Gouvernement des Pachas triennaux *
*Le sultan de Constantinople, délègue tous les trois ans un nouveau représentant muni, en théorie, de tous les pouvoirs (ndlr).

Après la mort d'Euldj-Ali, qui s'était montré toute sa vie ennemi déclaré de l'Espagne, les tentatives d'accommodement que celle-ci faisait près de la Porte rencontrèrent au grand divan plus de faveur que par le passé ; en même temps, les relations amicales avec la France se refroidissaient ; MM. de Germigny et de Lancosme, penchant vers les idées de la Ligue, décriaient l'alliance turque, que les d'Aramont et les Noailles avaient si soigneusement entretenue. La réunion des États Barbaresques en un seul faisceau ne parut donc plus avoir sa raison d'être ; les grands vizirs craignirent même qu'elle ne fît courir un jour des dangers à l'unité de l'empire ottoman, et il fut résolu dès lors que les pachaliks d'Alger, de Tunis et de Tripoli seraient indépendants les uns des autres, et administrés, comme les autres provinces, par des gouverneurs nommés pour trois ans. Se méprenant étrangement sur la différence des situations, le grand divan ne vit pas que ce qui était facile en Turquie d'Europe et en Asie Mineure allait devenir impossible à Alger. En effet, là où les pachas n'avaient qu'à commander à des raïas soumis ou à de paisibles populations, ils ne disposaient que de forces insignifiantes, et se seraient bien gardés de se révolter contre le sultan, ou seulement de lui désobéir ; leurs soldats pensaient de même, et les ordres venus de Constantinople étaient sacrés pour tous.

Usurpation du pouvoir par la Milice
Il en était tout autrement des janissaires d'Alger, qui, se sentant assez forts pour se dérober au châtiment, en affrontaient les menaces ; en conséquence, dès les premiers jours du nouveau système, ils s'érigèrent en maîtres, et ne laissèrent aux pachas que l'ombre du pouvoir. Ceux-ci avaient acheté leur nomination par de riches présents, sachant que les revenus de la régence était très grands ; ils ne pensaient donc qu'à rentrer dans leurs déboursés, et à ramasser assez d'or pour aller finir leurs jours dans un des riants Konaks du Bosphore ; très peu soucieux de gouverner, ils en abandonnèrent volontiers le soin à ceux qui avaient voulu le prendre ; mais, d'un autre côté, nul d'entre eux n'ignorait qu'en cas de rébellion, ils seraient sévèrement traités à leur retour, et cette crainte les amenait à flatter par tous les expédients possibles les janissaires et les reïs. Ne pouvant obtenir la déférence due aux injonctions souveraines que par des prières et des dons, ils cherchaient à gagner du temps pour sortir de la dure alternative qui faisait leur supplice, et attendaient avec une impatience anxieuse le jour où ils seraient délivrés de leur semblant de pouvoir.
Les prérogatives qui leur furent laissées étaient tout extérieures ; un palais, une garde, des chaouchs, la place d'honneur dans les cérémonies publiques ; les actes officiels commençaient par ces mots : " Nous, Pacha et Divan de l'Invincible Milice d'Alger ; " mais, en réalité, le pacha ne faisait que contresigner les volontés du divan, dans lequel il n'osait même se présenter que lorsqu'il en était requis. Il avait cependant conservé le droit de rendre la justice aux baldis, et de disposer des caïdats et d'autres charges ; il se servait de ces deux moyens pour grossir son trésor particulier.

