La nouvelle politique de la France
Lorsque M. Marcel, retournant en France, laissa M. René Lemaire pour remplir l'intérim du consulat, il déférait aux désirs du Dey, plutôt qu'à l'avis du Ministre, qui eut préféré un autre titulaire. La suite des événements prouva que l'envoyé du Roi avait fait un bon choix ; car le nouveau consul se tira avec beaucoup d'habileté des nombreuses difficultés qui l'entouraient. Il y eut d'autant plus de mérite que ce fut à lui qu'incomba la périlleuse mission d'inaugurer la nouvelle politique adoptée par M. de Seignelay envers les États Barbaresques.
Le Conseil Royal venait enfin de reconnaître ce que tous, les consuls d'Alger n'avaient cessé de répéter sans parvenir à se faire entendre, c'est-à-dire qu'il fallait absolument, ou anéantir complètement les pirates, ou vivre en paix avec eux. On s'apercevait trop tard que les bombardements et les incendies ne châtiaient que des innocents, et que les vrais coupables, les reïs, regardaient d'un oeil très tranquille brûleries maisons des Baldis ; que les pertes minimes qu'ils pouvaient subir étaient amplement compensées par deux ou trois mois de Course ; enfin, que les Deys eux-mêmes n'étaient pas atteints par la répression, ne pouvant pas d'ailleurs faire observer la paix qu'on voulait leur imposer.
Le ministre venait donc de se décider à un moyen terme, et les instructions données au consul lui recommandaient de s'efforcer d'obtenir justice en cas d'infraction des traités, mais de ne compter pour cela que sur lui-même ; il devait gagner la faveur du Dey et des Puissances, apaiser les différents, se rendre agréable à tous et arriver aux menaces seulement après avoir épuisé tous les moyens de conciliation ; encore était-il prévenu que les anciennes expéditions ne seraient pas recommencées, et que les vaisseaux du Roi se borneraient à faire de temps en temps une apparition comminatoire dans la rade. C'était la politique depuis longtemps adoptée par l'Angleterre et la Hollande ; mais ces deux nations ne marchandaient pas l'argent à leurs représentants, et leur fournissaient abondamment tout ce qui était nécessaire pour acheter les appuis dont ils avaient besoin. En France, il en fut tout autrement, et les agents du Roi eurent à lutter sans relâche, avec des moyens insuffisants, contre leurs puissants ennemis. La Cour se crut généreuse en accordant au Consul d'Alger un traitement de six mille livres, qui, une fois le change, l'assurance et le nolis payés, se réduisait à quatre mille cinq cents. Pendant ce temps, le consul anglais, trois fois plus riche que le nôtre, voyait mettre à sa disposition des sommes supplémentaires de cinquante ou soixante mille livres, toutes les fois qu'il s'agissait de faire pencher la balance du côté de sa nation. Nous allons voir quels furent les résultats de cette parcimonie.

Chaban
Tout d'abord, M. Lemaire assura la tranquillité du commerce et la sienne propre. Il avait su plaire à Chaban, qui le consultait volontiers et le traitait comme son fils. Le retour de Mohammed-el-Amin, qui avait été choyé à Versailles et revenait chargé de présents, produisit une impression favorable, et, lorsque M. Marcel, qui l'avait ramené, eut installé régulièrement le Consulat et confirmé le traité, il put affirmer avec raison à la Cour que les affaires étaient en bonne voie.

Guerre de Tunis
Chaban était un prince guerrier ; à peine fut-il au pouvoir, qu'il marcha contre les Tunisiens, qui, depuis quelques années, avaient profité des embarras dans lesquels s'était trouvée la Régence pour envahir la province de l'Est ; il les battit et les refoula sur Tunis, qu'il prit après un siège fort court. Il y installa comme Bey son favori Ahmed ben Tcherkes ; mais, à peine les Turcs furent-ils partis, que l'ancien Bey Mehemed reparut à la tête de ses partisans et chassa facilement l'usurpateur. Un Capidji de la Porte était venu apporter le caftan d'honneur au nouveau Dey, et était reparti avec l'escadre d'Alger, que le Grand Seigneur avait convoquée contre les Vénitiens. L'amiral de cette flotte, Kara Mustapha, conspirait contre Chaban ; celui-ci donna ordre de l'arrêter à son retour, confisqua ses biens et le fît disparaître. C'était le plus grand ennemi que la France eût au Divan, et M. Lemaire montre dans ses lettres quelle part il prit à sa mésaventure et quelle joie il éprouva en s'en trouvant débarrassé.

