Droite, gauche : appliqués à la question coloniale, les clivages de la vie politique française demeurent-ils pertinents ? Battant en brèche quelques idées reçues, Jacques Marseille révèle la complexité d'un débat qui viola parfois les frontières idéologiques : une certaine gauche restait prisonnière de sa culture jacobine, tandis qu'une certaine droite défendait des thèses peut-être plus " émancipatrices ". Mission civilisatrice des uns, pragmatisme économique des autres : laquelle des deux attitudes servait-elle le mieux les intérêts des peuples colonisés ?

Des années 1880 aux années 1960, le fait colonial a occupé une large place dans le débat politique comme dans l'imaginaire des Français ; que ce soit au temps de la grande expansion, de la dépression des années 1930 ou des tempêtes de la décolonisation, il a exaspéré les antagonismes, troublé les consciences, mis sens dessus dessous les idéologies, multiplié les paradoxes et souligné les ambiguïtés.

C'est Jean Jaurès qui, au moment où se précisent les ambitions de la France au Maroc, déclare en 1903 à la Chambre des députés : " Je suis convaincu que la France a au Maroc des intérêts de premier ordre ... Je suis convaincu que ses intérêts lui donnent une sorte de droit ... J'ajoute que la France a autant le droit de prolonger au Maroc son action économique et morale qu'en dehors de toute entreprise, de toute violence militaire, la civilisation qu'elle représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l'état présent du régime marocain ".

Mais c'est le légitimiste Lyautey, convaincu qu'il y a partout " une classe dirigeante née pour gouverner ", qui décide de construire les villes neuves coloniales à l'écart des cités musulmanes pour épargner aux médina le " chancre européen " ; qui interdit aux Européens l'accès aux mosquées, refuse de restreindre la sphère du droit coranique malgré les pressions qui s'exercent sur lui pour franciser la justice et déclare : " On peut faire un très beau et bon Maroc en restant marocain et musulman " (1).

C'est Marius Moutet, ministre socialiste du Front populaire qui, en 1936, écrit :
" Une politique coloniale socialiste aura d'autant plus de chances d'être constructive et durablement féconde qu'elle se préoccupera moins de communiquer d'une manière directe l'idéologie socialiste aux indigènes ... Il faut prendre garde au déchaînement de forces incontrôlables, à la situation confuse et instable, impropre à toute construction positive, qui pourraient sortir d'une action où des notions mal digérées de lutte des classes, certains fanatismes religieux, la nature émotive des Africains, la dissimulation islamique et asiatique et toutes sortes d'influences souterraines se rencontreraient en des réactions complexes et imprévisibles " (2).

Mais c'est l'homme d'affaires Paul Bernard qui, en novembre 1937, avertit :
" L'Indochine n'est pas un laboratoire de sociologie où la nation tutrice peut poursuivre en vase clos, suivant son inspiration ou son caprice, les expériences que lui suggèrent ses idées poli tiques du moment. Nos protégés, l'oreille tendue aux échos qui viennent du dehors, n'acceptent pas sans les discuter les " slogans " ou les impératifs catégoriques qui résument présentement la doctrine de colonisation de la métropole. L'élite annamite, parfaitement informée des réussites du Japon, de la Chine, puis du Siam et des Philippines dans le domaine de l'industrie, se demande si c'est bien dans l'intérêt des indigènes que les pouvoirs publics prononcent en Indochine l'interdit contre cette même industrie. Si le devoir de la France est d'épargner à ses colonies d'inutiles et souvent cruelles expériences, il ne faudrait pas qu'elle en prit prétexte pour refuser à ses protégés le bénéfice du premier principe de la déclaration des Droits de l'homme, dont elle se flatte pourtant d'avoir fait un article d'exportation, à savoir : la liberté pour chacun de penser et d'agir dans la limite compatible avec le respect des lois " (3).

C'est Pierre Mendès France qui, exposant le 19 novembre 1954 à Washington la politique française en Afrique du Nord, précise :
" L'Afrique du Nord forme le rivage méridional de la Méditerranée comme la Provence en constitue la rive septentrionale. Près de deux millions de Français habitent aujourd'hui cette région. Ils y ont apporté l'ordre, le progrès et la prospérité. Ses destinées demeurent indissolublement associées à celles du continent européen " (4).

Mais c'est Raymond Aron qui, en juin 1957, écrit dans La tragédie algérienne :
" La reconnaissance d'une nationalité algérienne est rendue indispensable par les faits démographiques et économiques, tout autant que par les revendications de la guerre déchaînée "...
Et c'est le général de Gaulle qui, dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, achève le processus de décolonisation en déclarant :
" L'Algérie nous coûte - c'est le moins qu'on puisse dire - plus cher qu'elle ne nous apporte ... Voici que notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l'influence. C'est un fait, la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique ".

Certes, la dialectique " droite-gauche " ne peut se réduire à un montage de citations. Le seul intérêt de ce jeu dialogué est de mesurer si, des conquêtes au reflux, la grille de lecture " droite-gauche " présente un intérêt quelconque pour résoudre les interrogations essentielles qui jalonnent l'histoire coloniale française. Pour ce faire, il faudrait bien évidemment définir les contours des forces de gauche et des forces de droite, faire la part de la conjoncture et des thèmes permanents, distinguer la parole des " prophètes " du sentiment des " fidèles ". Ambitions incompatibles avec la taille de cette esquisse.
Néanmoins, à travers trois moments forts de l'histoire coloniale, le débat assimilation / association à l'aube du 20e siècle, le problème de l'industrialisation dans les années 1930 et celui du coût de la domination dans les années 1950, on tentera de mesurer si l'image stéréotypée d'une gauche progressiste à l'écoute des peuples dominés et celle d'une droite conservatrice hostile à toute forme d'évolution ne doivent pas être retouchées.