Le Divan
Pendant la première moitié du XVIIe siècle, le nombre des Ioldachs (janissaires) augmenta considérablement ; en 1634, on en comptait 22,000 ; leurs coutumes militaires étaient restées les mêmes ; se voyant plus redoutables, ils devinrent plus grossiers, plus arrogants, plus pillards et plus indisciplinés que jamais. Leurs officiers, aghas, mansulaghas (Aghas retraités), khodjas, ayabachis (chefs de compagnie des plus anciens), bouloukbachis (chefs de compagnie) et odabachis (chef de chambrée) composaient le divan, qui se réunissait quatre fois par semaine. Une de ces séances, celle du samedi, se tenait au palais ; elle était consacrée aux affaires extérieures ; lekhodja donnait lecture des propositions, et le vote se faisait par acclamation. Les assistants devaient se tenir debout, les bras croisés, et observer un silence absolu ; il était défendu, sous peine de mort, de pénétrer dans l'enceinte avec une arme quelconque ; telle était la règle, bien rarement observée. Le divan décidait souverainement de la paix et de la guerre, des alliances et des traités, s'inquiétant peu de savoir si la détermination prise était, ou non, conforme à la politique de la Porte ; cette usurpation de pouvoir devint, par cela même, une révolte ouverte ; ce fut en vain que le sultan envoya à diverses reprises des capidjis, qui se virent bafoués, insultés et maltraités, sans qu'il fut possible d'atteindre les coupables ; car on n'eût pu toucher à un seul d'entre eux sans provoquer une insurrection générale. Parmi les pachas, un seul chercha à résister ; en 1596, Kheder arma les Colourlis, et les rues d'Alger furent ensanglantées pendant plusieurs mois, après lesquels un accord intervint entre les belligérants ; en 1604, M. de Brèves constatait que les janissaires faisaient absolument tout ce qu'ils voulaient. A l'intérieur, ils se conduisirent en véritables tyrans, et opprimèrent de toutes façons les inoffensifs baldis ; en 1626, le désordre était à son comble, et Sanson Napollon écrivait ; C'est une ville de Babylone.

La Taïffe des reïs
Seuls, les reïs n'avaient pas eu à souffrir de cette révolution ; leur corporation, qui n'obéissait pas plus à la milice qu'au pacha, avait acquis une puissance formidable par la force même des choses ; car toute la ville vivait d'eux, et ils en étaient devenus l'unique ressource, depuis que les violences et les exactions des ioldachs avaient chassé le commerce d'Alger, et en avaient éloigné les indigènes qui l'approvisionnaient naguère.
Si la course eût été arrêtée, la population fut littéralement morte de faim ; elle le savait, et se trouvait par cela même à la dévotion de la Taïffe, dont le chef n'avait qu'à faire un signe pour engendrer ou apaiser l'émeute ; le pacha, dont les parts de prises constituaient le principal revenu, se trouvait donc les mains liées à la fois par la peur et par la cupidité ; il en était de même des janissaires, dont la solde mensuelle dépendait en très grande partie des revenus provenant de la course, et qui, d'ailleurs, tout en haïssant et en jalousant les marins, ne se sentaient pas assez forts pour rompre ouvertement avec eux. Car ceux-ci, riches, et prodigues comme des gens à qui l'argent ne coûte rien, étaient aimés de tous autant quêteurs rivaux étaient détestés ; intelligents, audacieux, habitués aux dangers de toute sorte, ils se savaient invulnérables, et ils affirmaient ce sentiment par le dédain mal dissimulé qu'ils témoignaient aux soudards pauvres et rustiques, dont la parcimonie offrait un singulier contraste avec le luxe et l'opulence de ceux que le peuple considérait comme ses héros et ses bienfaiteurs. Leurs somptueuses habitations, groupées près de la mer, dans la partie occidentale de la ville, étaient peuplées de leurs équipages ; la garde du port et du môle leur appartenait de temps immémorial, en sorte que tout ce quartier leur servait de place d'armes, dans laquelle ils se sentaient à l'abri d'un coup de main de la milice. C'est de là, des palais de Mami-Arnaute, des Soliman-Reïs, des Morat-Reïs, des Arabadji, et des Ali-Bitchnin, que sortaient les instructions secrètes qui déchaînaient ou réfrénaient les séditions ; c'est là que la Taïffe discutait les ordres venus de Stamboul, et qu'elle fixait le prix de son obéissance ; car elle en arriva à refuser de se joindre aux flottes ottomanes, à moins d'être indemnisée d'avance du temps perdu et des risques courus par ses navires. En 1628, les reïs étaient déjà virtuellement les souverains d'Alger, et Sanson Napollon devait le traité de paix et la réédification du Bastion de France à l'influence qu'il avait pu acquérir sur eux. En 1634, Sanson Le Page reconnaissait qu'il était inutile de chercher des accommodements contraires à la volonté d'Arabadji, de Cigala, et d'Ali-Bitchnin ; en 1644, ce dernier s'alliait aux Kabyles, prenait les rênes du gouvernement, chassait d'Alger les capidjis de la Porte qui y étaient venus demander sa tête, et finissait par avoir raison de l'autorité même du sultan, qui lui achetait à prix d'or un semblant de déférence.