Guerre du Maroc
Le Maroc, à l'aide des troubles survenus pendant les dix dernières années, avait cherché à s'étendre dans la province de Tlemcen ; en 1692, le Dey marcha contre Muley Ismaël avec dix mille Janissaires, trois mille Spahis, et un contingent de Kabyles Zouaouas.

Victoire de la Moulouïa
Il rencontra au gué de la Moulouïa l'armée ennemie, forte de quatorze mille fantassins et de huit mille chevaux, l'attaqua vivement et la mit en pleine déroute, en lui tuant près de cinq mille hommes. Il poursuivit les fuyards l'épée dans les reins jusque sous les murs de Fez ; au moment où une deuxième bataille allait s'engager, Ismaël fit sa soumission.
" Il se présenta devant le vainqueur les mains liées, et, baisant trois fois la terre, il lui dit : Tu es le couteau, et moi la chair que tu peux couper. " Les Turcs s'en retournèrent chargés de butin.

Révolte des Baldis d'Alger
En arrivant à Alger, ils trouvèrent la ville en pleine insurrection ; les Kabyles, excités par le Bey de Tunis, s'étaient entendus avec les Baldis, avaient formé le complot d'expulser les Ioldachs, et s'étaient cachés en grand nombre dans les maisons, attendant le moment favorable ; ils espéraient que les Marocains seraient vainqueurs, et qu'ils n'auraient plus dès lors qu'à fermer les portes de la ville aux fuyards et à les livrer au fer des indigènes, dont ils étaient détestés. A la rentrée de la Milice, un combat sanglant s'engagea dans les rues ; la révolte fut écrasée ; on décapita quatre ou cinq cents des insurgés, et leurs tribus furent soumises à un impôt de guerre exorbitant. Le massacre eut lieu le jour même de la fin du Ramadan. Peu de temps après, le feu éclata dans les chantiers du port et se communiqua aux navires qui s'y trouvaient à l'ancre ; les pertes furent très-grandes et l'incendie fut attribué à une nouvelle conspiration ; quelques têtes tombèrent encore.
Malgré les nombreux présents qu'ils faisaient, les Anglais et les Hollandais ne pouvaient parvenir à supplanter la France : les derniers s'étaient vu déclarer la guerre, et les Reïs ne reconnaissaient comme valables chez les premiers que les passeports signés par Jacques II.
Un vaisseau français vint mouiller devant le port au mois de septembre ; il ramenait huit Turcs délivrés des galères, suivant les conventions du dernier traité. Quand il eut mis à la voile, on constata qu'une quarantaine d'esclaves s'étaient sauvés à bord. Comme de coutume, une émeute éclata, et le Dey furieux manda M. Lemaire, auquel " il fit essuyer une terrible bourrasque " lui demandant, " s'il était convenable de ramener huit Turcs pour voler cinquante chrétiens. " Le Consul parvint encore cette fois à se tirer de ce mauvais pas ; mais il ne cessait de prier le Ministre d'ordonner aux vaisseaux du Roi de mouiller au large, lui représentant que la moindre infraction détruirait le fruit de longs efforts et mettrait en péril la sécurité du commerce.

