Siège de Malte
Les succès que l'Espagne venait d'obtenir sur les côtes du Maroc n'avaient fait qu'exciter chez Soliman II le désir de chasser les chrétiens de l'Afrique du Nord. Dans le conseil de guerre qui fut tenu à cette occasion, Dragut et Euldj-Ali demandèrent que les opérations fussent entamées par le siège de Tunis et la reprise du Peñon de Vêlez ; mais la majorité décida qu'il valait mieux commencer par chasser de Malte les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, que l'Islam rencontrait partout devant lui, et qui faisaient subir à ses flottes des pertes cruelles. Le 18 mai 1565, cent cinquante grandes galères, portant une armée de trente mille hommes, sous le commandement du capitan pacha Piali et de Mustapha-Pacha, parurent devant la petite île, et le siège fut mis devant le fort Saint-Elme. N'ayant à parler ici que de la part que prirent les Algériens à cette expédition, nous n'avons pas à raconter les péripéties de la belle défense pendant laquelle les chevaliers montrèrent un héroïsme admiré de l'histoire. Ce fut dans la tranchée devant Saint-Elme que fut tué Dragut, " capitaine d'une rare valeur, et même plus humain que ne le sont ordinairement les corsaires. " Il avait rejoint l'armée le 25 mai, avec ses quinze galères ; le 16 juin, il fut blessé à la tête d'un éclat de pierre, et mourut le 23, jour même de la prise du fort.

Hassan est nommé capitan-pacha
Hassan arriva le 5 juillet avec vingt-huit navires et trois mille soldats, choisis entre les plus braves ; il fut mis par Mustapha à la tête d'un corps de six mille hommes, et chargé de l'attaque du fort Saint-Michel, où il se distingua, comme de coutume, par son intrépidité. Pendant tout le temps du siège, il dirigea les attaques les plus dangereuses, tandis que ses navires formaient la ligne de blocus. Enfin, lorsque les secours chrétiens arrivèrent, et que Piali, désespérant du succès, se décida à battre en retraite, Hassan et Euldj-Ali le supplièrent vainement de les laisser seuls achever l'oeuvre commencée. Sur le refus du grand amiral, le beglierbey rentra à Alger, ayant perdu près de la moitié de ses ioldachs. Mais les services qu'il avait rendus et l'énergie qu'il avait montrée ne furent pas oubliés du sultan, qui, à la mort de Piali, le nomma capitan pacha.

Mohammed-ben-Sala-Reïs
Il partit au commencement de l'année 1567 ; le pacha Mohammed-ben-Sala-Reïs lui succéda. Au moment de son départ, le fils de Kheïr-ed-Din avait environ cinquante ans ; il mourut en 1570, et fut enterré auprès de son père, à Buyukdéré. Ce fut sous son gouvernement que surgirent les premiers différents avec la France au sujet des corailleurs, et de l'installation d'un consul ; nous aurons l'occasion d'en parler ailleurs en détail. En fait, Hassan n'avait aucune sympathie pour une nation que son père lui avait appris à haïr, et qu'il savait être opposée au grand projet des Barberousse, l'unification des royaumes du littoral africain. La correspondance diplomatique ne laisse aucun doute à ce sujet, et il est très probable que le dernier départ du beglierbey fut dû aux instantes démarches de M. de Pétremol (1).
Au moment où Mohammed reçut le pouvoir, la peste ravageait le pays depuis quatre ans déjà ; les champs n'étant plus cultivés, la famine était survenue ; ces deux fléaux en avaient engendré un troisième, le brigandage, elles environs d'Alger étaient infestés de voleurs. Le nouveau pacha s'occupa très activement de mettre un terme à cette déplorable situation ; il fit approvisionner la ville par les soins de la marine, et entra lui-même en campagne contre les bandits, qu'il réprima avec la sévérité draconienne qui lui était familière, et que justifiaient alors les circonstances.