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Les renégats
Tels furent, au temps des pachas triennaux, ces reïs qui, jadis, avaient été le plus ferme appui des beglierbeys contre les mutineries de la milice ; l'accroissement du nombre des renégats fut la cause déterminante de ce changement de conduite. Déjà, en 1580, Haëdo disait qu'ils formaient, eux et leurs enfants, plus de là moitié de la population de la ville ; cette évaluation est peut-être un peu exagérée ; mais il est certain que c'était parmi eux que se recrutaient les constructeurs de navires, les ingénieurs, les maîtres-ouvriers de toute espèce, tous ceux enfin sans lesquels la marine n'aurait pu exister. Quelques-uns avaient entrepris la course pour leur compte, et une certaine quantité de pirates de toutes les nations, attirés par la renommée des Algériens, étaient venus se joindre à eux, prenant spontanément le turban. Ces nouveaux venus changèrent l'esprit de la corporation ; à la lutte contre l'Infidèle (Djehad) succéda la guerre de rapine, et la course prit, sous l'impulsion des Regeb-Reïs et des Calfat-Hassan, un caractère de férocité qu'elle n'avait pas eu jusqu'alors (1).

La Course
Tout ce qui flottait fut déclaré de bonne prise, et aucun pavillon ne fut à l'abri de l'insulte ; le respect religieux qu'inspirait aux anciens corsaires le chef de l'Islam n'était pas fait pour arrêter des hommes qui se souciaient encore moins de leur nouvelle foi que de celle à laquelle ils venaient de renoncer ; ils devinrent donc un des plus grands éléments de désordre ; mais, en même temps, ils furent la force vive de la régence. Ils apportèrent, dans l'exercice de la piraterie, l'ardeur, l'activité et l'âpreté au gain des races septentrionales ; grâce à leurs connaissances nautiques, ils introduisirent d'utiles modifications dans les navires barbaresques ; sachant que, s'ils étaient pris, ils n'avaient pas de grâce à espérer, ils donnèrent l'exemple d'un courage indomptable, et furent l'âme de la résistance lors des attaques européennes.
Entre leurs mains, la course prit un développement incroyable. En 1615 et 1616, les prises s'élevèrent à plus de trois millions par an ; de 1613 à 1621, neuf cent trente-six bâtiments capturés entrèrent dans le port d'Alger ; de la fin de 1628 au milieu de 1634, la France, qui fut cependant la moins éprouvée des nations maritimes, perdit quatre-vingts navires, d'une valeur d'environ cinq millions, et dut racheter ou laisser renier treize cent trente et un captifs. L'audace des reïs s'accrut de jour en jour ; on les vit enlever dans l'Océan les galions des Indes, écumer le golfe de Gascogne, la Manche, et les mers de la Grande-Bretagne ; des rives de Madère aux glaces de l'Islande, nulle part on n'échappait à leur poursuite. Mais le bassin occidental de la Méditerranée fut particulièrement victime de leur rapacité et de l'incurie de ses gouvernants ; deux fois par an au moins, les côtes de l'Italie, de la Sicile, de la Corse, de la Sardaigne et de l'Espagne virent apparaître les galères et les galiotes légères des Barbaresques ; ce fut un pillage périodique, une mise en coupe réglée, qui ruina ces malheureux pays à un tel point, que le désert se fit en beaucoup d'endroits jusqu'à plusieurs lieues du rivage ; aujourd'hui encore, la pauvreté et l'aridité de quelques-unes de ces régions que l'antiquité a vues jadis si fertiles, prouvent quelle fut l'intensité du fléau. Tout Alger se mêlait de la Course ; les grands étaient armateurs ; les petits marchands et les baldis se cotisaient pour acheter et équiper un navire à frais communs ; les femmes elles-mêmes, nous apprend le vice-consul Chaix, vendaient leurs bijoux pour prendre part à ces fructueuses opérations (2).