Les Juifs et les droits consulaires
Il avait, en effet, assez de difficultés à vaincre d'un autre côté ; car il se trouvait en présence d'une question presque insoluble, qui s'imposa après lui à tous ses successeurs, et leur causa mille embarras ; c'était l'opposition des Israélites à la perception de certains droits consulaires. Parmi ces droits, qui étaient imposés dans toutes les Échelles du Levant en vertu des Capitulations, il s'en trouvait un, dit de Cottimo, qui n'avait jamais été perçu dans les États Barbaresques, et cela, parce que ce droit avait été précisément institué pour subvenir aux armements faits contre eux, à l'époque où les villes du Midi s'étaient vues forcées de se défendre elles-mêmes contre les pirates(1).
Lorsque M. de Seignelay prit à la charge de l'État les appointements du consul d'Alger, il estima que la ville de Marseille, qui se trouvait plus intéressée que toute autre à la conservation de la paix avec la Régence, devait supporter les frais accessoires, tels que présents aux puissances, rapatriement des captifs, entretien du consulat, etc. Le casuel fut affecté à ces dépenses ; mais il était excessivement faible, en raison du peu de navires qui venaient trafiquer à Alger ; encore la plupart d'entre eux étaient-ils nolisés plus ou moins ouvertement par les Juifs. La chambre de commerce ordonna à M. Lemaire d'exiger le paiement du Cottimo ; les armateurs, qui s'étaient assuré à prix d'or la faveur des principaux du pays, refusèrent d'obéir, et en appelèrent au Divan, invoquant la coutume, base même du droit turc. Ils obtinrent facilement gain de cause, et il fut défendu au consul de rien innover, " s'il ne voulait qu'il lui arrivât malheur " ; mais ce fut en vain qu'il fit part de cette réponse à la chambre de commerce ; celle-ci montra dans toutes ces affaires pécuniaires un esprit assez étroit, marchandant sans cesse, voulant obtenir l'impossible, se refusant à comprendre ce que tous les agents lui répétaient : " qu'il faut considérer la dépense d'Alger comme nécessaire, puisque c'est par elle seule qu'on assure les gains du Levant. " Il résulta de cet aveuglement obstiné, que les consuls se trouvèrent tous dans un état extrêmement précaire, en butte à la haine des Juifs, dont l'influence grandissait chaque jour auprès des Deys. En 1680 déjà, Baba Hassan ne se dirigeait que par les conseils de l'un d'eux, Pompëo Paz, qui servait d'agent salarié aux ennemis de la France ; Mezzomorto l'avait plus tard pris pour banquier et confident ; un de ses parents exploitait pour Chaban le monopole des cuirs et de la cire, et se servait de son crédit pour ruiner dans l'esprit du Dey le malheureux Lemaire, qui se débattait vainement, écrivant à Marseille, pour y faire entendre la vérité, des lettres navrantes : " Je souhaiterais de toute mon âme qu'il prît envie à quelqu'un de MM. les députés du Commerce de venir faire un tour à Alger, pour voir comment on y gagne le pain " et, ailleurs : " Si tout ce que je souffre vous était raconté par un autre que moi, je vous jure, Messieurs, que vous en auriez compassion(2). " Disons dès maintenant qu'il mourut dans la misère, après avoir dépensé son bien pour le pays ; nous l'apprenons d'une façon certaine par une lettre de son successeur : " J'ai été témoin des justes sujets de mécontentement de mon devancier ; j'ai été témoin à Marseille de son malheur, et, comme, après, avoir très bien servi dans un temps très difficile, pour toute récompense, il s'est trouvé à l'hôpital ; la preuve en est certaine, étant mort sans avoir laissé une obole(3). " En 1694, ce bon serviteur si mal secondé fut victime de la dénonciation d'un juif, qu'il avait chassé de chez lui comme voleur et fripon ; il l'accusa d'avoir trompé le Dey, en lui offrant une rançon de trois mille piastres pour un esclave dont la famille aurait pu en donner trente mille. Malgré ses protestations, le consul fut injurié par Chaban qui devenait soupçonneux et cruel ; quelques jours après, les avanies recommencèrent, au sujet de huit navires marseillais, qui avaient introduit à Tunis de la contrebande de guerre. Néanmoins, les Anglais échouèrent dans les efforts qu'ils firent pour profiter de cet incident.

Meurtre de Chaban
Le Bey de Tunis Mehemed venait de s'allier au Maroc ; Chaban, appuyé par les Tripolitains, résolut de le châtier, et refusa le tribut qu'il lui offrait en signe de soumission. Les deux armées se rencontrèrent au Kef le 24 juin ; ce jour-là même, Mehemed attaqua les Turcs et fut battu ; il offrit de nouveau le combat le lendemain sans plus de succès. Le 26, Chaban prit l'offensive, força les lignes de l'ennemi et le poursuivit jusque dans Tunis, dont il s'empara. Le Bey s'enfuit à Chio sur un navire de Marseille, et fut remplacé par Ahmed ben Tcherkes. Après avoir reçu l'hommage de tout le pays, le vainqueur rentra à Alger le 16 février 1695, traînant à sa suite les canons conquis, 120 mules chargées d'or et d'argent et une grande quantité d'esclaves. Le 25 du même mois, il faillit être assassiné à la mosquée pendant qu'il faisait sa prière ; le coupable dénonça ses complices, qui furent exécutés avec lui. Ces supplices augmentèrent le mécontentement des Ioldachs, qui se plaignirent d'être sacrifiés à l'intérêt du favori ; celui-ci venait d'être expulsé par le peuple de Tunis, et Mehemed, de retour de Chio, avait gagné par des présents la garnison de Constantine, qui faisait cause commune avec lui. L'esprit de sédition gagna l'armée de l'Est ; elle rebroussa chemin, et arriva devant Alger le 5 août, demandant à grands cris la tête de Chaban. Malgré les efforts qu'il fit pour se défendre, il fut emprisonné et torturé pendant dix jours, sans que la cruauté de ses bourreaux parvînt à lui faire dire où étaient cachés ses trésors ; le 13 août, il reçut plus de huit cents coups de bâton et fut étranglé le 15 ; il mourut, écrivit le vicaire apostolique Laurence(4), avec l'intrépidité qui avait paru dans toutes ses entreprises.