Tentative de Juan Gascon contre Alger
Vers le milieu de l'année 1567, un brave marin valencien, nommé Juan Gascon, qui avait obtenu le commandement de deux galères, conçut le hardi projet de s'emparer d'Alger par un coup de main ; il lui parut possible d'entrer à l'improviste dans le port, d'y brûler la flotte des reïs, et d'envahir brusquement la ville à la faveur du tumulte, en appelant aux armes les esclaves révoltés, avec les principaux desquels il s'était sans doute entendu d'avance. Après avoir obtenu l'autorisation royale, choisissant le moment où toutes les galères des corsaires étaient rentrées pour s'abriter contre les tempêtes d'automne, il partit d'Espagne au commencement du mois d'octobre, fit sa traversée en quatre jours, et entra dans le port à minuit, par une profonde obscurité, sans avoir été signalé ; l'étroite darse était encombrée par les navires désarmés et serrés les uns contre les autres, si bien qu'il suffisait de mettre le feu à deux ou trois d'entre eux pour produire un embrasement général. A cet effet, Juan Gascon avait pourvu ses hommes de substances inflammables ; il leur donna l'ordre de se hâter de s'en servir, et, sautant sur le quai avec quelques-uns de ses soldats, il courut à la porte de la Marine, en força l'entrée, égorgeant les sentinelles, et surprenant le poste endormi ; de là, il gagna le rempart, se dirigeant vers le bagne(2), pour en faire sortir les captifs, et entrer ensuite dans la ville avec leur aide. Mais le cœur avait manqué à ses compagnons, et l'on ne voyait aucune lueur de l'incendie qui eût dû éclater à ce moment ; l'alarme avait été donnée, et les Turcs accouraient en grand nombre sur les remparts et sur le môle. L'effroi se mit parmi les assaillants, qui regagnèrent le bord, malgré les ordres de leur chef ; c'est en vain que, du haut du bastion, il les exhortait, l'épée à la main, à ne pas reculer et à continuer leur besogne ; il fut lui-même enlevé par les siens, et transporté sur sa galère, qui fit force de rames, n'emportant comme trophée de cette audacieuse aventure qu'une vingtaine de captifs délivrés de leurs fers. Cependant, les galères de garde s'étaient mises rapidement à la poursuite des chrétiens, et le brave capitaine fut, à quatre-vingt milles d'Alger, entouré par des forces supérieures et pris après un rude combat. Il fut traîné devant le pacha par la populace qui réclamait sa mort à grand cris. Malgré l'opposition des reïs, dont la presque unanimité prit la défense du prisonnier, disant qu'il ne pouvait être incriminé que d'un fait de guerre, et que, par suite, il devait être traité comme un captif ordinaire et admis à payer rançon(3), on le livra à la cruauté de la foule. Juan Gascon expira courageusement dans un horrible supplice, et son corps resta longtemps accroché aux gauches de l'îlot du phare.

Voulant détruire la vieille discorde qui existait entre les janissaires et les marins, Mohammed autorisa les premiers à s'embarquer sur les galères en qualité de combattants, leur permettant ainsi de profiter des bénéfices de la Course. Il espérait amener par là une fusion entre ces deux groupe, ennemis ; mais cette tentative d'apaisement n'eut qu'un succès éphémère ; les reïs continuèrent à tenir les ioldachs à l'écart, et ne les admirent à participer aux prises que dans de très petites proportions ; la haine ne s'éteignit donc pas, et les deux partis se retrouvèrent bientôt dans un état d'hostilité qui devait durer aussi longtemps que l'existence même de la Régence. Mohammed s'occupa activement, pendant tout le temps de son pouvoir, à fortifier la ville, qui était entièrement découverte à l'ouest ; il y fit construire deux bordjs importants ; l'un reçut son nom, l'autre fut appelé Bordj-Hadj-Ali (4) ; plus tard, il reçut les dénominations successives de Setti-Takelilt, Bab-el-Oued, et des Vingt-Quatre-Heures.