MISSION CIVILISATRICE OU UTOPIE RÉVOLUTIONNAIRE ?

A la veille de la première guerre mondiale, rappelons-le pour mémoire, ce n'est plus la nécessité des conquêtes qui cristallise les oppositions, mais la nature de la politique à mener dans l'empire. Dans une très large mesure en effet, le sentiment de la supériorité française que partage l'ensemble de l'opinion et des forces politiques a gommé les clivages traditionnels. " La mission civilisatrice qui est aujourd'hui le prétexte de l'intervention, écrit en 1908 le socialiste Eugène Fournière, sera demain un devoir pour la démocratie sociale. On ne pourrait pas s'incliner devant les droits prétendus des propriétaires fainéants ". Avant d'ajouter : " II est certain que lorsque les peuples civilisés auront une autre politique coloniale, ils auront un droit qui sera en même temps un devoir vis-à-vis des populations arriérées qui pratiquent l'esclavage, le banditisme, la torture et autres formes de barbarie. Cette politique, seule la démocratie socialiste internationale enfin triomphante pourra l'appliquer " (5). S'ils condamnaient les " flibustiers de la finance et de l'industrie " qui exploitaient les populations pour imposer leurs produits, les socialistes pensaient en fait pouvoir un jour promouvoir une politique coloniale " positive ", facteur de libération et de progrès.

L'immense majorité d'entre eux estimait, comme Jean Jaurès en 1913, que le " Parti socialiste n'aurait pas la puérilité et l'enfantillage de demander que, du jour au lendemain, on procède à l'évacuation des colonies " où la France avait " des devoirs précis et profonds ". Et quand L'Humanité ouvrait courageusement ses colonnes aux soldats français au Maroc, c'était pour renvoyer au lecteur l'image d'un pays barbare, non civilisé, comme en témoigne la lettre de ce chasseur alpin indigné par l'ordre de décapiter une centaine de cadavres laissés sur place par les Beni-M'tir après le combat terrible d'Aïn-Maarouf : " Oh ! Quelle épouvantable besogne ! Couper la tête des morts comme on coupe la tête des cochons ! Je frémis encore d'avoir vu ça. Il faut dire que ce sont surtout des moricauds qui ont fait cet abominable travail. On voyait ces sauvages-là rigoler en emportant les têtes ensanglantées dans un pan de leur burnous " (6). Et le commentaire de L'Humanité de dénoncer l'hypocrisie d'une politique consistant à " amener la civilisation à coups de canon ".
" Amener la civilisation ", tel est le mot d'ordre qui rassemble les forces de gauche à l'orée du 20e siècle et les conduit à proposer une politique d'assimilation généreuse légitimée par l'anarchie, l'indolence ou la brutalité féroce et aveugle des populations indigènes. Un an avant la guerre, le socialiste Allard n'écrit-il pas dans L'Humanité qu'il se sent " intellectuellement bien plus près d'un Allemand que des Noirs primitifs et grotesques embauchés par M. Etienne pour rehausser le prestige de la revue du 14 juillet " ?
Et n'est-ce pas Lénine lui-même qui ironise en avril 1918 : " Quand j'entends dire qu'on peut parvenir au socialisme sans se mettre à l'école de la bourgeoisie, je sais que cette psychologie est celle d'un habitant de l'Afrique centrale " (7) ?

C'est ce même sentiment de supériorité qui amenait Guy de Maupassant à condamner les excès de la colonisation en Algérie tout en admettant que la terre entre les mains des colons donnerait " ce qu'elle n'aurait jamais donné entre les mains des Arabes ".
Ou Emile Zola à écrire dans Fécondité :
" Demain, ce royaume appartiendra au laboureur qui aura osé le prendre, s'y tailler à son gré un domaine aussi vaste que la force de son travail l'aura créé " (8).
Ou encore Paul Adam à décrire en 1911 l'itinéraire de Mérot, un soldat antimilitariste et de conviction socialiste, qui s'est engagé dans l'armée d'Afrique par un besoin impératif d'argent. Persuadé comme ses amis de la CGT que " nous exterminons ici de pauvres nègres inoffensifs pour le seul bénéfice de financiers louches ", Mérot finit par comprendre que " la France de la Révolution, la France de la Liberté a le devoir d'affranchir des races innocentes et faibles ", " de délivrer de l'esclavage des Ahmadou ou des Samory les Kanambous, les Bambaras, les Ouolofs et les Toucouleurs qui sont devenus nos soldats reconnaissants et fidèles ". Mérot voudrait montrer cela au " camarade Jaurès " et lui demander ensuite s'il blâme toujours les expéditions coloniales (9)...