Hadj'-Ahmed

Dès le 6 août, quelques soldats de la Milice, vagabondant en désordre à travers la ville, aperçurent un vieux Janissaire nommé Hadj'-Ahmed qui, assis sur le seuil de sa porte, raccommodait des babouches. Ils l'enlevèrent sur leurs épaules, et le portèrent triomphalement au Divan, où il fut élu par acclamation ; son pouvoir devait être limité conformément à la constitution de 1672 ; il accepta toutes les conditions qui lui furent faites, et, après s'être inutilement efforcé de sauver la vie à son prédécesseur, il donna tous ses soins à l'extension de la Course. C'était un homme capricieux, inquiet et d'une bizarrerie voisine de la folie ; il vécut sous l'empire d'une terreur perpétuelle, qui conduisit peu à peu à la férocité son caractère naturellement doux. Dès le début de son règne, il reçut des consuls les présents habituels ; Lemaire voulut profiter de cette occasion pour lui demander, au nom de la France, l'autorisation d'ouvrir un comptoir à Cherchell pour le commerce des grains : " Je n'ai qu'une tête, lui répondit Ahmed, et je tiens à la conserver. " A ce moment, l'Espagne s'était unie aux ennemis de la France et cherchait à la fois à obtenir sa paix particulière et à faire déclarer la guerre à sa rivale ; à cet effet, elle fit des présents à Alger pour la première fois, envoya deux chevaux, une riche bague de diamants, une épée d'un ancien Roi de Grenade, et fit même l'offre d'un secours annuel de quarante mille piastres pour toute la durée de la trêve de sept ans qu'elle demandait. Le Dey, qui avait reçu en secret quarante mille piastres, appuyait cette combinaison(5) ; mais Lemaire sut exploiter habilement la vieille haine des Algériens contre l'Espagne, dont les propositions furent rejetées.
Une escadre française, sous le commandement de M. d'Amfreville, vint montrer le pavillon fleurdelisé dans les eaux d'Alger, et en ramena un ambassadeur, le Boulouk-bachi Soliman, qui fut charge d'offrir au Roi dix magnifiques chevaux. A ce moment, les Reïs d'Alger, de Tunis et de Tripoli, partaient pour la mer Noire, où ils étaient convoqués par le Sultan, qui leur avait envoyé à cet effet de très grosses sommes.
Ahmed devenait de plus en plus ombrageux et maniaque ; il ne rêvait que complots, avait rempli la ville d'espions, et faisait bâtonner et emprisonner les habitants à la première dénonciation. Les lettres de MM. Laurence et Lemaire nous le dépeignent comme complètement affolé, caché dans la Jenina, d'où il n'osait même plus sortir pour aller à la mosquée, tremblant sans cesse pour sa vie. " J'ai vu régner Trick, Baba-Hassan, Mezzomorto, Chaban, écrivait le consul ; mais aucun d'eux n'a fait ce que fait le Dey d'aujourd'hui : ils avaient tous quelques bonnes qualités, au lieu que celui d'aujourd'hui n'en possède aucune.... Tantôt il crie qu'il me veut chasser du pays, tantôt il dit que je veux lui manger la tête. Plusieurs fois il s'est levé de son trône en me disant de m'y asseoir, criant à toute voix à la Taïffe, lequel de lui ou de moi ils voulaient pour les gouverner ; à quoi âme vivante n'a jamais répondu une parole. Il me demande si je n'ai pas peur pour ma tête, et si je ne sais pas les chemins par où mes prédécesseurs ont passé, ce qui ne m'inquiète nullement... Alors il se mit à pleurer en disant qu'il me priait d'oublier tous les chagrins qu'il m'avait donnés. Il ajouta que, quand il m'avait maltraité, c'était dans un temps où il ne savait pas où il avait la tête ; que tous les jours il y avait mille conspirations contre lui, etc. " La veille, au moment où Lemaire lui avait présenté le nouveau chancelier Clairambault, il s'était livré à une fureur désordonnée : " Il se leva comme un foudre contre moi, disant que je faisais venir des espions de Turquie ; je lui laissai passer sa furie, et lui laissai vomir contre moi tout ce qu'il voulut, et essuyai ses menaces ordinaires, qui sont de me sacrifier à sa rage(6). " La Cour, informée de tout ce qui se passait, envoya le vieux négociateur Dussault, qui arriva au moment où le consul avait presque entièrement cessé les relations, à la suite d'une scène, plus violente encore que les autres, où il avait été menacé d'être mis à la bouche du canon, si le Roi ne rendait pas les Turcs des Galères. Quelques présents calmèrent l'orage, et Lemaire quitta Alger, où il eut pour successeur Philippe-Jacques Durand, qui prit son poste le 19 février 1698. En arrivant, il eut à s'occuper de la singulière affaire dite du Chirurgien d'Oriol, qu'il est nécessaire de raconter brièvement, pour montrer à quels infimes détails le nouveau système politique forçait ses agents de descendre. Ce chirurgien, nommé Hiérosme Robert, s'était établi à Alger, et y exerçait sa profession avec un certain succès, lorsqu'il eut un jour le malheur de crever l'œil à un Turc, en lui faisant l'opération de la cataracte. On voulut d'abord le brûler vif, et il ne fut sauvé que par la fermeté de M. Lemaire ; mais on le fit esclave et il devint la propriété de son ancien malade, qui le maltraitait et lui demandait une énorme rançon. Les instances du consul furent inutiles, et tout ce qu'il put obtenir fut d'être chargé de sa garde, en payant quinze piastres par mois. Il y avait longtemps que cela durait ; c'était une lourde charge pour le consulat ; M. Durand parvint à arranger l'affaire, et à renvoyer en France le malheureux chirurgien, moyennant quatre cents piastres, au lieu de onze cents qu'on demandait. Ses débuts furent tranquilles, et il n'eut pas le temps de souffrir de la folie d'Hadj-Ahmed, qui mourut de maladie à la fin de 1698. La peste avait éclaté ; elle dura quatre ans et fut terrible, enlevant de vingt-cinq mille à quarante-cinq mille personnes par an. Les captifs chrétiens furent fort éprouvés ; en 1701, il n'en restait plus que trois mille, malgré les ravages annuels des côtes d'Italie et de Sicile, où les reïs enlevaient un grand nombre d'habitants.