Euldj-Ali
Pendant qu'il s'occupait de ces travaux, les habitants de Constantine se révoltèrent à l'instigation du souverain de Tunis, et massacrèrent la garnison turque, dont le caïd eut à peine le temps de s'échapper. Le châtiment ne se fit pas attendre. Le pacha marcha sur les insurgés, les mit en déroute, fit décapiter ou vendre comme esclaves tout ce qui tomba entre ses mains, et installa comme bey Ramdan-Tchoulak. Quelque temps après son retour, il apprit qu'il allait être remplacé par Euldj-Ali, qui vint prendre possession de son commandement au mois de mars 1568 (5).
Le nouveau beglierbey fut le plus remarquable de tous les souverains d'Alger. Il était né en Calabre, et avait été pris tout jeune, dans une des expéditions que dirigea Kheïr-ed-Din sur la basse Italie de 1524 à 1528. Échu en partage au reïs Ali-Ahmed, il rama plusieurs années sur les bancs de la chiourme, maltraité de toutes façons, même par ses compagnons de misère, méchamment railleurs de l'infirmité qui lui avait valu le surnom d'El-Fartas (le teigneux). Comme il était marin depuis son enfance, et pratique de la Méditerranée, il eut pu facilement obtenir un adoucissement à son sort, s'il eut consenti à se faire musulman ; il supporta longtemps avec courage des souffrances excessives. L'amour de la vengeance lui arracha enfin la défection que les mauvais traitements avaient été impuissants à lui conseiller ; ayant été brutalement frappé au visage par un Turc, il prit le turban pour acquérir le droit de se venger. Peu de jours après, il était comite de la galère d'Ali-Ahmed, et bientôt ses parts de prises lui permettaient d'acquérir un navire de course, avec lequel il s'illustrait et s'enrichissait par d'heureux exploits. Il devint en quelques années un des premiers d'Alger, et fut un des plus fidèles capitaines d'Hassan-Pacha, qui lui confia le gouvernement de Tlemcen, et la direction de plusieurs opérations contre les Espagnols. En 1560, il était khalifat de Dragut, et ce fut lui qui décida la victoire des Gelves, en chargeant impétueusement la flotte chrétienne, que Piali-Pacha hésitait à attaquer. Cinq ans après, au siège de Malte, il montra un courage et une habileté qui le firent remarquer de tous, et, lorsque Dragut eut été tué, il hérita de ses trésors et de son pachalik de Tripoli. Deux ans après, le sultan le nomma beglierbey d'Afrique, et l'envoya à Alger.

Secours aux Mores d'Espagne
A ce moment, l'Espagne traversait une crise des plus dangereuses ; tandis qu'elle était obligée de se maintenir en armes dans tout le continent pour y assurer sa suprématie, et que l'Islam lui faisait une guerre incessante sur la Méditerranée, l'incendie de la révolte allait s'allumer à l'intérieur. En butte à des persécutions quotidiennes, et à bout de patience, les Morisques se préparaient à une insurrection générale ; des armes et des munitions avaient été amassées peu à peu et soigneusement cachées ; l'armée de la rébellion était organisée et prête à se lever au premier signal, qui devait être donné le mercredi de la semaine sainte. Leurs principaux chefs avaient demandé des secours au sultan, et s'étaient entendus avec les Algériens, de façon à combiner une action commune ; Euldj-Ali y apporta ses premiers soins. A peine installé à Alger, il rassembla une armée de quatorze mille mousquetaires et de soixante mille indigènes, qu'il dirigea sur Mazagran et Mostaganem, où il avait envoyé d'avance du canon et quatorze cents chameaux chargés de poudre ; car il voulait tenter en même temps une attaque sur Oran et un débarquement en Espagne. Le mercredi saint, quarante galiotes des reïs paraissaient devant Almeria, prêtes à favoriser le soulèvement des campagnes et celui de Grenade ; on sait que l'insuccès de cette tentative fut dû à l'imprudence d'un des chefs du complot, qui laissa saisir un dépôt d'armes, et donna ainsi l'éveil aux Espagnols ; cependant, les insurgés avaient déjà commencé le mouvement, et luttaient dans les montagnes, avec des alternatives de succès et de revers. Au mois de janvier 1569, le beglierbey envoya de nouveau à Almeria sa flotte, qui n'avait pas pu débarquer les troupes la première fois, à cause de la découverte de la conspiration ; mais le sort s'acharnait sur les Morisques persécutés ; une tempête violente avaria gravement et dispersa trente-deux galères chargées d'armes et de soldats, privant ainsi d'un précieux appui la révolte, qui éclatait alors dans toute sa force ; six vaisseaux seulement parvinrent à mettre à terre leur chargement d'artillerie, de poudre et de volontaires. Au mois d'octobre de la même année, Alger faisait parvenir aux combattants quatre mille arquebuses, des munitions, et leur envoyait quelques centaines de vieux janissaires pour leur servir de capitaines. Ce secours fut renouvelé l'année suivante, et, dès 1569, Euldj-Ali se disposait à prendre lui-même le commandement, lorsqu'il apprit que don Juan d'Autriche rassemblait des forces considérables, avec lesquelles il se disposait à commencer la campagne glorieuse dont le couronnement fut la victoire de Lépante. Cette nouvelle détermina le beglierbey à changer d'objectif, et à marcher sur Tunis, avant que l'ennemi n'eût eu l'idée de s'en emparer et de s'y établir ; cela était d'autant plus à craindre que les chrétiens avaient à venger la défaite du prince de Piombino, dont la flotte venait d'être détruite par les galères d'Alger, commandées par Carax-Ali, au moment où elle cherchait à s'emparer de Bône.