L'idéal assimilationniste qui puise ses racines dans l'héritage culturel d'une gauche cultivant les " grands ancêtres ", les philosophes du 18e siècle, les révolutionnaires de 1789 et 1793, les combattants de la Commune et les fondateurs du socialisme moderne, rassemble ainsi radicaux, socialistes, francs maçons et enseignants qui entendent faire jouir de cet héritage tous ceux qui ont la chance d'accéder à la culture française, et refusent l'affirmation selon laquelle l'indigène doit évoluer dans sa propre civilisation. C'est Ernest Lavisse qui écrit : " Les Arabes sont de bons petits écoliers. Ils apprennent aussi bien que les petits Français. Ils font d'aussi bons devoirs. La France veut que les petits Arabes soient aussi instruits que les petits Français. Cela prouve que notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis " (10). Ce sont de même Rogie et Despiques, dans un manuel d'Histoire de France édité en 1905, qui affirment que " la colonisation ne peut provoquer aucune protestation puisqu'elle est respectueuse de tous les droits de l'humanité ".Cette image exaltante et généreuse qu'offrent les manuels républicains aux jeunes Français façonnera durablement leur imaginaire. Elle contribuera à forger un état d'esprit spontanément impérialiste. Seul Jaurès échappe peut-être tardivement à cette imprégnation en estimant à la veille de la guerre que l'amenuisement d'une nation par une autre constitue une " affaire Dreyfus permanente " et en respectant dans Moulay Hafid le symbole de la souveraineté et de l'unité marocaines, alors qu'aux yeux des forces de gauche la monarchie ne peut qu'incarner des structures périmées. Une telle attitude, sensible au pluralisme culturel, se trouve en fait à cette date partagée par tous ceux qui, à " droite ", dénoncent les pratiques d'une politique d'administration directe et militent pour des formules plus souples, adaptées aux conditions particulières de chaque possession et respectueuses en même temps des coutumes indigènes. C'est au nom de " l'utilité " que ces hommes de " droite " critiquent en termes très vifs le jacobinisme assimilateur de la gauche. C'est avec une certaine forme de cynisme qu'ils condamnent le parasitisme colonial de l'Etat métropolitain et proposent des formules d'autonomie plus large.

A cet égard, l'ouvrage de Jules Harmand, publié en 1910 et intitulé Colonisation et domination, peut être considéré comme la formulation la plus élaborée d'un impérialisme utilitaire, respectant l'autonomie et l'identité culturelle des peuples dominés pour assurer l'essentiel, à savoir l'intérêt économique. Rappelant la fameuse formule des encyclopédistes selon laquelle " les colonies sont faites pour la métropole " et soulignant qu'il ne fallait pas l'interpréter comme l'expression d'un égoïsme métropolitain, d'une exploitation inintelligente ou d'une volonté de maintenir les colonies à l'état de débilité permanente et de perpétuelle enfance, Jules Harmand proposait certes " de faire produire à nos possessions, pour l'intérêt il est vrai de la métropole, la plus grande somme d'utilité possible ", mais " par le développement de leur propre fortune, par leur prospérité matérielle, par la satisfaction des besoins et des aspirations de leurs peuples " :

" II faut voir les choses comme elles sont et vouloir être sincère avec soi-même. Vanter sans cesse notre générosité, mettre toujours en avant notre libéralisme démocratique, ce n'est pas mauvais entre nous et ce peut être utile. Mais il vaut mieux tâcher de conformer nos actes aux conditions mêmes de la domination par conquête, laquelle n'est pas démocratique, et, sans user de ces hypocrisies misérables ni de ces " mensonges de la civilisation " qui ne trompent personne, chercher à la justifier pour l'utilité commune des conquérants et des sujets. Que les colonies soient faites pour la métropole, pour les avantages multiples et divers qu'elle entend tirer d'elles, c'est pourtant une chose évidente : si les colonies, dont la fondation coûte presque toujours aux métropoles tant d'argent et de sacrifices et qui les exposent par ailleurs à de si grands risques, n'étaient pas faites en vue de leur servir, elles n'auraient aucune raison d'être, et l'on ne voit pas par quelle aberration les Etats civilisés se les disputeraient avec tant de jalouse âpreté. Comment se fait-il donc que ces maximes si naturelles prennent à nos yeux un certain aspect scandaleux et qu'en les énonçant on éprouve comme le besoin de s'en excuser ? Nous abordons ici la question de doctrine et de principes qu'il faut examiner avec attention. Importante pour toutes les nations, cette question l'est davantage encore pour celle qui, plus que les autres, a coutume de transporter dans la politique la logique excessive de son esprit " (11).

Au nom de cette logique provocatrice, Jules Harmand considérait que les établissements coloniaux ne faisaient pas partie du territoire national, qu'ils ne pouvaient pas être considérés comme étant la patrie et qu'il fallait donc séparer jusqu'à l'extrême limite du possible le gouvernement de ce qu'il appelait les dominations de celui de la métropole :
" En limitant d'ailleurs ses efforts à l'indispensable, ajoutait-il, en renonçant à les éparpiller à la surface d'un univers profondément changé depuis l'époque de la marine à voiles et le développement des impérialismes nouveaux, le premier objectif qui s'impose à une métropole telle que la France est d'ordre négatif : elle a le devoir d'interdire autant qu'il est possible à ses Etablissements, quelle que soit leur situation, d'exercer une influence sur la politique générale de la nation souveraine et de son gouvernement. Elle doit également faire en sorte que ses Etablissements ne lui coûtent rien et ne l'affaiblissent pas en divertissant de sa défense continentale et navale essentielle les forces et les capitaux dont elle ne peut se passer " (12).