Hassan-Chaouch
Ahmed eut pour successeur Hassan-Chaouch, qui resta fidèle à la France, malgré les obsessions et les présents des Anglais et des Hollandais. Il apporta ses soins à l'extension de la Course, mais en recommandant expressément aux reïs de respecter le pavillon blanc : il fît strictement exécuter ses ordres et quelques délinquants furent bâtonnés ou étranglés. Les seuls embarras qu'eut M. Durand à cette époque, lui vinrent des capitaines marchands qui traitaient assez souvent les Algériens en ennemis, lorsqu'ils se sentaient les plus forts, et d'une fuite d'esclaves à bord du Téméraire, commandé par M. de Forbin. La Chambre de commerce continuait à vouloir imposer la perception du Cottimo, ce qui amena de nouveau les réclamations des Juifs et suscita quelques difficultés au consul. Mais la modération et la bonne volonté du nouveau Dey calmèrent toute cette effervescence, bien qu'il y eût eu deux émeutes consécutives, lors de la fuite des esclaves ; M. Durand se plaignait inutilement en France de ces infractions, qui mettaient la paix en danger ; en même temps, il démontrait, comme son prédécesseur, qu'on le laissait désarmé devant les brigues de l'ennemi, qui cherchait à se faire donner Collo et prodiguait les présents : " Je ne peux, en ce temps, sans me ruiner, soutenir la Nation comme il faut ; mes prédécesseurs en sont des témoins irréprochables ; ils s'y sont ruinés ou ils y ont péri ; il n'y en a que trop d'exemples, aussi bien que du préjudice que cela a causé à la Nation. " Plus loin, il se loue de Hassan, qui voudrait faire plus de bien encore, mais qui ne le peut pas : " La Milice étant un animal qui ne reconnaît ni guide ni éperon, sans circonspection et capable de se porter aux dernières extrémités, sans seulement envisager le lendemain, et souvent sans savoir pourquoi(7). " Elle ne tarda pas à donner une nouvelle preuve de la justesse de cette appréciation. Le Bey de Tunis, Mourad, venait d'envahir la Régence, après avoir massacré les cinq cents Turcs de la garnison, et il avait mis le siège devant Constantine dont il dévastait les environs. A ces nouvelles, les Janissaires se soulevèrent avec une telle effervescence, que le Dey se renferma dans son palais et pria le Divan de le remplacer.