Prise de Tunis
La Tunisie venait de passer plus de trente ans dans une complète anarchie ; depuis le jour où Charles-Quint avait replacé Muley Hassan sur le trône, ce souverain, déjà impopulaire auparavant, l'était devenu encore davantage en qualité de protégé des chrétiens, et tout son royaume s'était successivement révolté contre lui. Son fils Hamida s'était mis à la tête d'une partie des mécontents, tandis qu'un personnage religieux avait fondé à Kairouan un pouvoir indépendant ; dès 1536, le vieux roi implorait des secours, offrant de remettre toutes ses places fortes à l'Espagne, et se déclarant incapable de rester une heure de plus à Tunis, s'il ne recevait pas de renforts ; Don Bernardino de Mendoza, consulté par Charles-Quint à ce sujet, répondait " qu'il valait mieux s'emparer directement du royaume que d'essayer d'y maintenir un prince aussi incapable et aussi universellement détesté(6). "
En 1544, il partit pour la Sicile, et, de là, pour Naples, laissant ses trésors à la Goulette où il avait depuis longtemps cherché un refuge contre son fils, qui régnait dans la capitale ; à force d'instances, il obtint une petite armée de deux mille Italiens, commandée par J.-B. de Lofredo, et vint offrir le combat à l'usurpateur sous les murs mêmes de la ville. Il fut complètement battu et tomba aux mains du vainqueur, qui lui fit crever les yeux ; Lofredo avait été tué dans la bataille. La garnison espagnole de la Goulette prêta son appui d'abord au frère du vaincu, puisa son neveu ; après une longue lutte, Hamida, victorieux, s'installa définitivement à Tunis. Pendant ce temps, son père, qui était parvenu à s'évader à la faveur du désordre, s'était d'abord réfugié à Tabarque, puis en Sardaigne, à Naples et à Rome ; il alla jusqu'à Augsbourg porter ses doléances à Charles-Quint, auquel il redemandait les trésors que Tovar, gouverneur du fort, lui avait ravis, et dont la valeur dépassait trente millions (7) ; l'Empereur lui fit une petite pension et l'envoya en Italie, où il mourut obscurément, après s'être, dit-on, fait moine. Hamida fut bientôt aussi méprisé et aussi odieux que l'avait été Muley-Hassan ; la population, écrasée d'impôts, et humiliée par la présence des chrétiens, qui la tenaient asservie sous le canon du fort, tournait ses yeux vers les Turcs, qu'elle appelait comme des libérateurs, et ne cessait d'envoyer les principaux d'entre elle demander qu'on vînt l'aider à secouer le joug. Euldj-Ali se mit en route au mois d'octobre 1569, laissant la garde d'Alger à son khalifat Mami-Corso ; son armée se composait de cinq mille mousquetaires et de six mille Kabyles ; arrivé à Béja, il se trouva en présence d'Hamida, qui l'attendait avec une trentaine de mille hommes. Le beglierbey savait à quoi s'en tenir sur la fidélité de ces troupes, dont les chefs étaient ceux-là mêmes, qui, depuis quelques mois imploraient sa présence ; il engagea donc immédiatement un simulacre de combat ; dès les premiers coups de feu, les Tunisiens passèrent à l'ennemi, et leur roi ne put que s'enfuir à toute bride ; en arrivant sous les murs de sa capitale, il en trouva les portes fermées devant lui, et il dut chercher un refuge auprès des chrétiens du fort. Euldj-Ali poursuivit sa marche sans rencontrer de résistance et entra dans Tunis à la fin de l'année 1569 ; il y installa une garnison de trois mille Turcs, sous les ordres du caïd Ramdan, et soumit à son obéissance les villes du littoral et l'intérieur du pays, où il fit régner un ordre inconnu depuis longtemps ; ces soins lui prirent environ quatre mois, après lesquels il retourna en toute hâte à Alger, où sa présence était nécessitée par la crainte qu'y inspiraient les armements du roi d'Espagne. Pendant les derniers mois de son séjour dans sa nouvelle conquête, il avait donné ordre à Mami-Corso de faire mettre la flotte en bon état, en sorte qu'il put mettre à la voile, aussitôt qu'il fut arrivé. Il voulait s'emparer de la Goulette, seul point où les Espagnols tinssent encore, et il avait, à cet effet, demandé des renforts au Grand-Divan, remontrant que les Turcs ne seraient jamais en sûreté à Tunis, tant que les chrétiens posséderaient l'entrée du port et auraient ainsi la facilité de débarquer une armée quand bon leur semblerait.