La population
C'est ainsi qu'en proie à une anarchie perpétuelle et h un désordre inimaginable, cette singulière ville vivait cependant riche et heureuse, se réjouissant du spectacle quotidien de la rentrée des victorieux, et de la vente du butin et des captifs sur le Badestan ; là encore, chacun spéculait, cherchant à acheter le meilleur marché possible, un esclave capable de payer une bonne rançon. En dépit des pestes, des famines et des sanglantes émeutes, Alger prospérait donc, entretenue dans son oisiveté favorite par les dépouilles de la Chrétienté ; en 1634, le Père Dan y comptait plus de cent mille habitants, quinze mille maisons, cent fontaines ; dix-huit mille jardins embellissaient les environs ; six grands bagnes contenaient une partie des trente mille captifs occupés à la chiourme des galères et au service de leurs maîtres. Le peuple vivait insouciant, considérant ce brigandage continu comme un droit acquis, et ne prévoyant même pas que tant de méfaits dussent être suivis d'un châtiment ; le seul intérêt qu'il apportât aux affaires publiques consistait dans la part qu'il prenait à la vieille querelle des Turcs et des Colourlis.

Les Colourlis (ou Couloughis ndlr)
On désignait sous ce nom les fils des Turcs qui s'étaient mariés avec des femmes d'Alger. Ils étaient nombreux, et les janissaires, toujours méfiants, craignaient qu'ils ne prissent parti contre eux en faveur des Baldis, leurs parents du côté maternel ; ils eurent donc grand soin de ne pas laisser accroître leur influence et les bannirent perpétuellement des charges publiques, ne leur accordant que le droit de faire partie de la Milice, et les tenant sans cesse en surveillance. Cette prescription fut attribuée par eux à Sidi Abd-er-Rahman-et-Ts'albi, marabout vénéré à Alger, où l'on voit encore aujourd'hui sa jolie mosquée ; l'ignorance publique était, telle qu'on ne s'aperçut même pas que, du temps du célèbre Ouali, et plus de quarante ans après lui, il n'y avait pas de Colourlis. On a encore dit, également à tort, que l'évincement de ces derniers avait été édicté par Aroudj, sans réfléchir qu'il n'était entré à Alger avec ses Turcs qu'en 1516, et, qu'au moment de sa mort, en 1518, le groupe des suspects aurait été, par conséquent, composé d'enfants à la mamelle ; du reste, la fausseté de cette légende se démontre d'elle-même, si l'on observe que le fils de Kheïr-ed-Din, Hassan-Pacha, était l'enfant d'une Moresque, ce qui ne l'empêcha pas d'être nommé beglierbey d'Afrique. Il devient donc certain que cette prétendue interdiction fut inventée par les principaux du Divan, afin de couvrir d'un manteau religieux un ostracisme injustifiable. Ceux qui en étaient victimes ne se résignèrent pas volontiers à l'exclusion dont ils étaient l'objet, et la suite de cette histoire nous les montrera revendiquant souvent leurs droits, les armes à la main, et luttant avec énergie contre leurs oppresseurs, tantôt avec l'aide des Baldis, tantôt avec l'alliance des Kabyles.