L'erreur consistait en fait à vouloir justifier la domination par les sentiments, à appliquer les idées de la Révolution française et considérer les habitants des colonies comme des citoyens, à étendre aux colonies l'indivisibilité dogmatique du territoire national. L'assimilation, proposée par les héritiers de 1789 et qui avait pour base la foi préconçue en l'égalité de tous les hommes et leur rapide perfectionnement, était surtout pour Jules Harmand un moyen de résoudre les contradictions du colonisateur, une chimère de nature à faire plus de mal aux peuples qui en " bénéficieraient " :
" Le conquérant ne doit se faire aucune illusion. Quelles que soient sa sagesse, son expérience, l'habileté de sa conduite et l'excellence de son gouvernement, il n'inspirera jamais à ceux qu'il prétend ainsi diriger, après les avoir vaincus et soumis, les sentiments d'affection instinctive et de solidarité volontaire qui font une nation. Ceux-ci ne peuvent s'obtenir que d'hommes peu différents les uns des autres par le sang et par la culture historique, par les mœurs et par l'idéal. Même après une occupation séculaire, après que des périodes prolongées de paix et de sécurité auront amené les transformations désirables et désirées, et lié, dans toute la mesure où ils peuvent l'être, les intérêts des deux communautés juxta posées, ce serait folie au conquérant de penser qu'il puisse être aimé, de s'aveugler au point de croire que la société dominée subira sa direction avec satisfaction et s'y abandonnera avec une entière confiance. On ne saurait citer aucun exemple, et l'on peut hardiment assurer qu'il ne s'en présentera jamais, d'une conquête accomplie comme celles-ci sur des peuples séparés par des océans et des continents et qui, par suite, n'ont avec leurs vainqueurs aucune espèce de communauté, qui soit acceptée par eux sans arrière-pensée. Si faibles ou si dégradés, si barbares que l'on suppose les vaincus, si mauvais que soient leurs chefs naturels, ou, au contraire, aussi civilisés à leur manière, aussi intelligents, ou bien aussi dépourvus de sens ethnique ou de patriotisme, de loyalisme féodal ou religieux à l'égard de leurs princes qu'on puisse se les imaginer, ils considéreront toujours le départ ou la disparition du pouvoir exotique comme une délivrance, et même, presque toujours et presque tous, le remplacement d'un maître étranger par un autre comme une espèce de libération " (13).

Vision tout à fait prémonitoire, qui amenait Jules Harmand à proposer une politique d'association alliant le libéralisme et l'autocratie, prescrivant partout le respect scrupuleux des mœurs, des coutumes et des religions. En ne touchant pas aux habitudes et aux traditions des " sujets ", en se servant au contraire de leur organisation pour réduire au minimum l'usage toujours stérile et coûteux de la force, en apportant l'ordre, la puissance mécanique, l'argent, le crédit, la science et l'hygiène, en ne prétendant pas imposer ses idées et ses institutions, en limitant au maximum les contacts, en n'en tendant pas réaliser une égalité à jamais impossible, le conquérant rendrait la domination moins froissante, donc moins antipathique, moins messianique, donc plus durable. Telle fut notamment la politique menée par Lyautey au Maroc à cette date, une politique fondée sur le respect absolu et sincère de l'islam ; sur la volonté de promouvoir entre les deux communautés une association, une interpénétration d'intérêts et de sentiments ; d'engager une coopération entre les forces vives du Maroc et une élite de fonctionnaires et de colons.
Paradoxe ? Ce furent les forces de gauche hostiles à l'islam qui provoquèrent le départ de Lyautey et son remplacement par Pétain, partisan d'une intensification des opérations militaires ! Ce furent les nationalistes marocains qui firent d'un homme de droite un des pôles auxquels ils se sont référés pour faire valoir la profondeur historique et la cohésion de leur civilisation... Et comme le souligne Daniel Rivet, " après 1945, c'est peut-être le souvenir du Maréchal qui a retenu la droite d'aller trop loin dans l'imprécation contre un roi et dans la répression contre un peuple magnifiés avec tant de style par l'ancêtre héroïque, dont on prétendait avoir retenu la leçon et poursuivre l'exemple... " (14).

L'INDUSTRIALISATION DES COLONIES : PROLÉTARIAT DANGEREUX OU ÉLITES INDIGÈNES ?

A la charnière des années 1930, la grande dépression impose d'autres problèmes. Face à la crise économique et aux périls extérieurs, l'Empire apparaît comme une base de repli permettant d'échapper aux agressions du marché international et comme l'ultime recours d'une puissance encore mondiale. Les images multipliées du tirailleur sénégalais chargeant, farouche, la baïonnette en avant, comme celles, réelles, de l'exposition de Vincennes en 1931, ont en outre élargi le consensus et façonné une bonne conscience. Dès lors, à droite comme à gauche, le fait colonial n'est plus guère contesté.

Après avoir mené, de 1924 à 1926, une vigoureuse campagne contre la guerre du Rif, le Parti communiste, dans les années 1930, se montre incapable d'enrayer l'élargissement de cette bonne conscience coloniale. Il n'oppose qu'une riposte dérisoire aux fastes officiels commémorant le centenaire de la conquête de l'Algérie en 1930, organise en 1931 une contre-exposition, " La vérité sur les colonies ", qui est un véritable fiasco, et finit, à partir de 1935-1936, par réviser considérablement ses positions pour affirmer, par la bouche de Maurice Thorez au congrès d'Arles en décembre 1937, que " la question décisive du moment, c'est la lutte victorieuse contre le fascisme " ; que, par conséquent, " l'intérêt des peuples coloniaux est dans l'union avec le peuple de France et non dans l'attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer par exemple l'Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini ou d'Hitler ou faire de l'Indochine une base d'opérations pour le Japon militariste " (15).
Ligne que trace aussi sans ambiguïté R. Deloche, le président de la Commission coloniale du parti, quand il écrit en mai 1937 dans les Cahiers du bolchevisme :