Extension de la Course
En attendant une réponse, il fondit avec ses galères sur tous les bâtiments qu'il rencontra dans la Méditerranée, et donna à la Course une extension formidable. Sous son commandement se formèrent ces hardis capitaines, qui, pendant un demi-siècle, ravagèrent les côtes et détruisirent le commerce de l'Espagne, les Morat-Reïs, Mami et Mustapha Arnaute, le Bieppois Jaffer, Dali-Mami, le premier maître de Cervantes, Hassan Veneziano, tous les fondateurs enfin de la Taïffe des reïs, dont nous verrons bientôt la puissance se révéler par ses œuvres. Il rentra à Alger après une croisière de quelques mois, pendant laquelle il avait fait subir à l'ennemi des pertes considérables, et enlevé aux chevaliers de Malte quatre galères, après un rude combat, dans lequel le commandeur de Saint-Clément fut tué. A son retour, il apprit que la Porte, loin de pouvoir l'aider à s'emparer de la Goulette, avait besoin de la flotte d'Alger pour s'opposer à l'armada que commandait don Juan d'Autriche. Il prit la mer au printemps de 1571 avec ses vingt galères et les trente navires des reïs, rejoignit le capitan pacha à Coron, et ravagea la Crète, les îles Ioniennes, et le littoral de l'Adriatique.

Bataille de Lépante
Le jour de la bataille de Lépante, il était chargé de la direction de l'aile gauche, qui supporta sans faiblir pendant la moitié de la journée presque tout l'effort du combat. Enfin, lorsqu'il vit l'aile droite et le centre rompus et en fuite, il prit le commandement en place du capitan-pacha qui venait d'être frappé à mort, traversa audacieusement les lignes chrétiennes, se jeta sur les galères de Malte qu'il couvrit de feu, et leur prit la capitane, avec l'étendard de la Religion, qu'il rapporta triomphalement à Constantinople ; à dater de ce jour, le sobriquet injurieux de Fartas fit place au glorieux surnom de Kilidj (l'Épée). Si l'amiral turc eût suivi ses conseils, le désastre eut pu être évité ; car le beglierbey, qui avait envoyé son lieutenant Carax-Ali reconnaître l'armada chrétienne, et dénombrer ses forces, mission qui fut remplie avec autant d'audace que d'habileté, savait que l'ennemi était inférieur en nombre ; il opina donc pour que la flotte ottomane se déployât, ce qui lui eût permis de manœuvrer, et de se présenter au combat avec ensemble, au lieu de se laisser acculer dans un espace étroit, où plus de la moitié des navires furent détruits avant d'avoir pu brûler une amorce.