Les Indigènes
Ceux-ci restèrent en état d'insurrection pendant toute la période des Pachas ; la révolte, une fois commencée, ne cessa plus, se rallumant à l'est de l'Oued-Sahel quand elle s'éteignait à l'ouest, et réciproquement. Plusieurs causes amenèrent cette longue résistance, qui finit par lasser les Turcs ; d'abord, la cupidité des gouverneurs les engagea à exiger un tribut annuel, auquel les fiers montagnards n'avaient jamais voulu se soumettre ; les extorsions des Ioldachs chassèrent d'Alger une grande quantité de Berranis, qui, de retour dans leurs villages, y attisèrent la haine contre l'Adjem (3) ; enfin, le premier acte du Divan, en s'emparant du pouvoir, avait été de licencier les bataillons de Zouaoua, qui, en 1580, formaient un corps d'environ quinze cents hommes. Ce fut une mesure des plus impolitiques ; car ces soldats, aguerris et exercés au maniement du mousquet, servirent d'instructeurs à leurs compatriotes, et leur apprirent à combattre avantageusement la Milice. Bravant la surveillance des galères algériennes, les Provençaux et les Languedociens vinrent échanger contre les produits du sol les armes et la poudre qui manquaient aux insurgés, et bientôt, l'ingéniosité naturelle des Kabyles leur permit de fabriquer eux-mêmes leurs outils de combat. Les janissaires eurent à subir de sanglants échecs, et la Mitidja, cent fois ravagée, vit disparaître les belles cultures qu'Haëdo avait tant admirées. La route de l'Est fut perpétuellement coupée aux Mahallahs, qui durent faire un long détour, quand il fallut porter secours à la garnison de Constantine, et le fait se présenta souvent ; car les indigènes de la province orientale, enhardis par l'impunité, refusèrent à leur tour le tribut et l'obéissance. La région de l'Ouest se souleva à son tour, et l'anarchie du dehors égala celle qui régnait à Alger même. Les impôts qui se tiraient jadis de l'intérieur diminuèrent de rapport à un tel point que, malgré l'énorme accroissement des produits de la course, le revenu total n'était guère plus fort en 1634 qu'en 1580, et que, si les reïs subissaient un échec, le pacha ne pouvait plus payer la solde ; ce fait se produisit notamment en 1634, époque à laquelle le vieux pacha Hussein, âgé de quatre-vingts ans, fut emprisonné pour ce motif par les loldachs, et menacé de mort.
Les Kabyles, encouragés dans leur résistance par l'Espagne, qui leur promettait son appui, espérant s'emparer à leur aide de quelques points de la côte, poussèrent à diverses reprises l'audace jusqu'à venir bloquer et affamer Alger ; la milice répondit à ces provocations en massacrant ceux de leurs compatriotes qui habitaient la ville, et l'exaspération s'en accrut d'autant. Ils contractèrent alliance avec les Colourlis persécutés, et avec la Taïffe des reïs, dont le chef, Ali-Bitchnin, épousa une des filles du sultan de Kouko, s'entoura d'une garde de Zouaoua et s'empara du pouvoir ; le vieil Odjeac eut peut-être changé de forme entre les mains de ce corsaire audacieux, si le poison lui eut laissé le temps d'accomplir son œuvre.