" Ceux qui, n'ayant rien compris ou rien voulu comprendre à la situation politique en France et dans le monde, voudraient voir se dresser, aujourd'hui même, les peuples coloniaux dans une lutte violente contre la démocratie française, sous le pré texte de l'indépendance, travaillent en réalité à la victoire du fascisme et au renforcement de l'esclavage des peuples coloniaux " (16).
Héritiers, comme les socialistes avant eux, d'une culture jacobine peu sensible aux différences, les communistes finissent par adhérer à la mythologie assimilationniste et estimer, par exemple, comme Maurice Thorez à Alger, le 11 février 1939, qu'" il y a une nation algérienne qui se constitue, elle aussi, dans le mélange de vingt races, dont l'évolution peut être facilitée, aidée par l'effort de la République française ". C'est traduire, en fait, la misère théorique du mouvement ouvrier français. C'est exprimer aussi ce qui restera jusqu'à la fin de la période coloniale le postulat de base de la gauche, à savoir que le but de la colonisation est d'amener les peuples au degré d'évolution qui leur permettra d'exercer la souveraineté dans une forme nouvelle d'union avec la France.

Ainsi, en 1925, Léon Blum déclare à la Chambre des députés : " Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas par venues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science ou de l'industrie... Nous avons trop l'amour de notre pays pour désavouer l'expansion de la pensée et de la civilisation françaises ". Logique qu'exprime en termes plus éloquents encore Cianfarini, le secrétaire de la Fédération socialiste de Constantine quand il écrit en 1928 dans " La Vie socialiste " : " La colonisation est un devoir pour les peuples civilisés vis-à-vis des peuplades encore inorganisées et arriérées, lorsqu'elle se propose d'apporter aux peuples frères en humanité les bienfaits d'une organisation administrative équitable. La colonisation est un devoir pour les peuples civilisés lorsqu'elle constitue un facteur de progrès moral en apportant aux indigènes attardés et ignorants les lumières de l'instruction et les bienfaits d'une saine éducation pouvant les élever en conscience et en dignité... La colonisation est une nécessité. L'échange de matières premières existant dans les colonies et des produits manufacturés de la métropole est devenu un facteur important de la vie économique des peuples et l'une des conditions d'existence de millions d'ouvriers et de leurs familles. De cette obligation de se protéger, de se défendre et d'assurer les progrès de la civilisation, découle pour les peuples civilisés le droit de coloniser " (17).
Ce n'est donc plus la légitimité de la colonisation qui oppose la droite et la gauche entre les deux guerres mondiales, mais la nature des choix économiques et sociaux qu'impose la grande crise. A cet égard, le débat sur l'industrialisation des colonies, qui s'ouvre au cœur des années 1930 et s'amplifie à l'époque du Front populaire, révèle d'autres lignes de partage et souligne d'autres ambiguïtés (18).

Pour certains milieux d'affaires qu'on peut classer à droite - comme l'attestera quelques années plus tard leur ralliement à Vichy - l'industrialisation était la seule politique de mise en valeur permettant de s'adapter à terme à une évolution vers l'autonomie sinon l'indépendance, jugée inéluctable. Pour les socialistes au gouvernement, il ne fallait pas au contraire précipiter artificiellement cette industrialisation, car il était " dangereux, sous le prétexte de créer des revenus et, partant, des besoins aux travailleurs non évolués, qu'on oblige à régresser le travailleur qui est déjà arrivé au stade supérieur de l'évolution " (19). Ce n'était plus l'héritage de 1789 qui " piégeait " alors la gauche, mais la nécessaire défense du travailleur métropolitain menacé par le chômage. Pour les hommes d'affaires partisans de l'industrialisation, mieux valait en effet faire subir un préjudice momentané aux industries métropolitaines exportatrices que de ne pas utiliser aux colonies, spécialement en Indochine, une main-d'œuvre abondante, habile et bon marché, capable de faire de cette possession lointaine un nouveau Japon, une " métropole-seconde ". Pour eux, la tentative de constituer un ensemble économique impérial complémentaire aboutissait à des contradictions insupportables. Il était en effet absurde d'orienter l'économie coloniale vers l'exportation de matières premières agricoles concurrentes de celles produites en métropole - vin, riz, maïs - ou de matières premières industrielles alors que leur transformation sur place offrirait des débouchés sur les lieux mêmes de production et créerait simultanément les pouvoirs d'achat requis pour les absorber.
En outre, l'industrialisation, pour ses partisans, permettrait de sortir des impasses de la politique d'assimilation dont la France s'était faite le champion.

Paul Bernard écrivait :

" Nous avons considéré, homme d'affaires dirigeant de nombreuses sociétés indochinoises, qu'il était de notre devoir de donner aux Annamites susceptibles de se l'assimiler, non seulement l'instruction primaire et l'enseignement professionnel, mais encore la culture secondaire. Nous sommes entrés dans cette voie plus hardiment qu'aucune nation colonisatrice, sans trop calculer que ces élites hâtivement émancipées pouvaient prétendre trancher un jour le cordon ombilical qui rattache leur patrie à la nôtre. Mais alors que nous préparons ainsi l'avènement d'une jeunesse intellectuelle, avide de savoir, mais plus impatiente encore de jouer un rôle, notre politique économique rétrécit ses horizons dans le cadre étriqué du paysannat agricole et de l'artisanat où les valeurs nouvellement créées ne sauraient trouver un emploi. Ayant ainsi rejeté ces élites du processus de la production, nous ne devrions pas nous étonner de les voir encombrer les carrières dites libérales et administratives. Il serait encore moins juste de les blâmer, car c'est nous-mêmes, en les contraignant au métier d'avocat sans cause ou de fonctionnaire sans initiative et sans responsabilité, qui préparons une génération d'aigris et de ratés, levain des troubles politiques du lendemain. L'industrialisation peut précisément offrir à cette classe nouvelle des emplois qui la préparent aux destinées qu'elle ambitionne. Elle doit faciliter le recrutement parmi les hommes d'affaires, de ces cadres et de ces chefs qui coopèrent graduellement à la gestion des affaires publiques. Et si cette industrialisation se réalise conformément aux souhaits que nous avons ex primés, si elle devient le véritable prolongement des activités similaires de la métropole, elle sus citera un tel courant d'échanges intellectuels, moraux, techniques et financiers entre les cadres français et annamites, que le problème capital de l'intégration des élites annamites dans le milieu français se trouvera résolu. Les velléités d'indépendance, les aspirations autonomistes céderont devant le faisceau compact des intérêts réciproques qui se seront noués. La prospérité de la France et celle de l'Indochine seront une seule et même chose et les richesses de l'une et de l'autre feront vraiment partie du même patrimoine " (20).