Hadj'-Mustapha
On lui donna immédiatement pour successeur Hadj'-Mustapha, qui lui fit remettre quatre mille piastres et lui donna un vaisseau pour le conduire à Tripoli, où il désirait se retirer ; à son départ, il fut salué par le canon des forts, " exemple de modération fort extraordinaire, dit Rang, et que l'on chercherait en vain une seconde fois dans l'histoire de la Régence. "

Défaite des Tunisiens et des Marocains
Sans perdre de temps, le nouveau Dey envoya toute l'armée à la rencontre de Mourad, qui venait de battre et de tuer le Bey de Constantine et marchait sur Alger ; les Ioldachs l'atteignirent non loin de Sétif, et, furieux du meurtre de leurs compagnons, le chargèrent avec une telle furie, qu'ils le mirent en fuite au bout de quelques heures, ayant subi de très grosses pertes, et le poursuivirent jusqu'au delà des limites de la Tunisie ; leur exaspération était telle, qu'ils égorgèrent plus de deux mille prisonniers. Cette bataille fut livrée le 3 octobre 1700. A la rentrée des troupes victorieuses, Hadj-Mustapha prit en personne le commandement de l'armée, et se porta au-devant de Muley Ismaël, qui avait envahi la province de Tlemcen, pendant que son allié Mourad s'avançait dans l'Est. Recrutant sur sa route de nombreux contingents chez les Indigènes auxquels il plaisait par son esprit guerrier, son faste et sa libéralité, il atteignit rapidement les Marocains, au nombre de cinquante mille hommes, et les attaqua avec résolution, " près d'un ruisseau nommé Gedia, en un lieu appelé Acchi-Bogazy(8) ".
La bataille s'engagea le 28 avril 1701, à midi, et se termina à quatre heures par la déroute de Muley Ismaël, qui fut blessé, et faillit tomber entre les mains du vainqueur. Trois mille têtes de soldats et cinquante de Caïds furent rapportées à Alger, où la victoire fut fêtée pendant plusieurs jours. Durand profita de l'occasion pour s'avancer dans les bonnes grâces de Mustapha, en lui offrant des armes de prix, envoyées par la Cour. Pour reconnaître cette gracieuseté, le Dey envoya au Roi les armes et le cheval du Sultan vaincu. Les Tunisiens, prenant en mépris Mourad, dont toutes les combinaisons avaient échoué, le massacrèrent avec toute sa famille. Il eut pour successeur Ibrahim Chérif, qui demanda la paix et se soumit à payer tribut. L'ancien favori de Chaban, Ahmed ben Tcherkes, voulut réclamer au Divan, et faire valoir ses droits ; il excita une émeute dans laquelle le pacha Kara-Ali fut tué ; mais le Dey apaisa les troubles et punit les agitateurs avec sévérité ; Ahmed reçut pour sa part trois cents coups de bâton, et fut jeté tout nu hors de la ville, avec interdiction d'y rentrer, sous peine de mort. L'année suivante ne fut marquée que par quelques escarmouches avec la garnison espagnole d'Oran, qui avait tenté des razzias dans l'intérieur du pays. La flotte anglaise, sous le commandement de l'amiral Bing, arriva au commencement de 1703, avec de riches présents, et obtint un traité. Au Maroc, les fils d'Ismaël, tous insurgés contre leur père, luttaient entre eux pour le pouvoir, et assuraient ainsi à la Régence la tranquillité de la frontière de l'ouest. Le côté sombre du tableau était le manque d'argent ; chaque mois, le Dey se trouvait de plus en plus embarrassé pour faire la paye de la Milice ; car la Course ne donnait presque plus rien, les côtes d'Italie et d'Espagne étant ruinées, et les navires marchands ayant pris l'habitude de ne sortir qu'en caravanes, bien escortées par des vaisseaux de guerre. C'est inutilement que les impôts avaient été augmentés ; car leur perception était alors devenue tellement difficile, qu'ils rapportaient moins qu'auparavant. Dans cette détresse, Mustapha crut que la seule solution pratique était la conquête et la mise à contribution de la Tunisie(9). II déclara donc la guerre à Ibrahim, envahit son territoire le 9 juillet 1705 et battit son armée le 11, en le faisant prisonnier.