Euldj-Ali est nommé capitan-pacha
A son arrivée à Constantinople, le sultan le nomma capitan-pacha, tout en lui conservant le titre de beglierbey d'Afrique(8), sous lequel il est désigné jusqu'à sa mort dans les lettres du grand divan, et dans celles des ambassadeurs français. Ainsi, comme le dit Haëdo, cet homme sur lequel le destin sembla prendre plaisir à montrer la puissance de ses caprices, passa en quelques années des bancs de la chiourme à la dignité la plus élevée qu'un sujet ottoman put rêver ; car les pouvoirs du grand amiral étaient immenses (9). Tout ce qui se rattachait à la marine était sous ses ordres absolus ; personnel, arsenaux, îles, côtes et ports, garnisons et milices. Il lui était permis de lever des troupes et de frapper des contributions ; hors des Dardanelles, il tenait divan, et exerçait les droits de haute et basse justice, aussi souverainement qu'eut pu le faire le sultan lui-même. Il donnait les grades et les emplois dans les flottes, et décrétait sans contrôle les dépenses qu'il jugeait utiles. Trois ortas de janissaires formaient sa garde du corps, à laquelle se joignait le cortège de ses officiers et de sa maison militaire. Enfin, d'énormes revenus lui étaient assignés sur l'Archipel et l'Anatolie, et le cinquième de toutes les prises maritimes lui appartenait de plein droit.

Dans cette situation, que bien des gens eussent pu lui envier, Euldj-Ali vécut en proie à une mélancolie maladive ; il passait quelquefois de longs jours sans pouvoir supporter la vue de ses semblables et le son de la voix humaine ; son entourage avait reçu l'ordre de respecter sa solitude et d'observer le silence, quand il apparaissait vêtu de couleurs sombres, annonçant ainsi qu'il ne voulait parler à personne. Cette hypocondrie provenait peut-être de l'incurable infirmité qui l'avait rendu si malheureux pendant sa jeunesse ; peut-être aussi était-elle augmentée par ses remords religieux ; car son abjuration, qui lui avait été arrachée par la passion vindicative, si puissante sur les gens de sa race, n'était rien moins que sincère ; l'évêque de Dax, François de Noailles, qui le connut très intimement à Constantinople, affirmait même qu'il n'avait pas cessé de pratiquer secrètement le christianisme (10).

Tentative d'insurrection de la milice
Les Turcs l'en soupçonnaient, et plus particulièrement les janissaires, qu'il tenait à l'écart et traitait avec la plus grande sévérité, toutes les fois qu'ils faisaient acte d'indiscipline ; ils firent parvenir à plusieurs reprises leurs doléances à la Porte ; mais le grand divan était las des exigences des ioldachs, et ne répondit à ces plaintes qu'en leur enjoignant de se soumettre. Au reste, le beglierbey avait pris ses précautions contre eux, et, pour se mettre à l'abri d'un coup de main, il avait quitté le palais de la Jenina, trop facile à entourer et à forcer, et était venu s'installer dans le bordj Hadj-Ali, où il vivait sous la garde de ses renégats et de ses marins, entièrement dévoués à sa personne ; ses quatorze galères, chargées de ses trésors, étaient abritées sous le feu du fort ; toujours armées et prêtes à prendre la mer. Par ces sages mesures, il put maintenir la tranquillité dans Alger, tout le temps qu'il y demeura.
Dans ses nouvelles fonctions, il déploya de très grandes qualités de commandement, et se fit surtout remarquer par l'activité qu'il déploya pour réparer le désastre de Lépante. Il fit venir à Constantinople tous les reïs qu'il avait dressés lui-même, les distribua sur les chantiers de construction, ou les mit à la tête des écoles de manœuvre ; grâce à leurs connaissances pratiques et à leur zèle, il put, en moins de deux ans, reconstituer les flottes du sultan, et lui présenter deux cent quarante galères, mieux construites et mieux équipées que celles qui avaient été perdues ; il s'était particulièrement occupé d'améliorer l'armement des marins, en supprimant l'usage de l'arc, et en le remplaçant par celui du mousquet, dont tous les combattants furent pourvus. Cette résurrection si rapide des forces ottomanes excita l'attention de tous les résidents étrangers ; la réputation d'Euldj-Ali s'accrut de jour en jour, et, dès 1572, le pape Pie V, par l'intermédiaire du cardinal Alexandrini, conseillait à Philippe II de chercher à le séduire par l'offre d'un bon gouvernement en Espagne ou en Sicile : Quand même cette tentative n'aboutirait pas, disait-il, elle n'en serait pas moins utile, en attirant les soupçons de Sélim sur l'amiral y le seul homme capable, par sa valeur et son habileté, de soutenir les affaires de cet empire(11). Mais ce fut en vain que le roi d'Espagne s'efforça de suivre ce conseil ; il ne parvint qu'à irriter celui qu'il avait voulu séduire, et les lettres de M. de Noailles(12) nous apprennent avec quelle vigueur tant soit peu brutale il en manifesta son ressentiment à l'ambassadeur du roi, Marigliani, devant le grand divan réuni.