Pour lui comme pour d'autres, Edmond Giscard d'Estaing ou L. Morard, président de la Région économique d'Algérie, la défiance à l'égard de l'industrialisation ne pouvait être que la manifestation d'une défiance à l'égard du progrès, que l'exaltation idyllique de l'artisanat et de la paysannerie.

Et c'est bien également le sentiment qui animait le ministre socialiste des Colonies, Marius Moutet, quand il déclarait en ouvrant la conférence des Gouverneurs généraux en novembre 1936 qu'il fallait que s'établisse entre " les travailleurs indigènes et français une solidarité d'intérêts, base de leur sentiment fraternel, permettant, par exemple, au tisseur des Vosges de se rendre compte qu'il doit l'activité de son travail et la productivité de celle-ci au gain accru du cultivateur sénégalais " (21). Qui l'amenait aussi à affirmer : " C'est dans un paysannat indigène rénové que notre armée pourra vraiment trouver un recrutement sain qui n'apportera pas de trouble social. Je n'ai pas besoin d'insister sur ce côté du problème. Il est bien évident que tout se tient en matière de politique coloniale et que nous ne pourrons pas avoir de troupes sûres si celles-ci sont tirées d'un paysannat débile, anarchique et prolétarisé " (22). Qui l'amenait enfin à épargner à ses collègues du gouvernement " de grandes discussions doctrinaires " sur un fait colonial que la gauche avait pris en charge, et qu'il fallait regarder en face et affirmer " comme un truisme que les coloniaux, dans tous les rangs de l'administration et de l'armée, dans toutes les professions du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, doivent constituer une élite, une aristocratie appelée à prendre elle-même la tête de l'évolution nécessaire " (23).
L'antifascisme imposait certes ses urgences et ses priorités, mais ce ralliement inconditionnel au passé colonial de la France, ce satisfecit accordé aux gouvernements antérieurs qui n'avaient pas " failli à leur tâche ", cet éloge de conceptions qui avaient " atteint le maximum de générosité et de libéralisme compatible avec les mœurs de l'époque " (24) traduisent plutôt le poids de pesanteurs culturelles bien plus profondes, qui expliquent les mesures répressives du Front populaire à l'encontre des mouvements nationalistes et creuseront durablement le fossé entre les forces de gauche et les populations colonisées.

ROMPRE LES AMARRES OU SAUVEGARDER LES LIENS DE L'HISTOIRE ?

Dans les années 1950 enfin, c'est un autre piège que la gauche doit affronter, celui d'une certaine droite réaliste décidée à " larguer " un empire devenu économiquement encombrant pour voguer vers les rivages de l'Atlantique, le " piège " tendu par des " grands capitalistes intelligents " qui jugent que la politique de répression compromettra tôt ou tard l'essor de leurs industries et qui sont prêts à composer avec le nationalisme dans la mesure où il leur fournira des garanties pour leurs intérêts. Comment la gauche pourrait-elle comprendre ce " lobby de l'abandon " (25) sans renoncer au dogme de l'impérialisme qui voit dans les colonies le champ privilégié où les " trusts " récoltent leurs " superprofits " ? Comment pourrait-elle comprendre la décolonisation autrement que par l'affrontement entre le mouvement nationaliste et les forces " réactionnaires " ou " colonialistes " identifiées aux grandes firmes économiques et financières et aux partis de droite ? Incapable de comprendre les divisions du capitalisme et d'analyser le coût économique et financier de la domination coloniale non seulement pour la France mais pour le " grand capital " lui-même, elle assiste sans réaction au développement de ce que Pierre Moussa nommait en 1956 le " complexe hollandais " (26), c'est-à-dire l'idée que le maintien de la domination outre-mer entravait, par ses charges financières, la croissance du capitalisme français et son expansion sur les marchés étrangers.

Apparu un an après le début de la guerre d'Algérie (27), alimenté par de nombreux articles dans la presse économique et financière, relayé par Raymond Cartier dans ces célèbres articles de Paris Match (28), le " complexe hollandais ", appelé aussi à l'époque " métropolisme ", mais plus connu sous le nom de cartiérisme, développait l'idée qu'entre la puissance par l'Europe et la puissance par l'Empire il fallait choisir ; que, guère utile sur le plan commercial, le marché colonial était en outre coûteux sur le plan financier ; que si le sort de certaines entreprises était incontestablement lié aux échanges avec l'Union française, l'économie française, prise dans son ensemble, pourrait sans trop de dommages se passer de ce marché ; que les Français devaient savoir qu'au moment où les mouvements nationalistes s'éveillaient avec les exigences extrêmes de l'enfance, le maintien de l'influence française exigerait des efforts financiers déraisonnables et qu'il fallait donc se poser égoïstement la question de savoir si la France avait un intérêt quelconque à garder ses colonies à tout prix. Et de prendre exemple sur la Hollande qui ne serait certainement pas si prospère si, " au lieu d'assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo " (29).