Meurtre d'Hadj'-Mustapha
Le lendemain, il prit le Kef et les approvisionnements du Bey ; il mit ensuite le siège devant la capitale, qui, craignant le pillage, se défendit énergiquement, après avoir inutilement offert au vainqueur cent cinquante mille piastres pour sa rançon. Dans les sorties des assiégés, le Dey perdit près de huit cents Ioldachs ; la Milice se mécontenta ; les vivres et les munitions devinrent rares ; la mauvaise saison arriva, et, lorsque Mustapha, se voyant forcé de lever le siège, voulut entrer en pourparlers avec les assiégés, ceux-ci, loin de renouveler leurs propositions, lui demandèrent une indemnité de guerre. Il se retira le 6 octobre, la rage dans le cœur, harcelé dans sa route par les Tunisiens et par les Kabyles. Un vigoureux retour offensif, qui coûta cinq cents hommes aux assaillants, lui rendit un peu de tranquillité, et lui permit de regagner Alger. Il avait pris de l'avance sur le gros de l'armée et arriva le 12, comptant sur l'argent qu'il avait fait distribuer par son neveu pour être bien reçu.

Hassan-Khodja
Mais l'émeute avait déjà éclaté et lui avait donné pour successeur Hassan-Khodja. Il apprit cette nouvelle aux portes de la ville et s'enfuit à toute vitesse ; arrivé à Collo, il tomba le 3 novembre entre les mains des Janissaires, qui lui firent subir mille outrages et le promenèrent dérisoirement sur un âne, avant de l'étrangler. Son successeur mit à la torture sa femme et sa fille, et, par cette barbarie, se fit livrer assez d'argent pour satisfaire momentanément la Milice ; il tira encore cent cinquante mille piastres de la rançon de l'ancien Bey de Tunis ; mais, une fois ces ressources épuisées, il retomba dans les mêmes embarras que Mustapha, ne put suffire à la paye, et, le 4 mars 1707, fut déposé sans effusion de sang. Quatre Turcs, qu'il avait bannis un an auparavant comme conspirateurs, suffirent à effectuer cette révolution.

Mohammed-Bagdach
Un d'entre eux, Mohammed, dit Bagdach, lui succéda et le fit embarquer, avec son neveu et son Khaznadar. Une tempête jeta à la côte le petit bâtiment qui les portait ; les Kabyles des environs de Dellys s'emparèrent de leurs personnes, et les conduisirent à Kouko, sans leur faire subir de mauvais traitements ; peu de jours après, Hassan y mourut d'un anthrax.
Au mois de septembre 1705, Durand avait été remplacé par Clairambault, qui comptait dix-neuf ans de services à Constantinople ou dans les consulats de Smyrne et d'Alger ; il était par conséquent très au courant des affaires, auxquelles il avait été dressé par son parent Dussault. Il éprouva les mêmes difficultés que ses devanciers au sujet du Cottimo, et faillit même perdre la vie dans une émeute, que les Juifs excitèrent à ce sujet.