Les esclaves
En augmentant d'intensité, la course accrut nécessairement le nombre des esclaves ; au milieu du XVIe siècle, on en comptait environ trente mille de toutes les nations ; la majorité était composée d'Espagnols et d'Italiens. Ceux que leur mauvaise fortune faisait tomber entre les mains des écumeurs de mer étaient vendus publiquement à la criée sur une petite place, que les chrétiens appelaient le Badestan (4), et le khodja les adjugeait à ceux qui en avaient offert le plus haut prix ; toutefois, le pacha, en vertu de l'ancienne coutume, en prélevait avant tout le huitième, et avait le droit, après la vente, de se substituer à l'acheteur primitif, ce qu'il ne manquait jamais de faire, toutes les fois qu'un captif lui paraissait capable de payer une rançon plus forte que le prix des enchères. Bien que l'esclave fût la propriété de son maître dans le sens le plus absolu du mot, il vivait à Alger dans des conditions physiques moins misérables qu'on ne l'a dit et qu'on ne pourrait le supposer ; chez la plupart des peuples musulmans, la servitude revêt un caractère patriarcal qui exclut les mauvais traitements ; la loi religieuse prescrit au maître la justice, la patience et la bonté envers celui que le sort lui a soumis : " Tu le nourriras de tes aliments, et tu le vêtiras de tes vêtements. Tu lui pardonneras soixante-dix fois par jour, si tu veux être pardonné toi-même. " Il résultait donc de ces moeurs et de ces habitudes que le captif n'avait guère à souffrir que du dur travail de la chiourme, épreuve qui durait cinquante jours au plus et se renouvelait deux fois par an ; le reste du temps, il était occupé à la culture des jardins voisins de la ville, ou bien employé à des travaux domestiques dans la maison de son patron. Il va sans dire que ceux qui offraient tout d'abord de se racheter au prix demandé étaient exempts de tout labeur servile ; ils vivaient comme ils l'entendaient, et n'étaient astreints qu'à rentrer au logis avant le coucher du soleil ; ils trouvaient même à emprunter de l'argent à leur maître, mais en lui promettant de gros intérêts. Lorsque la rançon convenue tardait trop à venir, l'acheteur s'impatientait et contraignait son captif à des travaux manuels, pour l'exciter à redoubler ses sollicitations auprès des siens ; quelquefois même il le menaçait de la chaîne ou du banc de force ; mais il allait rarement plus loin, moitié par bénignité, moitié par crainte de déprécier ou de perdre un objet de valeur. Car, avant tout, l'achat d'un chrétien était pour l'Algérien une spéculation, et cela seul fait voir combien on a exagéré les souffrances de la servitude chez les Barbaresques. Il est bien certain qu'il arrivait à quelques malheureux de tomber au pouvoir d'êtres cruels, ou de gens qui avaient à exercer des représailles ; il est encore hors de doute que, lors des bombardements et des incendies allumés par les flottes chrétiennes, la population irritée et affolée, cruelle comme toutes les foules ignorantes et peureuses, se vengeait de son épouvante en versant à flots le sang innocent (5) ; mais on peut être assuré que les patrons n'étaient pour rien dans les massacres d'esclaves, et qu'ils faisaient, au contraire, tous leurs efforts pour les mettre à l'abri de cette explosion de fureur. On a donc eu le tort de conclure du particulier au général, et d'apporter une croyance trop absolue aux allégations des Pères Rédemptoristes ; ceux-ci, qui publiaient des Relations destinées à être vendues au profit de l'œuvre charitable à laquelle ils s'étaient voués, cherchaient naturellement à émouvoir les âmes par tous les moyens possibles, et ne se faisaient pas faute d'assombrir le tableau ; qui oserait songer à leur en faire un crime ? Mais les récits des captifs eux-mêmes sont des documents plus dignes de foi que tous autres écrits, et ils démontrent jusqu'à l'évidence la vérité de notre appréciation(6). Hâtons-nous de dire que les services rendus par les Trinitaires et par les Pères de l'Ordre de la Mercy furent immenses, et que le dévouement el l'abnégation de ces religieux furent admirables. Sans cesse prêts à accomplir l'héroïque sacrifice que leur imposait l'article IV de leurs vœux, ils offrirent souvent leur propre personne comme gage de la liberté des infortunés qu'ils ne pouvaient racheter, et plus d'un mourut dans les fers ; bien d'autres succombèrent dans les naufrages, les épidémies et les émeutes (7) ; rien ne les rebuta, et ils supportèrent avec la même placidité courageuse les souffrances, les avanies, la misère, les menaces de mort et les mauvais traitements. En 1634, les Trinitaires, dits Mathurins, avaient déjà racheté à eux seuls trente-sept mille sept-cent vingt captifs. Et ce n'était pas à la Rédemption que se bornait le bien qu'ils faisaient ; ils s'efforçaient, de toutes façons, d'améliorer le sort de ceux que le manque d'argent les forçait de laisser à Alger.