" Conservant leur empire colonial, écrivait la revue Entreprise le 1er novembre 1955, les Pays- Bas auraient été contraints d'y poursuivre, en l'accentuant, une politique d'investissements non productifs. D'une part, il leur aurait fallu prendre en charge les ruines provoquées par le passage des Japonais et la guerre ; d'autre part, ils auraient été tenus pour responsables de l'amélioration du niveau de vie des Indonésiens. Les pays politiquement dominés exigent de plus en plus que des avantages matériels compensent la sujétion politique. Construction d'hôpitaux, d'écoles, de routes, allocations aux chômeurs auraient absorbé une partie des capitaux qui ont été consacrés à l'industrialisation des Pays-Bas eux-mêmes. Il n'était donc pas paradoxal, concluait l'auteur, d'affirmer que le fait d'avoir perdu son empire a aidé les Pays-Bas plus qu'il ne les a desservis. " Au moment où la guerre d'Algérie faisait rage, le 7 mars 1958, c'était La Vie française qui titrait : " La guerre d'Algérie menace nos investissements " et avertissait ses lecteurs qu'en raison des charges de la guerre aucun des grands barrages projetés par l'EDF ne serait entrepris et qu'on ne pouvait accepter que la compression des investissements industriels enraye l'essor de l'économie française au moment où le Marché commun devenait une réalité. C'était bien traduire le " métropolisme " de nombreux milieux d'affaires qui, selon Marchés tropicaux du monde, se durcissait de jour en jour (30). Le cynisme de ce langage de " droite ", massivement approuvé par les lecteurs de cette presse économique et financière (31) ne pouvait que heurter les conceptions morales d'une " gauche " qui voyait dans ces milieux d'affaires des agents de la finance américaine et qui s'acharnait à préconiser des mesures " démocratiques " pour maintenir la présence française dans l'Empire. Ce fut, pour ne prendre qu'un seul exemple, la position constante de Pierre Mendès France pour assurer la sauvegarde des intérêts de la France en Algérie. Ce fut la position de François Mitterrand ou de Guy Mollet, qui estimaient que l'abandon de l'Algérie ou de l'Afrique ferait de la France une puissance de seconde zone, dépouillée de son rôle mondial.

Pour les forces de gauche, communistes tardivement exceptés, il fallait certes tenir compte des puissants courants d'émancipation qui agitaient les élites et commençaient à émouvoir les masses, mais " sans contester la présence et les droits de ceux sans le travail desquels ces pays n'auraient pas connu les progrès qui font aujourd'hui l'admiration des juges les plus sévères " (32). " Certes, écrivait Pierre Mendès France à Guy Mollet le 21 avril 1956, il faut admettre que dans ses relations avec l'Union française la France donne beaucoup ; qu'en Algérie, en particulier, la rentabilité immédiate des capitaux investis est souvent nulle ; que la vérité revient à dire que l'héritage est fait bien plus de responsabilités que de bénéfices ; que nous aidons les peuples d'Afrique du Nord à grands frais et que d'autres ne le feront jamais dans une mesure comparable " (33). Mais c'était pour affirmer aussitôt qu'il ne pouvait y avoir d'ambiguïté quant au but à atteindre, qui était " la permanence française dans des territoires où elle a si largement contribué au progrès et à la civilisation " (34).
Dans les années 1950 comme dans les années 1930, il suffisait pour les hommes de gauche de prendre des mesures " démocratiques ", d'éliminer les mauvais fonctionnaires, de réformer le crédit et d'augmenter les salaires pour être compris des masses en rébellion et maintenir dans l'avenir les liens qu'avaient forgés l'histoire et la géographie. Il leur sera douloureux d'accepter l'idée qu'il ne leur appartenait pas de décider du destin des populations colonisées et des risques de leur liberté.

REVOIR LES PERSPECTIVES ?

Quelles conclusions tirer de cette trop brève présentation des faits ? La première, fort banale, est qu'en matière d'histoire coloniale le clivage " droite-gauche " à partir duquel on a trop tendance à reconstruire l'histoire de la France contemporaine est loin d'embrasser l'extrême complexité des sensibilités. C'est une certaine droite autoritaire et anti-étatiste qui rejette avec horreur une colonisation de fonctionnaires et de marchands, condamne l'ethnocentrisme sûr de lui et dominateur qui imprègne l'ensemble des forces de gauche ; s'interroge sur la légitimité de la civilisation industrielle et du " progrès " et s'ingénie à épargner aux indigènes le drame de l'acculturation. " Pauvre Mzabite, écrit Lyautey, c'est qu'il a raison. Ah ! L'implacable civilisation ! Voilà un peuple heureux, honnête, croyant, patriarcal, auquel jusqu'ici le désert fait une ceinture préservatrice... Au bout de dix ans de che mins de fer et d'infusion d'idées européennes, qu'en restera-t-il ? Où est la vérité ? Où est le progrès ? " (35).
C'est d'une certaine façon annoncer le tiers-mondisme christiano-gauchiste des années 1960 qui, sous prétexte de réhabiliter les cultures écrasées, s'enflamme sans discernement pour l'hindouisme, l'islam ou les sociétés primitives...
C'est une certaine gauche, éblouie par le " sens de l'histoire " et pénétrée de l'idée-force exposée au premier congrès des Peuples d'Orient tenu à Bakou en 1920, selon laquelle " la tâche des ouvriers organisés d'Europe et d'Amérique, qui sont plus avancés et instruits, est d'aider les travailleurs arriérés de l'Orient ", qui campe sur les bases d'un européocentrisme triom phant et refuse avec le socialiste Jules Moch en 1945 " que la reine Makoko puisse un jour renverser le gouvernement français " (sic) (36).
La seconde, fort provocatrice, est qu'en la matière la logique du profit est peut-être davantage moteur du progrès que " coupable " de pillage, pillage qu'il faudrait d'ail leurs plus précisément démontrer (37). Si le profit prend parfois le visage inhumain mais archaïque des compagnies concessionnaires au Congo, il revêt aussi celui, fort " modernisateur ", d'une industrialisation autocentrée, seule capable de développer le marché intérieur des colonies, d'améliorer le niveau de vie de leurs habitants, de résoudre le problème démographique et de satisfaire les aspirations des élites. On ne le répétera jamais assez : en longue durée, les pays riches ont toujours été de meilleures " affaires " pour les pays riches que les pays pauvres.
Peut-être, finalement, en termes de relations entre les peuples, les logiques du profit sont elles moins perverses que les élans de générosité.