Les Espagnols perdent Oran et Mers-el-Kébir
A partir du jour où les Espagnols, vaincus devant Mostaganem, avaient renoncé à assurer leur puissance dans l'intérieur du pays et s'étaient résignés à l'occupation restreinte, ils avaient joué le rôle d'assiégés perpétuels : Oran, Mers-el-Kébir, Ceuta et Melilla avaient été sans cesse investies par les Indigènes, les Marocains ou les beys de l'Ouest, dont la résidence était alors à Mazouna. Les malheureuses garnisons de ces places fortes ne vivaient guère que de ce qu'on leur envoyait d'Espagne, ressource trop souvent précaire, que venaient quelquefois augmenter les produits des razzias, et les marchés conclus avec les douars voisins des villes ; mais il ne fallait pas trop compter sur ces derniers, qui se voyaient souvent châtiés par leurs voisins pour avoir alimenté le Chrétien.
Depuis une vingtaine d'années, les attaques contre Oran avaient redoublé d'intensité et devenaient de plus en plus fréquentes ; en 1707, Bagdach dirigea dans l'Ouest une forte armée, qu'il mit sous les ordres de son beau-frère, Ouzoun Hassan. Depuis deux ans, le bey de l'Ouest, Bou Chelaghram, qui avait transporté à Mascara le siège de son pouvoir, cernait les possessions espagnoles et avait soumis les Beni-Amer ainsi que les autres tribus restées jusque-là à peu près fidèles aux Chrétiens. Les deux corps se réunirent, et, au commencement d'août, ouvrirent la tranchée devant le fort Saint-Philippe ; après quelques jours de canonnade, il fut emporté dans la matinée du 9 ; pendant la nuit, les Espagnols firent un retour vigoureux, le reprirent, le réparèrent et y tinrent jusqu'au 15 septembre. Les défenses de cet ouvrage étaient entièrement rasées par le canon, et la garnison en était réduite à dix-sept hommes. Au moment où les Turcs se précipitèrent sur les brèches ouvertes, le commandant mit le feu aux poudres. Un seul homme s'échappa et put rentrer dans Oran. Le fort Saint-Grégoire fut pris le 1er novembre, après avoir été défendu avec le même courage ; mais il n'en fut pas de même de celui de Santa Cruz, dans la reddition duquel la trahison paraît avoir joué un certain rôle. Enfin la ville, dont les remparts écroulés n'offraient plus d'abri, et dont l'artillerie était entièrement démontée, fut évacuée au commencement de janvier 1708 ; la garnison et les habitants se réfugièrent à Mers-el-Kébir, ne perdant que vingt-quatre hommes dans la retraite. Hassan transporta le siège devant cette petite place, l'investit étroitement et la réduisit bientôt à une terrible famine. Ne recevant pas de secours, en proie à la faim et à la soif, elle se rendit et ouvrit ses portes le 3 avril. Ouzoun Hassan rentra à Alger le 26 mai, ramenant plus de deux mille prisonniers, parmi lesquels près de deux cents officiers ou chevaliers de Malte. Cette victoire mit la joie dans Alger ; le consul anglais, pour faire sa cour aux Puissances(10), illumina trois nuits de suite : " cette basse flatterie, écrit un témoin, a déplu même aux musulmans. "
Le Dey envoya au Grand Seigneur les trois clefs d'or des portes d'Oran et demanda le caftan de pacha pour son beau-frère ; mais il ne put l'obtenir, et manifesta son dépit en refusant de recevoir le titulaire nommé par la Porte

Meurtre de Mohammed-Bagdach
Cependant, il se heurtait aux mêmes difficultés pécuniaires que ses devanciers, et ne pouvait plus suffire à la solde de la milice ; au commencement de 1710, le bey de Constantine s'enfuit avec ses trésors et les impôts recueillis en 1709 ; ce fut la perte de Bagdach ; le 22 mars, une émeute éclata et il fut assassiné, Ouzoun Hassan, qui s'était porté à son secours, eut le même sort.

Deli-Ibrahim - Sa mort
Leur meurtrier, Deli Ibrahim, se fit proclamer ; mais il ne jouit pas longtemps du fruit de son crime. Il était cruel et débauché ; pendant les cinq mois qu'il resta au pouvoir, il eut à réprimer trois conspirations ; enfin le 14 août, ayant voulu violer la femme d'un janissaire absent, celle-ci lui fit tirer deux coups de fusil par un esclave ; il fut blessé et s'enfuit à la Jenina, poursuivi par les cris de la femme, qui ameuta les Ioldachs ; il s'était barricadé dans une chambre, et cherchait à s'y défendre, en appelant à son secours ; c'est là qu'il fut tué, au moyen de grenades qu'on lui lança du haut des terrasses.

1. Cette défense des villes maritimes de la Provence et du Languedoc dura pendant presque tout le XVIIe siècle ; les Beaulieu, Vincheguerre, Valbelle, s'y distinguèrent tout particulièrement.
2. Lettre de René Lemaire. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 470.)
3. Lettres de Ph.-Jacques Durand. (Archives d. c. AA, art. 471.)
4. Mémoires de la Congrégation de la Mission, d. c. (t. II, p. 500).
5. Il faut bien dire que cette combinaison eut assuré la solde de la milice, ce qui était la grande préoccupation des Deys.
6. V. note 1, p. 265.
7. V. note 2, p. 265.
8. Tels sont les noms que donne la lettre envoyée à la Gazette de France, la rivière est incontestablement l'Oued Djidiouïa ; le lieu est très probablement Hassian Tizazin.
9. C'est toujours la conséquence de la politique imposée aux Deys par l'équilibre du budget ; la Course ne rapportant plus assez, il faut rançonner Tunis ou le Maroc, sous peine de ne plus pouvoir payer la solde, c'est-à-dire sous peine de mort.
10. V. chap. XVI, p. 288.

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Mis en ligne le 16 janvier 2012

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