenus pour responsables de l'amélioration du niveau de vie des Indonésiens. Les pays politiquement dominés exigent de plus en plus que des avantages matériels compensent la sujétion politique. Construction d'hôpitaux, d'écoles, de routes, allocations aux chômeurs auraient absorbé une partie des capitaux qui ont été consacrés à l'industrialisation des Pays-Bas eux-mêmes. Il n'était donc pas paradoxal, concluait l'auteur, d'affirmer que le fait d'avoir perdu son empire a aidé les Pays-Bas plus qu'il ne les a desservis. " Au moment où la guerre d'Algérie faisait rage, le 7 mars 1958, c'était La Vie française qui titrait : " La guerre d'Algérie menace nos investissements " et avertissait ses lecteurs qu'en raison des charges de la guerre aucun des grands barrages projetés par l'EDF ne serait entrepris et qu'on ne pouvait accepter que la compression des investissements industriels enraye l'essor de l'économie française au moment où le Marché commun devenait une réalité. C'était bien traduire le " métropolisme " de nombreux milieux d'affaires qui, selon Marchés tropicaux du monde, se durcissait de jour en jour (30). Le cynisme de ce langage de " droite ", massivement approuvé par les lecteurs de cette presse économique et financière (31) ne pouvait que heurter les conceptions morales d'une " gauche " qui voyait dans ces milieux d'affaires des agents de la finance américaine et qui s'acharnait à préconiser des mesures " démocratiques " pour maintenir la présence française dans l'Empire. Ce fut, pour ne prendre qu'un seul exemple, la position constante de Pierre Mendès France pour assurer la sauvegarde des intérêts de la France en Algérie. Ce fut la position de François Mitterrand ou de Guy Mollet, qui estimaient que l'abandon de l'Algérie ou de l'Afrique ferait de la France une puissance de seconde zone, dépouillée de son rôle mondial. Pour les forces de gauche, communistes tardivement exceptés, il fallait certes tenir compte des puissants courants d'émancipation qui agitaient les élites et commençaient à émouvoir les masses, mais " sans contester la présence et les droits de ceux sans le travail desquels ces pays n'auraient pas connu les progrès qui font aujourd'hui l'admiration des juges les plus sévères " (32). " Certes, écrivait Pierre Mendès France à Guy Mollet le 21 avril 1956, il faut admettre que dans ses relations avec l'Union française la France donne beaucoup ; qu'en Algérie, en particulier, la rentabilité immédiate des capitaux investis est souvent nulle ; que la vérité revient à dire que l'héritage est fait bien plus de responsabilités que de bénéfices ; que nous aidons les peuples d'Afrique du Nord à grands frais et que d'autres ne le feront jamais dans une mesure comparable " (33). Mais c'était pour affirmer aussitôt qu'il ne pouvait y avoir d'ambiguïté quant au but à atteindre, qui était " la permanence française dans des territoires où elle a si largement contribué au progrès et à la civilisation " (34). REVOIR LES PERSPECTIVES ?
Quelles conclusions tirer de cette trop brève présentation des faits ? La première, fort banale, est qu'en matière d'histoire coloniale le clivage " droite-gauche " à partir duquel on a trop tendance à reconstruire l'histoire de la France contemporaine est loin d'embrasser l'extrême complexité des sensibilités. C'est une certaine droite autoritaire et anti-étatiste qui rejette avec horreur une colonisation de fonctionnaires et de marchands, condamne l'ethnocentrisme sûr de lui et dominateur qui imprègne l'ensemble des forces de gauche ; s'interroge sur la légitimité de la civilisation industrielle et du " progrès " et s'ingénie à épargner aux indigènes le drame de l'acculturation. " Pauvre Mzabite, écrit Lyautey, c'est qu'il a raison. Ah ! L'implacable civilisation ! Voilà un peuple heureux, honnête, croyant, patriarcal, auquel jusqu'ici le désert fait une ceinture préservatrice... Au bout de dix ans de che mins de fer et d'infusion d'idées européennes, qu'en restera-t-il ? Où est la vérité ? Où est le progrès ? " (35).