Jacques Marseille, Professeur à l'Université de Paris 1 et membre du comité de rédaction de Vingtième siècle. Revue d'histoire, Jacques Marseille est l'auteur d'une thèse sur le coût économique du système colonial français (Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Albin Michel, 1984) et d'un ouvrage illustré sur L'âge d'or de la France coloniale, (Albin Michel, 1987). Il vient de publier La France travaille trop (Albin Michel, 1989).
article : " La gauche, la droite et le fait colonial en France. Des années 1880 aux années 1960 ". In: Vingtième Siècle.
Revue d'histoire. N°24, octobre-décembre 1989. pp. 17-28.

doi : 10.3406/xxs.1989.2182

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1989_num_24_1_2182
Cet article reprend une communication effectuée à Mijas (Espagne) en novembre 1988, dans le cadre d'un colloque international organisé par la fondation Wenner-Gren pour la recherche anthropologique, sur le thème " Tensions des empires contrôle colonial et perceptions de la puissance ".

1. Sur l'action de Lyautey au Maroc, voir D. Rivet, Lyautey et l' institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), Paris, L'Harmattan, 1988.
2. Papiers Moutet, Archives nationales, section Outre-Mer (ANSOM), 4, 128.
3. Paul Bernard, Les problèmes posés par le développement industriel de l'Indochine, Union coloniale, 1937.
4. P. Mendès-France, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, 1985, p. 477.
5. Voir C.-R. Ageron, U anticolonialisme en France de 1871à 1914, Paris, PUF, 1973.
6. L'Humanité, 2 mars 1913.
7. Lénine, Œuvres complètes, Paris, Les Editions sociales, Les Editions du progrès, 1976, tome 27, p. 323.
8. E. Zola, Fécondité, Pans, Fasquelle, 1899 et 1910. Voir M. Lastier Loufti, Littérature et colonialisme, 1871-1914, La Haye, Mouton, 1971.
9. P. Adam, La ville inconnue, Paris, Ollendorf, 1911.
10. E. Lavisse, Histoire de France, cours élémentaire , Paris, A. Colin, 1911, voir D. Maingueneau, Les livres de l'école de la République, 1870-1914, Paris, Le Sycomore, 1979.
11. J. Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion1,9 10, p. 12.
12. Ibid., p. 9.
13. Ibid., p. 153.
14. D. Rivet, op. cit., p. 1140.5.
15. M. Thorez, Textes choisis sur l'Algérie, Paris, Parti communiste français, s.d.
16. R. Deloche, " Le Pain, la Paix, la Liberté aux peuples coloniaux ", Cahiers du bolchevisme, 20 mai 1937.
17. La Vie socialiste, 13 septembre 1928.
18. Voir J. Marseille, " L'industrialisation des colonies affaiblissement ou renforcement de la puissance française ? ", Revue française d'histoire d'outre-mer, 254, 1982.
19. ANSOM, Affaires politiques, 2530.
20. P. Bernard, op. cit.
21. Papiers Moutet, cités.
22. Ibid.
23. Ibid.
24. Ibid.
25. Thierry Maulnier, Le Figaro, 24 octobre 1958.
26. P. Moussa, Les chances économiques de la communauté franco-africaine, Paris, A. Colin, 1957.
27. Voir J. Marseille, " Les milieux d'affaires français ont ils été cartéristes ? " colloque " L'Europe et la politique de puissance : aux origines de la Communauté économique eu ropéenne ", Florence, Université d'études de Florence, Faculté des sciences politiques, Séminaire d'histoire des relations internationales, 1987.
28. Paris Match, n° 386, 1er septembre 1956.
29. Ibid.
30. " La crise d'Afrique du Nord ", Marchés tropicaux du monde, 15 décembre 1956.
31. J. Marseille, " Les milieux d'affaires... ", cité.
32. P. Mendès France, Assemblée nationale, 3 juin 1953, dans OEuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 440.
33. Œuvres complètes, tome 4, p. 174-184.
34. Ibid.
35. D. Rivet, op. cit., p. 753.
36. Cité par C.-R. Ageron, " Novation et immobilisme de la politique française vis-à-vis de l'outre-mer dans les premières années de la IVe République ", colloque " La France en voie de modernisation ", décembre 1981 (inédit).
37. Voir J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Paris, Albin Michel, 1984.

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Mis en ligne le 27 décembre 2011

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