Les bagnes et les hôpitaux
Ils les aidaient de leur bourse, leur facilitaient les moyens de correspondre avec leurs familles, et les soignaient dans leurs maladies ; à cet effet, ils avaient fondé dans les principaux bagnes cinq hôpitaux, desservis par eux, et possédant chacun une chapelle. On y disait régulièrement les offices, et les Turcs, loin de s'y opposer, obligeaient souvent leurs esclaves à remplir leurs devoirs religieux, ayant remarqué, dit-on, que la fréquentation de l'église les rendait moins vicieux et plus dociles. C'est ici le lieu de dire, contrairement à une opinion erronée, et cependant communément acceptée, que les Turcs ne faisaient généralement aucun effort pour contraindre les captifs à embrasser le mahométisme ; ils voyaient, au contraire, ces apostasies d'un très mauvais œil ; car bien que l'abjuration ne procurât pas de droit la liberté au renégat, elle le dépréciait en tant qu'esclave ; en effet, comme Croyant, il devenait l'égal de son maître, qui se trouvait forcé par l'opinion publique de le mieux traiter, et qui perdait, en outre, tout espoir de le voir racheter ; les patrons s'opposaient donc, autant qu'ils le pouvaient, à des conversions ruineuses pour eux (8). Il n'en était pas de même quand il s'agissait de femmes ou d'enfants ; les femmes entraient au harem ; quant aux enfants, ils devenaient les pages favoris des riches et des reïs ; l'abbé de Fromesta donne de longs détails sur ce sujet scabreux (9).

Relations de la Régence avec la Porte et les puissances européennes
Pendant toute la période des pachas triennaux, la France eut à souffrir des déprédations des pirates, bien qu'elle fut en paix avec Alger et avec la Turquie ; mais on ne pouvait pas s'attendre à ce que des gens qui arrachaient la barbe aux capidjis du Grand Seigneur respectassent ses alliés. Au début, les plaintes des ambassadeurs eurent de bons résultats, et quelques-uns des pachas furent punis de mort ou de prison, sur les requêtes de Savary de Brèves et du comte de Césy. A partir de ce moment, ils changèrent de tactique, et se mirent à épier soigneusement les moindres infractions, pour les transformer en un casus belli, et se donner par là un prétexte plausible pour recommencer leurs larcins, sans risquer leur tête ; c'est ainsi qu'on verra, dans tout le cours de cette histoire, les ruptures amenées par les motifs les plus futiles. Tantôt, c'est un corsaire qui s'enfuit et se réfugie à Marseille en emportant deux canons ; tantôt, c'est une barque qui s'échoue sur les côtes de Provence et dont la cargaison est pillée par les riverains ; aussitôt que la nouvelle parvient à Alger, le Divan s'assemble tumultueusement, déclare la guerre et incarcère le consul ; les reïs, joyeux de l'aubaine, sortent à la hâte, et fondent sur les marchands sans défiance. L'ambassadeur français se plaint alors à la Porte, et le pacha répond en exposant ses griefs ; pendant l'enquête, la course continue, et les désastres s'accumulent ; telle fut la marche ordinaire des événements, de 1590 à 1659.
Les Concessions furent une autre cause interminable de querelles et de sévices. Nous avons dit qu'on y faisait un grand commerce de grains ; en temps ordinaire, personne ne s'en préoccupait ; mais lorsqu'il survenait une de ces famines que la sécheresse, les invasions de sauterelles ou la révolte des tribus voisines rendaient si fréquentes, les Algériens s'en prenaient à l'exportation des blés, qu'ils accusaient de tous leur maux ; une flottille s'armait rapidement et allait détruire et piller les comptoirs, dont le personnel était massacré ou emmené en captivité. Ces dévastations n'avaient aucun effet utile ; car les céréales que chargeaient les navires français dans les Établissements ne fussent pas venus aux ports d'embarquement, si leurs propriétaires n'eussent été certains d'avance de les vendre avantageusement ; à plus forte raison, elles ne seraient jamais arrivées sur le marché d'Alger, en raison du manque de voies de communication et de la longue distance à parcourir. Bien plus, les Indigènes, privés de leur revenu le mieux assuré, n'ayant pas l'argent nécessaire au payement de l'impôt, se révoltaient inévitablement, chaque fois que les Turcs détruisaient les Concessions, violence qui causait plus de mal à eux-mêmes qu'aux autres ; car elle les privait à la fois du tribut de la province de l'Est, et de la grosse redevance que leur payait la Compagnie commerciale du Bastion ; mais ils semblaient ne pas s'apercevoir de ce résultat négatif.
Les bénéfices considérables que rapportaient le trafic de la côte Orientale et la pêche du corail, avaient excité la jalousie des Anglais, qui mirent tout en œuvre pour se substituer aux Provençaux dans les comptoirs ; une lettre de M. de Vias nous apprend qu'ils avaient reçu du Divan la permission, sans doute chèrement achetée, de s'établir à Collo et à Stora ; cette tentative ne semble pas avoir eu grand succès ; en tous cas, l'établissement disparut en peu de temps, sans laisser de traces. Les marchands de la Turkey Company trouvèrent sans doute plus de sécurité et plus de chance de gain à Alger même, où ils faisaient un grand commerce d'armes et de poudre ; ce négoce était d'autant plus fructueux que les nations catholiques ne pouvaient pas leur opposer de concurrence, au moins ouvertement ; car des ordonnances sévères interdisaient de fournir aux Musulmans des instruments de guerre, et les consuls avaient reçu l'ordre de veiller à la rigoureuse exécution de ces décrets. " Ce trafic, dit un ancien auteur, cité par M. de la Primaudaie, attirait aux négociants anglais bien des égards de la part du gouvernement algérien. En échange de ces provisions militaires et navales qu'ils vendaient à la Régence, lorsqu'elle en avait besoin, il leur était permis de prendre des grains, des huiles, des laines, des cires et des cuirs, sans être astreints, comme les autres nations, à se procurer des licences (teskra) qu'on leur vendait fort cher. "
Les Hollandais ne tardèrent pas avenir disputer ce terrain à l'Angleterre ; mais ces deux nations ne furent pas épargnées parla rapacité des reïs, et durent recourir aux armes pour faire respecter leur pavillon ; on verra que leurs démonstrations belliqueuses ne leur servirent pas à grand chose. En résumé, pendant toute cette période, Alger insulta presque impunément les pavillons de toutes les marines européennes, amassant ainsi sur sa tête l'orage qui devait éclater bientôt après, et offrant au monde le singulier spectacle d'une ville où la population entière, depuis le chef de l'État jusqu'au plus misérable fellah, ne vivait que de la piraterie et du brigandage.