1. V. les Négociations, d. c, t. Il, p. 744, 799, 800.
2. Son objectif principal dut être le bagne de la Bastarde, voisin du môle, dans lequel on enfermait les captifs les plus redoutables.
3. Cette attitude des reïs est excessivement remarquable, et combat énergiquement ceux qui les assimilent à des pirates ; leur respect des droits de la guerre, leur plaidoyer en faveur du vaincu, les rangent définitivement au nombre des combattants réguliers. Et l'on ne saurait douter de la véracité du narrateur, qui, en sa qualité de captif, d'Espagnol et de prêtre, n'a certainement rien inventé à la louange des corsaires. (V. le Dialogo de los Martires, par Fray Diego de Haëdo.)
4. Le nom Hadj-Ali a été changé plus tard en Euldj-Ali, sans doute à l'époque où le grand beglierbey avait fait sa résidence du fort de l'Ouest, pour se mettre à l'abri d'un coup de main de la milice. Cette fausse dénomination fit ensuite croire au vulgaire que le héros de Lépante avait construit le bordj ; une inscription authentique certifie le contraire.
5. Il est évident (quoiqu'on dise Haëdo), que Mohammed n'a pas été révoqué pour avoir châtié trop durement la rébellion des Constantinois ; le bon abbé de Fromesta avait la mauvaise habitude de se contenter d'explications médiocres ; pour nous, le fils de Sala-Reis ne fut qu'un intérimaire, destiné d'avance à être remplacé aussitôt qu'Euldj-Ali serait disponible. En quittant Alger, il reçut le pachalik de Negrepont ; en 1571, il fut fait prisonnier à Lépante, et échangé en 1574 contre le comte Gabrio Serbelloni.
6. V. Documents sur l'occupation espagnole, d. c. (Revue Africaine, 1877, p. 211,212.)
7. V. Documents sur l'occupation espagnole, d. c. (Revue Africaine, p. 265.) Le roi Muley Hassan réclame ; quatre grosses pierres précieuses, estimées 225,000 ducats ; vingt-six autres diamants, cent rubis, quatre cents saphirs, et un lot d'émeraudes et de perles valant un million de pièces d'or ; une caisse contenant 800,000 doubles d'or ; et des meubles ou objets divers d une valeur de 90,000 ducats.
8. V. les Négociations, d. c, t. IV, p. 61, 69.
9. Abrégé chronologique de l'histoire Ottomane, par de la Croix (Paris, 1768), t. I, p. 402 ;
10. V. Brantôme, Grands Capitaines étrangers au nom de l'Ouchaly.
11. V. De Thou, Histoire Universelle, t. VI, p. 254.
12. V. les Négociations, d. c, t. III. p. 707, 712, 848, 876-77, etc.

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Mis en ligne le 25 octobre 2011

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