Jacques Marseille, Professeur à l'Université de Paris 1 et membre du comité de rédaction de Vingtième siècle. Revue d'histoire, Jacques Marseille est l'auteur d'une thèse sur le coût économique du système colonial français (Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Albin Michel, 1984) et d'un ouvrage illustré sur L'âge d'or de la France coloniale, (Albin Michel, 1987). Il vient de publier La France travaille trop (Albin Michel, 1989). |
1. Sur l'action de Lyautey au Maroc, voir D. Rivet, Lyautey et l' institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), Paris, L'Harmattan, 1988.
2. Papiers Moutet, Archives nationales, section Outre-Mer (ANSOM), 4, 128.
3. Paul Bernard, Les problèmes posés par le développement industriel de l'Indochine, Union coloniale, 1937.
4. P. Mendès-France, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, 1985, p. 477.
5. Voir C.-R. Ageron, U anticolonialisme en France de 1871à 1914, Paris, PUF, 1973.
6. L'Humanité, 2 mars 1913.
7. Lénine, Œuvres complètes, Paris, Les Editions sociales, Les Editions du progrès, 1976, tome 27, p. 323.
8. E. Zola, Fécondité, Pans, Fasquelle, 1899 et 1910. Voir M. Lastier Loufti, Littérature et colonialisme, 1871-1914, La Haye,
Mouton, 1971.
9. P. Adam, La ville inconnue, Paris, Ollendorf, 1911.
10. E. Lavisse, Histoire de France, cours élémentaire , Paris, A. Colin, 1911, voir D. Maingueneau, Les livres de l'école de la République, 1870-1914, Paris, Le Sycomore, 1979.
11. J. Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion1,9 10, p. 12.
12. Ibid., p. 9.
13. Ibid., p. 153.
14. D. Rivet, op. cit., p. 1140.5.
15. M. Thorez, Textes choisis sur l'Algérie, Paris, Parti communiste français, s.d.
16. R. Deloche, " Le Pain, la Paix, la Liberté aux peuples coloniaux ", Cahiers du bolchevisme, 20 mai 1937.
17. La Vie socialiste, 13 septembre 1928.
18. Voir J. Marseille, " L'industrialisation des colonies affaiblissement ou renforcement de la puissance française ? ", Revue française d'histoire d'outre-mer, 254, 1982.
19. ANSOM, Affaires politiques, 2530.
20. P. Bernard, op. cit.
21. Papiers Moutet, cités.
22. Ibid.
23. Ibid.
24. Ibid.
25. Thierry Maulnier, Le Figaro, 24 octobre 1958.
26. P. Moussa, Les chances économiques de la communauté franco-africaine, Paris, A. Colin, 1957.
27. Voir J. Marseille, " Les milieux d'affaires français ont ils été cartéristes ? " colloque " L'Europe et la politique de puissance : aux origines de la Communauté économique eu ropéenne ", Florence, Université d'études de Florence, Faculté des sciences politiques, Séminaire d'histoire des relations internationales, 1987.
28. Paris Match, n° 386, 1er septembre 1956.
29. Ibid.
30. " La crise d'Afrique du Nord ", Marchés tropicaux du monde, 15 décembre 1956.
31. J. Marseille, " Les milieux d'affaires... ", cité.
32. P. Mendès France, Assemblée nationale, 3 juin 1953, dans OEuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 440.
33. Œuvres complètes, tome 4, p. 174-184.
34. Ibid.
35. D. Rivet, op. cit., p. 753.
36. Cité par C.-R. Ageron, " Novation et immobilisme de la politique française vis-à-vis de l'outre-mer dans les premières années de la IVe République ", colloque " La France en voie de modernisation ", décembre 1981 (inédit).
37. Voir J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Paris, Albin Michel, 1984.
Mis en ligne le 27 décembre 2011