1. Au sujet de la férocité des reïs renégats, voir Les illustres captifs, très curieux manuscrit du P. Dan. (Bib. Mazarine, n° 1919), et comparer les récits du liv. IV, à la générosité dont firent souvent preuve les Reïs de la première époque. (Voir la note 1, p. 102.)
2. Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 461.
3. Littéralement : celui qui ne parle pas la langue.
4. La vraie leçon est Bezestan, marché couvert.
5. D'ailleurs, les Algériens n'avaient pas le monopole de ces massacres, et l'histoire de tous les temps et tous les pays ne nous en offre que trop d'exemples.
6. Voir entre autres, la Relation de la captivité d'Emmanuel d'Aranda (Bruxelles, 1662, in-12) et l'Odyssée de René du Chastelet des Boys. (La Flèche, 1660, 2 vol. in-8.)
7. Nous rappellerons ici les noms d'Ignace Tavares, Pierre et Antoine de la Conception, François de Frocisal, Lucien Hérault, Antoine de la Croix ; en deux ans et demi, les cinq premiers missionnaires Lazaristes qui vinrent s'installer à Tunis et à Alger furent frappés de la peste, quatre moururent ; le cinquième resta estropié par l'éléphantiasis ; c'était le P. Le Vacher, qui fut plus tard attaché à la bouche du canon.
8. Voir d'Aranda, d. c. p. 259, et la Gazette de France (fév. 1775).
9. Voir la Topografia de Argel, d. c, cap. XIII et XXI.

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Mis en ligne le 04 novembre 2011 - Modifié le 20 novembre 2011

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